Entre discours apocalyptiques pour certains et déclarations nuancées pour d’autres, l’impact des nouvelles technologies sur notre état psychologique alimente une littérature très vaste. Pour le Pr Robert Lustig, pédiatre et neuroendocrinologue américain, auteur du best-seller « The Hacking of the American Mind » (Le piratage de l’esprit des Américains), il est urgent de faire le lien entre « état dépressif » et « dépendance aux réseaux sociaux, jeux vidéos et écrans ». Pour Forbes, le célèbre scientifique, très critique de la Silicon Valley et du matraquage marketing des marques, expose les dangers d’une révolution technologique ayant confondu « quête du plaisir avec bonheur ». Lumière crue sur une « épidémie silencieuse » qui commence à trouver écho jusqu’aux arcanes onusiennes.
Une récente expérience menée auprès de quatre familles aux Etats-Unis a ouvert de nombreux débats en Amérique et à l’étranger : ainsi, des enfants étaient autorisés à garder leurs écrans à table lors de la préparation du dîner pendant que leurs parents, complices de l’expérience, chamboulaient complètement la décoration intérieure pour provoquer une réaction de leurs progénitures. Le père de famille a même été remplacé par un autre participant et « d’autres frères et sœurs » fictifs sont venus s’attabler aux côtés des enfants… sans susciter le moindre effet. A aucun moment ils n’ont remarqué ces bouleversements dans leur univers. Il a fallu prétexter une panne électrique mettant à l’arrêt leurs tablettes pour qu’ils découvrent ce qu’il s’était passé autour d’eux. Ce genre d’expérience jette une lumière crue sur la « lobotomisation des jeunes cerveaux » : faut-il « éduquer » les parents au même titre que les enfants ?
La technologie active les noyaux accumbens, ou « centre de récompense », tout en inactivant le cortex préfrontal, ou « centre des fonctions exécutives », ce qui entraîne une distraction et une réduction du processus décisionnel rationnel. En clair, l’enfant ne peut pas « penser ». Autrefois, les enfants jouaient et se mettaient « en mode pause » par intermittence, cet état était propice à favoriser l’ennui. Si vous ne vous ennuyez jamais, votre cortex préfrontal ne peut pas se développer et vous ne pouvez pas contrôler vos pensées. La technologie est un outil et, en soi, ce n’est ni bon ni mauvais. Les outils peuvent être utilisés pour le bien (par exemple, les réacteurs nucléaires à visée énergétique) ou le mauvais (bombes nucléaires). Le problème est que de nombreuses entreprises technologiques prospèrent à la faveur de leurs produits et services sciemment conçus pour détourner l’attention et cultiver la distraction continue. La conséquence étant d’impacter sérieusement les deux zones du cerveau évoquées plus haut. La vigilance est de mise pour les parents qui doivent en prendre conscience.
Les tablettes, jeux vidéo et consoles ont remplacé les traditionnels jeux de sociétés et autre jouets en bois au pied des sapins, une tendance qui n’a pas l’air de s’essouffler malgré les « mises en garde » de certains neuroscientifiques, pédopsychiatres et professionnels évoluant dans l’enseignement, lesquels parlent de « dépendance » et de difficultés avérées à entrer dans les apprentissages. Que vous inspire ce phénomène ?
Les parents pensent que la technologie est inoffensive et utilisent donc l’iPad comme « baby-sitter portable ». S’ils avaient conscience des effets nuisibles sur le cerveau de leurs enfants – peut-être d’ailleurs de manière permanente –, les parents réfléchiraient à deux fois ! Maintenant qu’Apple a ajouté «Screen Time» (gestion du temps) à l’application iPhone, les parents ont la possibilité de surveiller, réguler l’usage des appareils. Il faut savoir que le cortex préfrontal des enfants est la partie la plus vulnérable du cerveau. C’est la dernière partie à se développer et elle est plus facilement endommagée car elle est non myélinisée (gaine grasse recouvrant et protégeant les neurones, ndlr). La dopamine, le neurotransmetteur « de plaisir » du centre de récompense, est une « excitotoxine » et peut endommager le cortex préfrontal. À l’extrême, le résultat de l’augmentation de la dopamine et de la réduction de la fonction corticale préfrontal est la dépendance. Compte tenu de l’augmentation de la dépendance chez les adolescents, les parents doivent comprendre que la technologie, via la dopamine, peut être le stimulant de dépendance auquel les enfants, même à partir de 1 an, ont accès.
