Astrophysicien au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) de Saclay, enseignant à Sciences Po Paris-Le Havre et Rennes-Caen et à Université Paris-Cité, Roland Lehoucq est aussi président du Festival international de science-fiction Les Utopiales et chef d’une rubrique scientifique dans la revue de science-fiction Bifrost depuis plus de 25 ans. Mais ce n’est pas tout : le scientifique a également publié plusieurs ouvrages dont « Dune – Enquête scientifique et culturelle sur une planète-univers ». Rencontré à l’occasion de l’USI (Unexpected Sources of Inspiration) du 24 juin dernier, ce dernier nous explique comment la science-fiction s’avère cruciale dans notre compréhension de la souveraineté technologique.
Forbes : Quel est l’intérêt de faire un parallèle avec Dune, un monde fictif, pour mieux expliquer notre monde ?
Roland Lehoucq : Je me sers de l’imaginaire de Dune pour enseigner à SciencesPo Rennes car c’est une approche fictive de la science qui peut nous permettre de mieux penser le monde de demain. Le genre littéraire de la science-fiction aborde avec précision des thèmes contemporains comme l’écologie et la souveraineté.
Dune est un livre-univers très riche, varié et surtout cohérent et documenté. Il me fait penser au récit du géant Micromégas de la planète Sirius raconté par Voltaire. Le point de vue de Frank Herbert est décalé et la Terre y devient un futur très lointain (près de 20 000 ans après notre ère). L’auteur questionne notre rapport à la technique et ne la considère pas comme une garantie assurée de progrès humain.
Plus de 10 000 ans avant les faits racontés dans Dune, il est évoqué l’époque du Jihad butlérien qui a consisté à combattre la suprématie des « machines pensantes » qui ont asservi l’Humanité. Autrement dit, des intelligences artificielles qui ont ensuite été simplement proscrites.
À noter par ailleurs que le terme « butlérien » fait référence à Samuel Butler, auteur d’un romain utopique célèbre publié en 1872. L’ouvrage est baptisé « Erewhon » – Nowhere à l’envers – et il décrit un monde où la technique a été complètement bannie. L’auteur extrapole la théorie de Darwin en expliquant que les minéraux ont donné naissance aux plantes, puis aux animaux et aux humains et enfin aux machines.
Le techno-solutionnisme est souvent poussé à l’excès dans la science-fiction et contribue parfois à l’asservissement de l’humain. Je pense par exemple au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley mais aussi au sous-genre Cyberpunk qui est plutôt répandu depuis les années 1980. Mais on oublie aussi que la science-fiction peut aborder le retrait de la technique sans la faire disparaître non plus : dans Dune, toutes les tâches d’analyse de données sont réalisées par des humains experts, les mentats, qui agissent en tant que conseillers auprès des dirigeants des Maisons de l’Imperium.
Quelles leçons la French Tech pourrait tirer de Dune selon vous ?
R. L. : La start-up nation pourrait apprendre que l’innovation n’est pas une fin en soi et choisir de rétropédaler ou retirer certains objets techniques est aussi une voie crédible, motrice de l’innovation. Dans Dune, la technique est également très utilitariste : je pense par exemple aux Fremen qui ont inventé un habit, le distille, qui permet de recycler presque intégralement leur eau corporelle.
La science-fiction peut aussi nous mener vers de fausses pistes… Je pense notamment à l’idée d’une singularité technologique qui marquerait le vrai dépassement cognitif des machines sur les hommes. Cette hypothèse ne semble pas réaliste d’après plusieurs experts et scientifiques mais elle fait partie de l’imaginaire populaire.
R. L. : Oui, c’est vrai. La science-fiction participe à la formation de nos représentations collectives du monde technique. Terminator ou I, Robot mettent par exemple en scène des machines qui prennent le pouvoir par la force et laissent penser que nos IA actuelles peuvent faire de même. Mais en pratique on ne sait pas vraiment le faire et ce type de scénario ne se produira probablement jamais.
La bonne approche est d’avoir conscience que ces événements n’auront pas réellement lieu de cette manière mais ils restent suffisamment plausibles que cela soulève des questions sociales et politiques. C’est le cas notamment de l’excellente série Black Mirror.
La science-fiction n’est qu’une expérience de pensée et c’est surtout la question posée sous-jacente qui est intéressante (et si ?). C’est un processus de distanciation cognitive qui permet de mieux se projeter. Même Albert Einstein en son temps s’adonnait aussi à ce type d’exercice : à 16 ans, il se demandait ce qu’il percevrait s’il chevauchait un rayon de lumière.
Comment la science-fiction peut-elle aider plus particulièrement des jeunes futurs politiques ou économistes ?
