Yann-Mael Larher, avocat spécialisé en droit du numérique, et Sara El Bekri, DG France de FRIDAY Assurance, s’intéressent à la numérisation des usages, dans le monde de l’assurance et ailleurs. Entre acculturation des consommateurs aux pratiques numériques et crainte d’une dégradation de la relation humaine, un éclairage nécessaire sur les nouvelles pratiques de consommation.
La numérisation des usages a été pensée comme un acquis depuis la crise sanitaire. Pourtant, un récent rapport du think tank Le Sens du service public voit le vecteur numérique comme une « formidable opportunité », mais qui risque de « (dégrader) la qualité de la relation humaine ». Quelle est votre lecture de cette conclusion ?
Yann-Mael Larher : La numérisation des usages offre en effet de nombreuses opportunités, notamment en termes d’efficacité, de rapidité et d’accessibilité. Elle peut simplifier de nombreuses tâches, améliorer l’accès aux services, et permettre une personnalisation accrue. Mais un service, qu’il soit numérique ou non, ne prenant pas en compte la relation humaine ne rend pas service à ses usagers. Avant, on allait dans les grands magasins, aujourd’hui on va sur Internet pour se renseigner en amont sur un produit, un service ou la qualité du SAV. L’expérience, le conseil et la qualité font toujours le succès des services qu’ils soient physiques ou en ligne. Surtout, il convient de préciser que le vecteur numérique, aussi puissant soit-il, ne doit pas entièrement se substituer au téléphone, via une approche tout chatbots par exemple. Ce n’est pas un hasard si Élisabeth Borne a annoncé le déploiement d’un “Plan Téléphone” dans les services publics, en parallèle de la numérisation croissante des démarches, signe que ce canal reste une approche privilégiée dans la relation client ou usager. Un service très digitalisé peut garantir une haute qualité de service, dans le cas où il adopte des alternatives au tout-numérique. C’est d’ailleurs aujourd’hui l’approche privilégiée de la plupart des services publics ou privés qui revendiquent une dématérialisation de tout ou partie de leur parcours client, mais qui maintiennent un guichet humain ou un contact téléphonique.
Nous sommes profondément convaincus qu’il faut combiner le digital et l’humain et qu’il ne faut pas opposer les deux aspects. Pour réussir sur le marché français de l’assurance, le contact humain est primordial. Sara El Bekri
Sara El Bekri : Nous le constatons tous les jours : 30 % des flux d’appels que l’on reçoit sont des clients qui, avant d’appuyer sur le bouton pour souscrire à un produit, veulent se renseigner. Dans le cas des sinistres, presque 100 % des déclarations se font par téléphone à un moment ou un autre du processus, malgré l’existence d’un parcoursen ligne. Le recours à un assureur pendant un sinistre s’inscrit parfois dans un contexte émotionnel très fort, c’est pour cela que le maintien d’un contact humain nous permet de saisir, par exemple, la détresse d’un assuré et d’adopter notre comportement en conséquence, en proposant si nécessaire un accompagnement psychologique.
D’un point de vue général, comment le numérique a-t-il contribué à modifier en profondeur les relations sociales dans l’écosystème des services aux particuliers et aux entreprises ?
Yann-Mael Larher : La notion d’immédiateté et d’information client est centrale. Avant, les achats étaient contraints par les horaires d’ouverture des magasins et leur proximité. Jusqu’à il y a peu, personne n’envisageait de faire ses courses le dimanche. Maintenant, sur Internet, on peut faire ses courses tous les jours, 24 heures sur 24. Le numérique a aussi rendu plus facile l’accès à une multitude d’informations pertinentes. Les particuliers et les entreprises peuvent désormais trouver rapidement des informations sur les services, les prix, etc. Cela a accru la transparence et la capacité à prendre des décisions éclairées, mais aussi la pression concurrentielle avec quasiment 100 % des jeunes aujourd’hui connectés et, comme le démontrent toutes les études d’opinion, une appétence toujours croissante des jeunes pour le commerce en ligne.
Les entreprises utilisent de plus en plus les données numériques pour personnaliser leurs services. Cela signifie que les clients reçoivent des offres et des recommandations spécifiques à leurs besoins, ce qui améliore l’expérience client et renforce les relations.
De l’autre côté, le numérique a aussi profondément modifié l’écosystème concurrentiel sur une gamme de produits et de services, poussant des commerces qui en sont traditionnellement éloignés à se positionner sur les outils numériques. La vraie inquiétude est, à mon sens, pour les grandes galeries commerciales impersonnelles qui ne peuvent offrir les services de proximité, de lien humain ou de connaissances interpersonnelles, qu’assurent les petits commerces, qui bénéficient toujours de l’effet “vie de quartier”. Nous constatons ce phénomène avec les difficultés des très grandes surfaces, bousculées par la livraison à domicile.
Dans les assurances par exemple, la numérisation est souvent présentée comme un outil permettant aux professionnels de la filière de bénéficier d’un avantage comparatif, notamment en termes de coût, par rapport aux acteurs traditionnels. Ne craignez-vous pas que ces nouveaux acteurs laissent de côté tout un pan de la population en délicatesse avec le numérique, comme les plus âgés ou les plus précaires, sans accès à internet à domicile ?
