Il y a des événements qui marquent les esprits de manière durable, et la censure du gouvernement de Michel Barnier jeudi dernier – la première depuis 1962 – est de ceux-là. Les observateurs les plus chevronnés s’interrogent encore sur les mécanismes politiques qui ont conduit à une telle issue, tandis que d’autres, plus cyniques, y voient la simple conséquence de querelles d’ego ou de stratégies partisanes court-termistes. Pourtant, il ne faut pas se méprendre : l’abcès de fixation qui a engendré ce séisme parlementaire n’est autre que le projet de financement de la Sécurité sociale, au cœur duquel s’entrecroisent des injonctions contradictoires. Plus de bénéfices pour les assurés, moins de recettes, une réduction du déremboursement de certains soins : ces éléments forment un cocktail explosif. Ils illustrent à merveille une difficulté croissante à faire perdurer, tels que nous les connaissons, ces systèmes de protection sociale à l’européenne, réputés pour leur universalité et leur générosité. Comment adapter un modèle pensé au XXe siècle, dans une Europe en pleine croissance démographique et économique, aux réalités du XXIe, marqué par le vieillissement, la robotisation et l’explosion des modèles de travail non-salariés ?
Brève histoire des systèmes de protection sociale : des lendemains de guerre aux Trente Glorieuses
Les systèmes de protection sociale européens – et singulièrement français – trouvent leurs racines dans l’immédiat après-guerre. En France, la mise en place de la Sécurité sociale en 1945 traduit cette aspiration à garantir à tous les citoyens un socle commun de protection face aux aléas de la vie : maladie, vieillesse, chômage. Le modèle repose sur une forte solidarité intergénérationnelle, rendue possible par une démographie favorable, avec un ratio travailleurs/retraités particulièrement haut. Selon l’INSEE, en 1950, on comptait ainsi environ 4 cotisants pour un retraité, contre moins de 1,7 de nos jours.
Ce socle s’est épanoui durant les Trente Glorieuses (1945-1975), un contexte marqué par une croissance économique inédite. Selon l’OCDE, entre 1950 et 1973, la France affichait une croissance moyenne d’environ 5% par an. Les rentrées fiscales étaient substantielles, le nombre d’actifs en forte hausse, et la structure de la population, encore jeune, permettait de financer sans difficulté des prestations sociales généreuses.
Ce système, fondé sur la redistribution, a atteint son apogée dans les années 1970, offrant une couverture maladie et retraite parmi les plus protectrices du monde, ainsi qu’une indemnisation du chômage sans équivalent dans nombre d’autres régions de la planète. L’idée directrice était simple : une société prospère et solidaire garantit à chacun un filet de sécurité en échange de contributions proportionnelles aux revenus, créant ainsi un cercle vertueux.
Or, ce modèle, adapté aux conditions démographiques et économiques d’après-guerre, était bâti sur un présupposé de croissance continue, d’emplois stables et d’une pyramide des âges relativement favorable. Le choc pétrolier de 1973, suivi de plusieurs décennies de croissance ralentie, a progressivement érodé les fondements de ce paradigme. Aujourd’hui, à l’heure où le vieillissement démographique s’accélère – Eurostat prédit qu’en 2050, près de 30% de la population de l’UE aura plus de 65 ans – les paramètres économiques et sociaux ont radicalement changé.
Le nœud gordien : vieillissement, transformations du travail et stagnation économique
Plusieurs évolutions majeures forment aujourd’hui un nœud gordien entravant la pérennité des systèmes de protection sociale européens. Le premier, et sans doute le plus évident, est le vieillissement de la population. En France, la part des plus de 65 ans est passée de 16,3% en 2000 à 20,1% en 2020, et devrait atteindre près de 28% d’ici 2050. Ce phénomène, largement partagé par les pays de l’Union européenne, exerce une pression considérable sur les retraites, la santé et les soins de longue durée, alors que la proportion d’actifs en mesure de financer ces prestations diminue.
Deuxième transformation majeure, l’évolution des modes de travail. La fin du salariat à vie, la montée en puissance des travailleurs indépendants, freelances, auto-entrepreneurs, « slashers » (cumulant plusieurs micro-activités) et autres acteurs de la gig economy, redessine le paysage professionnel. Selon Eurostat, la part de travailleurs indépendants dans l’UE-27 oscillait autour de 14% en 2010 et se maintient autour de 13-14% en 2020, mais cette apparente stabilité masque une transformation qualitative profonde : l’émergence de micro-entrepreneurs numériques, de plateformes telles qu’Uber ou Deliveroo, et la volatilité des statuts. En France, le nombre de micro-entrepreneurs est passé d’environ 700 000 en 2009 à plus de 2,1 millions en 2021. Cette mutation remet en cause le principe même sur lequel reposait la Sécurité sociale : un financement largement basé sur des cotisations salariales prélevées sur un emploi stable et à temps plein.
Le troisième élément est la baisse tendancielle de la croissance économique en Europe. Depuis les années 1980, l’UE peine à renouer avec des taux de croissance proches de ceux de l’après-guerre. L’OCDE souligne qu’entre 1995 et 2019, la zone euro a connu une croissance moyenne annuelle du PIB d’environ 1,5% à 2%, loin des performances des Trente Glorieuses. Avec une croissance faible, le gâteau fiscal se réduit, complexifiant d’autant plus le financement d’un système déjà éprouvé.