R. L. : La culture scientifique et technique est en effet plus superficielle à SciencesPo qu’en école d’ingénieurs par exemple. Mais ce qui reste intéressant, ce sont les conséquences politiques, sociales et économiques qui découlent des évolutions techniques abordées dans la science-fiction. Cela permet à mes étudiants de réaliser à quel point les évolutions techniques sont importantes et modèlent la manière dont évoluent les sociétés humaines.
Les sciences explicitent les contraintes de notre monde, des lois physiques non discutables. Il faut impérativement tenir compte de ces contraintes immuables pour mieux organiser la vie politique, sociale et économique de demain. Par exemple, un étudiant ne pourra devenir économiste s’il ne prend pas en compte le rapport entre matière et énergie ou encore toutes les limites physiques et naturelles de notre monde.
Si on fume trop et qu’un risque de cancer se présente, on arrête. C’est simple mais ce n’est jamais ce raisonnement qui prime à une échelle plus globale. De la même manière, on connait tous la satiété alimentaire mais pas financière. Il serait peut-être temps d’appliquer cette satiété dans notre système d’accumulation des richesses. La science-fiction peut ici contribuer à modifier nos imaginaires et nous défaire de celui qui prône l’extraction, la production et la consommation de ressources à outrance. Elle permet aussi de prendre conscience que l’humanité est une force tellurique qui modifie la planète à l’échelle globale comme le ferait une éruption volcanique ou un tsunami.
Qu’apprend-on en matière de souveraineté grâce à la science-fiction ?
R. L. : La science-fiction nous rappelle que la souveraineté n’est pas uniquement juridique mais aussi technique. Elle nous apprend aussi que notre indépendance ne passe pas uniquement par la recherche de techniques supérieures mais aussi de celles dont on a réellement besoin. Tout comme les Fremens dans Dune qui développent leurs propres technologies pour assurer leur autonomie.
En Europe aujourd’hui par exemple, plutôt que de se lancer dans la course à la production de voitures électriques, il serait peut-être plus judicieux d’imaginer nos propres moyens de locomotion plutôt que se rendre dépendants à la Chine. Accélérer la construction de gigafactories ne pourra occulter le besoin de se sourcer en lithium autre part alors que se passer de voitures ne serait-il pas aussi efficace ?
Que définissez-vous comme « right tech » ?
R. L. : Ce n’est pas la meilleure technologie existante mais celle dont on a réellement besoin. La technologie au bon endroit, au bon moment et qui répond à une question pertinente. Nous avons besoin de plus d’ateliers, de débats et d’ouverture d’esprit pour oser se poser les questions différemment. Que cela soit dans le monde de l’entreprise, politique, financier… la science-fiction peut nous permettre de sortir des sentiers battus et de dépasser nos biais cognitifs pour changer de point de vue.
La dystopie semble plus simple à imaginer que l’utopie, surtout en matière de technologie… Et pourtant, le grand public – en particulier les plus jeunes – a grandement besoin d’un futur souhaitable, vous ne pensez pas ?
R. L. : Oui et j’irai même plus loin : les précédentes générations ont fait partie du problème climatique et nous avons besoin d’une transformation sociale et intergénérationnelle. Il ne s’agit pas de jeter la pierre aux plus vieux mais bien d’essayer de les embarquer dans cet effort.
S’agissant des utopies, il est clair que les histoires de bisounours se vendent moins bien. Les dystopies servent de vigie mais peuvent aussi être une source de démotivation. Par contre, il existe plusieurs mouvances littéraires qui gagneraient à être plus connues : je pense au « hopepunk » ou au « solarpunk », plus optimistes que le « cyberpunk ». On peut citer aussi les autrices Ketty Steward et Becky Chambers qui proposent une science-fiction différente et non simplement basée sur les catastrophes.
Je peux aussi faire référence à Alain Damasio avec son dernier ouvrage « Les Furtifs » ou encore l’autrice américaine Ursula K. Le Guin qui a théorisé le concept de fiction-panier, en opposition à la fiction-flèche. Autrement dit, cette dernière explique que les récits que l’on continue de narrer aujourd’hui sont très anciens et ressemblent aux peintures rupestres montrant des scènes de chasse, des hommes tuant du gros gibier grâce à leurs arcs, pour se nourrir. Ce qu’Ursula rappelle c’est que le panier aussi est une innovation majeure car sans lui toutes les ressources découlant de la cueillette n’auraient pas pu être récoltées. En clair, les récits fondés sur les paniers semblent moins exaltant, moins riches de bruits et de fureur, mais ils sont tout aussi performatifs. Nous avons besoin de plus de récits-paniers.
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