Yann-Mael Larher : Il est tout à fait légitime de s’interroger sur les conséquences potentielles de la numérisation, mais comme souvent les choses ne sont pas si tranchées. Sans accompagnement, les personnes âgées, les plus précaires et celles sans accès à Internet à domicile peuvent être exclues des services numériques. En revanche, avec un accompagnement adéquat, les personnes âgées sont les premiers bénéficiaires d’une politique publique numérique. Il offrirait de nombreuses opportunités aux seniors pour améliorer leur qualité de vie, rester connectés et autonomes. L’État a un rôle essentiel à jouer en facilitant l’accès aux technologies numériques, en proposant des programmes de formation et en veillant à ce que ces opportunités soient accessibles à tous. Mais c’est aussi aux entreprises de faire en sorte de proposer, comme déjà évoqué, des alternatives à l’approche tout-numérique pour prendre en compte les pans de la population qui en sont traditionnellement éloignés.
Sara El Bekri : Nous avons reçu le prix de la meilleure assurance habitation pour les jeunes seniors (palmarès effectué par Selectra, NDLR). Nous avons donc la capacité de toucher ces publics. Précisément parce que nous maintenons une composante multicanale. La multiplicité des canaux de contact, avec une équipe joignable de 9h à 19h et un service d’urgence disponible 24h/24 et 7j/7 -pour les problématiques de serrurerie par exemple- limitent les risques d’angles morts sur le marché. L’approche multicanale est en effet une réponse fiable aux manques d’acculturation de certains publics au numérique.
L’assurtech a connu une année 2021 pour le moins exceptionnelle puis un ralentissement en 2022. Quelles sont vos perspectives de 2023 dans un contexte de retournement du marché de la tech’ ?
Sara El Bekri : Le grand nombre d’explosions dans le secteur est la conséquence de choix réalisés sur la croissance seule. Les indicateurs ont aujourd’hui changé : nous parlons désormais de rentabilité et de profit. Côté FRIDAY, ce choix a été fait dès le début avec notre actionnaire majoritaire, le Groupe Bâloise, qui a misé sur une croissance du temps long, mais profitable et avec une optique de rentabilité. Dans les années à venir, le secteur devrait s’adapter au nouveau contexte et adopter cette vision. Nous nous attendons, pour ces raisons-là, à un grand mouvement de consolidation d’acteurs.
Yann-Mael Larher : Les perspectives pour le marché de la tech’ sont influencées par de nombreux facteurs, y compris les conditions économiques, la réglementation, les avancées technologiques et les comportements des consommateurs. Tous les indicateurs se sont dégradés, mais il reste toujours un grand besoin de numérique. Aujourd’hui, les entreprises innovantes doivent non seulement démontrer la valeur ajoutée de leurs offres, mais aussi capter un large public pour attirer des capitaux et surtout, démontrer des indicateurs solides auprès des investisseurs et une réelle efficacité opérationnelle. Ce nouveau prisme va entraîner des échecs dans l’écosystème, mais va surtout consolider l’ensemble de la tech’ autour de groupes solides, rentables et à la croissance saine. Il ne suffit plus de dématérialiser un service pour parler d’innovation.
Vous avez, Sara El Bekri, lancé récemment une assurance scolaire incluant une couverture en cas de harcèlement dans les établissements. Est-ce pour vous un positionnement naturel ou avez-vous le sentiment de sortir un peu des missions traditionnelles des assureurs ?
Sara El Bekri : Nous veillons à construire des produits d’assurance que nous voudrions pour nous-mêmes et nos familles. Dans le cas de l’assurance habitation et de la responsabilité civile, nous nous sommes engagés à faire en sorte qu’ils aient les prix les plus justes et les garanties les plus larges. C’est dans cette optique qu’a été pensée l’assurance harcèlement scolaire. Ce phénomène peut en effet coûter 500 euros par mois aux parents concernés en frais psychologiques ou encore de nutritionniste, selon les données de l’Association HUGO et concerne un enfant sur 6. Le sujet s’est imposé naturellement et permet de couvrir les frais psychologiques ou encore de l’aide aux devoirs. En tant qu’assureurs, nous savons mobiliser un écosystème et accompagner dans les moments hautement émotionnels, deux compétences mobilisables dans le cadre du harcèlement scolaire. Nous travaillons avec un réseau de psychologues partenaires, mais aussi avec les praticiens habituels de nos assurés, quand ils existent.
Quelle doit être l’approche juridique de ce phénomène ?
Yann-Mael Larher : En France, les chiffres révèlent que 800 000 à un million d’élèves seraient victimes de harcèlement. Malheureusement, le harcèlement dans les établissements n’est pas un phénomène nouveau, mais il trouve aujourd’hui de nouveaux modes opératoires. Avec l’essor des médias sociaux et des plateformes en ligne, le harcèlement se poursuit insidieusement en dehors des établissements. Il peut avoir des conséquences graves sur la santé mentale et le bien-être des élèves. Il peut entraîner la dépression, l’anxiété, l’absentéisme scolaire et, dans les cas les plus graves, le suicide.
En cas de violences scolaires, la victime ou ses parents peuvent d’abord prévenir la direction de l’établissement, mais ils peuvent aussi saisir directement la justice. Les sanctions varient selon l’âge de la victime et de l’auteur des faits. En revanche, il n’est pas possible de porter plainte contre les parents des auteurs, mais ils pourront avoir à verser une indemnisation aux parents de la victime. En cas de faute du personnel éducatif, les parents de la victime peuvent demander une indemnisation, par exemple, si les enseignants étaient au courant des faits, mais qu’ils n’ont pris aucune sanction contre les auteurs. La présence d’un avocat n’est pas obligatoire, mais souvent recommandée tant les procédures sont parfois complexes et longues. Tous ces facteurs entraînent des coûts, parfois importants et difficilement assumables pour les ménages. Dans ce contexte, ce type d’assurance peut avoir un intérêt.
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