Face à ces contraintes, certains pays envisagent des pistes de financement alternatives, mais se heurtent à une forte résistance lorsqu’il s’agit d’introduire une part de privatisation ou de capitalisation. On comprend dès lors l’ampleur du défi : comment maintenir un haut niveau de protection sociale quand les ressources se tarissent et que les besoins explosent ?
Égalité versus équité : faut-il repenser l’universalité ?
Au-delà des problèmes de financement, se pose une question plus philosophique, voire idéologique : les systèmes de protection sociale doivent-ils être strictement universels et couvrants, sans conditions de ressources, y compris pour les classes aisées ? C’est une interrogation qui commence à émerger, et qui s’est déjà posée, à mots couverts, lors des récentes réformes de l’assurance chômage.
En France, l’assurance chômage est historiquement un droit quasi-universel, conçu dans un contexte de plein emploi et d’emplois salariés à durée indéterminée. Aujourd’hui, alors que la situation du marché du travail est plus précaire, la question se pose de savoir si des individus ayant un patrimoine élevé, ou une capacité de revenus par ailleurs, doivent bénéficier au même titre qu’un travailleur précaire, d’une indemnisation de chômage sans conditions de ressources. Alain Minc, essayiste et conseiller de plusieurs dirigeants français, s’est souvent interrogé sur la différence entre égalité et équité. Là où l’égalité brute consiste à offrir la même prestation à tous, l’équité implique de prendre en compte la situation réelle de chacun pour ajuster le niveau de protection. Cette tension dépasse le simple cadre de l’emploi et s’étend à la santé, à l’éducation et à l’ensemble des services publics.
La généralisation de la protection sociale a d’abord répondu à un idéal d’égalité formelle : chacun doit avoir accès à des soins médicaux de qualité, à une retraite décente, et à un filet de sécurité en cas de chômage. Mais dans un monde où le capital s’accumule de plus en plus dans certaines franges de la société, et où les inégalités patrimoniales explosent (en France, le patrimoine des 10% les plus riches représente plus de la moitié du patrimoine total), est-il juste que ceux qui ont déjà le plus profitent de la même manière d’un système fondé sur la solidarité ? Le débat est ouvert, et il est probable que dans un futur proche, l’introduction de conditionnalités de ressources ou une progressivité plus marquée dans l’accès aux prestations devienne un sujet central dans la refonte de nos systèmes.
Un modèle du XXe siècle face aux défis du XXIe : IA, révolution industrielle 4.0 et nouveaux paradigmes
Enfin, la question de l’adaptation de ces systèmes au XXIe siècle est cruciale. Les mutations technologiques s’accélèrent, et l’intelligence artificielle, la robotisation ou la digitalisation des process manufacturiers et de services transforment profondément le marché du travail. L’Europe ne fera pas exception. Cette volatilité croissante des emplois et des compétences remet en cause le principe d’un système de protection sociale basé sur la stabilité et la cotisation salariale.
De même, la transition écologique et énergétique, ainsi que la raréfaction de certains emplois industriels, imposent une redéfinition du contrat social. Le système actuel, pensé à une époque où la carrière à vie dans la même entreprise était la norme, peine à intégrer ces nouvelles réalités. Les périodes de formation, de transition, de reconversion, se multiplient, et exigent un système plus flexible, adapté aux carrières protéiformes et discontinues.
L’émergence d’un nouveau régime social, plus agile, pourrait impliquer un renversement des logiques traditionnelles, telles que l’introduction d’un revenu universel de base, expérimenté à petite échelle dans certains pays nordiques, comme la Finlande, ou encore une augmentation massive de la formation continue financée par l’État et les entreprises. Ces pistes restent toutefois controversées et difficiles à mettre en œuvre à grande échelle sans un consensus politique fort.
Refonder le compromis social européen ?
La censure du gouvernement Barnier et les tensions qu’elle révèle autour du financement de la Sécurité sociale ne sont pas seulement un épiphénomène politique. Elles sont le symptôme d’une crise plus profonde : celle de la soutenabilité des modèles de protection sociale européens dans un contexte totalement transformé par l’évolution démographique, le ralentissement de la croissance, les nouvelles formes d’emploi et la révolution numérique.
Loin d’être une fatalité, cette situation invite à repenser les fondements même de la protection sociale. Au-delà du débat technique sur le niveau de cotisations, la part de privatisation ou l’universalité des prestations, se pose la question du contrat social qui unit les citoyens. Faut-il maintenir l’égalité formelle, ou introduire davantage d’équité pour cibler les aides là où elles sont vraiment nécessaires ? Comment financer un système de plus en plus sollicité alors que le rapport entre actifs et inactifs se dégrade ? Peut-on imaginer des mécanismes qui accompagneraient la transition numérique et écologique, tels que la formation tout au long de la vie, ou un « capital temps » permettant d’alterner travail, reconversion et périodes de repos financées ?
Aucun modèle ne s’impose comme une panacée. Le chemin passera certainement par un mix subtil entre préservation de la solidarité, prise en compte des inégalités réelles, et intégration des nouvelles réalités économiques et sociales.
La censure du gouvernement Barnier pourrait, paradoxalement, avoir une vertu historique : forcer une prise de conscience sur l’impasse dans laquelle l’Europe se trouve et initier une refonte profonde, non plus seulement paramétrique ou comptable, mais philosophique et politique, de nos systèmes de protection sociale. En d’autres termes, il est temps de « changer de logiciel » pour offrir aux générations futures un modèle pérenne, juste et soutenable.
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