Dans sa classification internationale des maladies, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) qualifie de pathologie l’addiction aux jeux vidéo (Gaming Disorder) ; les cliniques accueillant un public accroc aux écrans et jeux vidéo foisonnent dans le monde. Peut-on objectivement parler « d’épidémie silencieuse » comme voudraient nous interpeller certains experts ?
Selon mes observations, c’est un problème global, mondial, duquel l’OMS commence à prendre la mesure. Chez les hommes, les jeux vidéo entraînent la dépendance, tandis que chez les femmes, les réseaux sociaux conduisent à la dépression. En Corée du Sud, les troubles du jeu vidéo ont entraîné plusieurs décès en raison de la privation de sommeil à long terme. Ne vous y trompez pas, c’est de la dépendance, et dans certains cas cela est mortel !
L’industrie du jeu vidéo représente près de 4 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel selon le dernier décompte de l’ERA (Entertainment Retailers Association), soit autant que le business du cinéma et de la musique réunis. Considérez-vous que ce « nouvel ordre mondial » dans l’industrie du divertissement est problématique ?
Les enfants n’ont jamais connu de monde sans Internet et ne savent pas comment apprendre ou étudier sans Internet. Pire encore, les enfants doivent désormais utiliser des appareils à l’école pour faire leurs devoirs et utiliser les réseaux sociaux pour organiser des événements et des clubs à l’école. Le génie est sorti de la bouteille et constitue un danger particulier pour les générations Y et Z. C’est à mon sens un problème pour tout le monde.
Dans votre ouvrage « The Hacking of the American mind » (Le piratage du cerveau américain), vous soutenez qu’il y a un lien entre dépendance et nouvelles technologies favorisant la hausse des états dépressifs chez vos compatriotes. Selon vos observations, les gens confondent « plaisir et bonheur » : le plaisir est un phénomène de récompense basé sur l’immédiateté. Ainsi, la recherche excessive de plaisirs conduit à un état de dépendance et de dépression, l’exact opposé du bonheur. « La drogue » des adultes serait de compulser quotidiennement et frénétiquement les réseaux sociaux et les moteurs de recherche sur Internet. Quelles sont vos préconisations pour sortir de cette spirale et de ses effets malsains ?
Vous ne pouvez pas résoudre un problème si vous ne l’avez pas nommé. Au même titre que vous ne pouvez pas le résoudre en abordant les symptômes, car il vous faut traiter la cause. Dans mon livre, je soutiens que Las Vegas, Wall Street, Madison Avenue à New York ou la Silicon Valley ont confondu les concepts de « plaisir » et de « bonheur » afin de vendre et exporter le « bonheur » aux gens, ce qui rétrospectivement a eu l’effet inverse ! Il est nécessaire de contrôler la dopamine, d’augmenter la sérotonine (le neurotransmetteur de contentement) et de sauver le cortex préfrontal des dommages. Il y a quatre façons dont l’efficacité clinique est prouvée ; d’ailleurs elles s’inspirent des enseignements transmis par nos mères. En anglais, ce sont les « 4 C » :
1) Connecter – et cela ne signifie pas de le faire sur Facebook, mais plutôt de cultiver les expériences avec la famille et les amis, de s’enrichir à travers des conversations ou par la pratique d’une religion.
2) Contribuer – une notion qui ne renvoie pas à l’argent, il s’agit là d’altruisme : comment, à son échelle, faire du monde un endroit meilleur par des actions concrètes comme le bénévolat.
3) Conscience – c’est l’hygiène de vie par le sommeil qui agit comme une digue contre la dépression.
4) Cuire – l’hygiène de vie par l’alimentation : manger plus sain en privilégiant les aliments non transformés.
Pour conclure, j’écris que ces quatre éléments intrinsèquement liés manquent à nos sociétés d’aujourd’hui. La technologie exacerbe leur délaissement.
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