Les cabinets de conseil, autrefois auréolés d’un prestige quasi inattaquable, vivent aujourd’hui une période de turbulences. En France, l’image de ces firmes a été sérieusement écornée, notamment à la suite du documentaire « Cash Investigation » consacré au géant McKinsey en septembre 2024. Il a été révélé que ce cabinet, bien que bénéficiant d’une part substantielle de commandes publiques, ne payait pas d’impôts dans l’Hexagone, ce qui lui a occasionné un sévère contrôle fiscal. Le scandale a fait grand bruit, remettant en question non seulement la transparence des pratiques fiscales de ces mastodontes, mais aussi leur rôle dans les rouages décisionnels de l’État.
Cette crise de confiance envers les cabinets de conseil n’est toutefois pas nouvelle. Dès le milieu des années 1990, le « consultant-bashing » fait florès : on pointe du doigt ces jeunes diplômés, surpayés, qui, munis de PowerPoints léchés, redécouvrent parfois des évidences sous couvert de recommandations stratégiques révolutionnaires. Aujourd’hui, une vague de départs chez les grands cabinets secoue la profession, comme en témoignent régulièrement les rapports du site spécialisé Consultor.fr . Les raisons de cette exode sont multiples : perte de sens, quête d’indépendance, pressions croissantes pour des résultats mesurables… Et pourtant, malgré les scandales, malgré les critiques, l’industrie du conseil continue de croître, portée par une dynamique mondiale qui semble irrésistible.
La prospérité paradoxale d’une industrie critiquée
De fait, malgré une réputation parfois douteuse et les nombreux scandales qui émaillent régulièrement les médias, les cabinets de conseil n’ont cessé de prospérer ces dernières décennies. Selon les estimations, le marché mondial du consulting dépasse aujourd’hui les 300 milliards de dollars, avec une croissance annuelle moyenne de près de 5 % sur la dernière décennie. Les raisons de ce succès sont multiples. D’abord, la complexification des missions des États et des entreprises, notamment dans un contexte de mondialisation, d’innovation technologique rapide, et de régulations de plus en plus pointues. Face à ces défis, les organisations se tournent vers des experts externes pour apporter des solutions adaptées et spécialisées.
Ensuite, il y a ce besoin d’ « adouber » un projet ou un plan stratégique en y apposant le sceau d’un cabinet prestigieux. L’aura de certains noms, comme McKinsey, BCG ou Bain, sert souvent de gage de sérieux et d’expertise aux yeux des investisseurs, des actionnaires, ou même des électeurs. L’accès à des connaissances spécialisées et des benchmarks globaux reste une valeur ajoutée indéniable pour les organisations qui veulent rester compétitives dans un environnement en constante évolution.
Par ailleurs, les cabinets de conseil ont su élargir leurs compétences. Si, autrefois, leur champ d’action se limitait à la stratégie, ils sont désormais présents sur des secteurs variés : IT, finances, opérations, ressources humaines, etc. Cette diversification des compétences leur a permis d’adresser des enjeux de transformation digitale, de développement durable, ou de gestion de crise, des domaines qui exigent une expertise que beaucoup d’organisations ne peuvent pas toujours développer en interne.
L’essor du conseil indépendant : une transformation du marché
Mais derrière cette prospérité apparente des grands cabinets, un mouvement plus discret est en marche : celui des consultants indépendants. Avec la montée en puissance des plateformes de freelance et des réseaux de talents spécialisés, de plus en plus de consultants choisissent de voler de leurs propres ailes. Cette tendance s’est accentuée avec la pandémie de Covid-19, qui a profondément modifié le marché du travail et le rapport des cols blancs à leur carrière.
Selon une étude récente, le nombre de travailleurs indépendants dans les métiers du conseil a augmenté de 20 % entre 2020 et 2023, notamment en Europe et aux États-Unis. En France, plus de 30 000 consultants opèrent désormais en freelance, offrant leurs services directement aux entreprises ou via des plateformes spécialisées. Cette transformation du marché est motivée par plusieurs facteurs : une recherche d’équilibre entre vie professionnelle et personnelle, un besoin de flexibilité et d’autonomie, mais aussi la possibilité de travailler sur des projets plus en phase avec ses valeurs ou ses compétences spécifiques.
