Avec sa fougue juvénile et toujours rebelle, Tim Berners-Lee, l’inventeur du web, a dressé un bilan très sévère de l’état de la toile à l’occasion de l’événement Enterprise World d’OpenText à Toronto début juillet, devant les journalistes.
La fulgurance de sa pensée est restée intacte, même si l’expression s’est assagie. Chaque mot est pesé. Sir Tim Berners-Lee, né à Londres en 1955 de parents mathématiciens, fait autorité depuis que, modestement, le 12 mars 1989, il a jeté les bases du Word Wide Web. Il a 35 ans, informaticien au CERN, et lance l’idée d’interconnecter des bases de données entre ordinateurs grâce à des liens hypertextes. Il marie habilement le protocole HTTP (port 80…), le langage HTML et divers navigateurs. C’est le top départ d’un succès planétaire : une architecture de réseaux locaux, non hiérarchique, décentralisée, indépendante et gratuite ! En 2018, scandalisé par l’exploitation de données personnelles de Facebook via Cambridge Analytica, il crée Inrupt, sorte de coffre-fort protégeant les données et lance la campagne #ForTheWeb sur la base d’un « contrat mondial pour le web », initiative soutenue par la France.
Les plates-formes de médias sociaux telles que Facebook sont-elles bien conçues ?
TIM BERNERS-LEE : Oui, mais, après quelques années, on voit qu’un réseau social permet aux gens de rester en contact avec leur famille, etc., mais il exacerbe aussi une polarisation très forte des contenus. Les réseaux sociaux doivent se remettre en question et corriger cela. Il faut aussi s’inquiéter que des entreprises, des gouvernements et d’autres institutions utilisent internet de manière malveillante, insidieuse pour diviser l’humanité et créer la discorde. L’affaire Cambridge Analytica a montré qu’il est difficile d’empêcher les organisations à but lucratif de gagner de l’argent avec les données qu’elles peuvent collecter. Les acteurs du web et des réseaux sociaux ont ici leurs responsabilités. Il est vraiment important qu’ils corrigent cela. Internet a commencé comme une utopie, mais maintenant, il semble que cela devient le contraire : nous y voyons un avenir toujours plus dystopique.
Que penser des fake news ?
T.B.L. : Les médias sociaux et les fake news conduisent à des égarements et au déclin de l’espace en ligne tel que nous l’avons connu. Or, le web est plus grand que vous et moi ; nous devons l’analyser, le suivre et nous assurer qu’il se développe correctement. Les fake news et les clickbaits (ndlr : pièges à clics), récompensés par des paiements de Google Ads, constituent un problème croissant. Car les gens sont plus susceptibles de cliquer sur quelque chose qui n’est peut-être pas la vérité, étant prêts, peut-être, à réviser leur vision du monde. On a vu un groupe de jeunes Macédoniens créer des clickbaits pour se faire de l’argent lors de l’élection présidentielle américaine de 2016. Cela relève de l’incitation au mensonge, impliquant des enfants.
Qu’est-ce qui a changé fondamentalement ?
T.B.L. : Depuis la création du web, nous n’avons pas seulement perdu la valeur de son contenu ; nous en avons perdu l’esprit ; nous devons le retrouver. Certes, le web n’est pas parfait, mais il faut l’utiliser de manière positive. Alors soyez créatifs, soyez constructifs. Construisez des communautés qui respectent les droits des citoyens et leur dignité. Ne soyez pas nasty (méchants), c’est aussi simple que cela. Il est facile de se concentrer sur tout ce qui pourrait aller de travers ; mais ne le faisons pas.
Et que faire en pratique ?
T.B.L. : C’est compliqué de résoudre ces problèmes d’escroquerie ou de violation de la vie privée ou de discours de haine sur internet. Car vous ne pouvez pas simplement demander à Facebook de remédier à la situation, ni simplement demander au gouvernement ou à la FCC (ndlr : l’autorité fédérale américaine de la communication) d’intervenir. Et vous ne vous attendez pas à ce que les gens se comportent subitement de manière raisonnable. Pourtant, un réseau social doit essayer de développer ce qui fait ressortir le meilleur de l’humanité, au lieu d’amplifier le plus mauvais. La méchanceté, la misogynie et les discours de haine se côtoient sur le web, menaçant la liberté d’expression et la possibilité de dire ce que nous aimons, en respectant les gens.
Quelle influence peuvent avoir les internautes ?
T.B.L. : Les internautes doivent se battre pour préserver l’avenir du web lorsqu’il est menacé. Ils doivent dénoncer l’utilisation abusive des données privées, ils doivent ressortir leurs pancartes du placard et descendre dans la rue. Les gouvernements et les acteurs de ce secteur vont se réunir et tenter de mettre au point des règles avec certaines technologies. Mais de temps en temps, ils font des faux pas et vont dans la mauvaise direction – contre la neutralité du net, par exemple, ou en introduisant des discriminations ou en sanctionnant des accusations ou dénonciations. Or, au final, les citoyens sont les seuls à qui gouvernements et entreprises doivent rendre des comptes.
Quelles sont les dérives les plus perceptibles ?
T.B.L. : Si vous voulez des indices sur le Zeitgeist (ndlr : l’état d’esprit actuel), regardez Black Mirror, la série TV qui caricature les dysfonctionnements de l’humanité liés aux médias sociaux et aux effets négatifs de la technologie sur notre vie quotidienne. C’est pourquoi nous devons travailler à ce que Black Mirror n’existe plus. Nous devons changer les choses, créer des scénarios « White Mirror » en contribuant à construire du positif, en mettant notre énergie à rassembler les gens et en nous référant au potentiel personnel que nous avions lorsque nous étions blogueurs.
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