Des exemples concrets illustrent cette tendance. Aux États-Unis, des plateformes comme Upwork ou Toptal permettent à des consultants en stratégie ou en transformation digitale de trouver des missions internationales à haute valeur ajoutée, sans passer par un cabinet traditionnel. En Europe, le réseau Malt rassemble déjà plus de 500 000 freelances, dont une part significative dans les métiers du conseil. Cette individualisation du conseil pose la question de la valeur ajoutée des grands cabinets face à cette armée de talents autonomes, agiles et souvent moins coûteux.
Vers une nécessaire réinvention de l’industrie du conseil
Face à ces bouleversements, les grands cabinets n’ont d’autre choix que de se réinventer. Pour rester pertinents, ils doivent démontrer une véritable valeur ajoutée, au-delà des slides et des recommandations théoriques. Cette réinvention passe d’abord par un recentrage sur l’exécution et le suivi des projets, et non plus seulement sur la formulation de grandes stratégies. Certains cabinets ont d’ailleurs commencé à expérimenter des modèles de rémunération au succès, où une partie des honoraires est conditionnée aux résultats obtenus par leurs clients grâce aux recommandations formulées.
Par ailleurs, des cabinets comme Deloitte ou PwC investissent massivement dans des outils technologiques pour suivre en temps réel la mise en œuvre de leurs conseils, tout en formant leurs équipes à des compétences plus techniques, notamment en matière d’IT ou de data science. Cette évolution pourrait marquer un tournant pour une profession souvent critiquée pour sa déconnexion de la réalité opérationnelle.
Enfin, pour garantir leur avenir, les cabinets devront s’engager davantage sur des problématiques de durabilité, de diversité et d’inclusion, des sujets qui préoccupent de plus en plus leurs clients. Des acteurs comme Accenture ont déjà pris les devants en intégrant ces thèmes au cœur de leurs stratégies de conseil, mais il reste encore beaucoup à faire pour convaincre que le conseil peut être une force positive, et non un simple générateur de marges pour des services parfois jugés dispensables.
L’Etat peut-il reprendre la main sur les compétences stratégiques ?
À terme, la réinvention du secteur ne se fera pas sans une réflexion en profondeur de la part des organisations clientes, en particulier dans le secteur public. Ces dernières années, les administrations ont massivement externalisé des fonctions critiques, notamment en IT, faute de compétences internes adaptées. Or, à long terme, il est vital que les États reprennent le contrôle de ces compétences stratégiques pour éviter une dépendance excessive aux cabinets de conseil. La ré-internalisation de certaines missions, avec des équipes formées en interne, pourrait être une piste crédible, à condition d’investir massivement dans la formation et la modernisation des pratiques de management public.
Dans un monde où la complexité ne fera que croître, les cabinets de conseil ont encore un rôle clé à jouer. Mais ce rôle devra évoluer, sous peine de se voir relégué à la formulation de théories obsolètes. La route vers la réinvention est semée d’embûches, mais elle est aussi une formidable opportunité pour ce secteur de se transformer en profondeur et de démontrer qu’il peut, lui aussi, s’adapter aux enjeux de demain.
En conclusion, l’heure est venue pour les cabinets de conseil de sortir de leur tour d’ivoire et de démontrer qu’ils ne sont pas seulement de brillants stratèges, mais aussi des partenaires engagés et opérationnels. Quant au secteur public, il devra apprendre à jongler entre externalisation et développement interne de compétences pour naviguer sereinement dans la complexité croissante du monde moderne. Une tâche ardue, mais nécessaire, pour garantir sa souveraineté et sa résilience dans un monde où chaque décision stratégique peut avoir des répercussions globales.
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