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Roland-Garros 2017 : Le Tennis N’a Pas Encore Apprivoisé Le Big Data

N’importe quel match de tennis peut aujourd’hui être traduit en une série impressionnante de données grâce à un simple flux vidéo. Le potentiel de ces chiffres est immense. Tellement immense que les joueurs et entraîneurs ne savent pas comment s’y prendre.

« 52% de première balle au premier set et 76% au deuxième. Tu m’étonnes, qu’il soit revenu dans le match. » Si vous n’avez pas formulé vous-même ce type de commentaire, vous avez probablement entendu votre voisin de canapé le faire à la fin d’un set, devant la télé en train de regarder Roland-Garros. C’est le fameux moment où toutes les statistiques s’affichent à l’écran pour éclairer le jeu d’une lumière experte. Ces incrustations vous donnent l’impression que la technologie permet désormais de disséquer un match de tennis avec un niveau de précision inouï. C’est exact, mais vous êtes encore loin de la vérité.

Les quatre opérateurs qui fournissent de la « data » (ou « donnée ») dans le monde du tennis font tous, aujourd’hui, la même fabuleuse promesse à un sport qui s’est joué au feeling pendant 140 ans d’histoire. En résumé : rien ne peut plus leur échapper si un terrain est équipé de leur système de production de données. « Notre caméra et notre algorithme identifient les joueurs, la balle, les lignes du terrain, les trajectoires de la balle, les rebonds, la vitesse, les types de frappe et les déplacements des joueurs, annonce Emmanuel Witvoet, co-fondateur de la start-up française Mojjo, créée en 2014. Les seules choses que nous ne mesurons pas, c’est ce qui se passe dans la raquette, comme les RPM (nombre de tours de la balle par minute, qui permet de mesurer l’effet) et les zones de frappe. »

La précision des pros pour les amateurs

L’Israélien Playsight, le Finlandais Zenniz et HawkEye, qui appartient à Sony group, ont chacun leur spécificité technologique mais un objectif unique : soustraire au mystère le comportement de chaque balle. Trois des quatre entreprises ont basé leur technologie sur la captation vidéo. Zenniz, fondé en 2012, et dont l’ex-joueur Jarko Nieminen est actionnaire, a misé sur des capteurs acoustiques insérés dans le sol. « Notre précision est la même que celle d’un match professionnel, affirme Vesa Maani, actionnaire principal. Les balles sont annoncées bonnes ou fautes en temps réel, sans login ni mot de passe, avec des animations très fluides. » La start-up finlandaise (six salariés) peut aussi aider les entraîneurs dans la mise en place d’exercices de précision.

Ces dispositifs placent les chiffres technico-tactiques les plus subtils à la portée de tous. Que l’unique caméra de Mojjo enregistre votre partie du dimanche avec votre cousin non classé ou un choc Nadal-Federer, le potentiel de l’outil est le même. Le marché du tennis pro et de l’info des médias a été conquis par HawkEye. Connu pour la précision de son arbitrage en images de synthèse, un court avec « l’oeil du faucon » coûte 35.000 dollars la semaine. Le reste du tennis mondial est ouvert à la concurrence, qu’il s’agisse de joueurs de haut niveau pour leur préparation, de leurs entraîneurs, des fédérations, des académies, mais aussi des clubs et de leurs joueurs du dimanche. Playsight, qui a besoin de cinq caméras, revendique 600 courts équipés dans le monde, dont dix au centre fédéral américain de Lake Nona en Floride. Mojjo a déployé son système sur trente terrains en Europe. Zenniz équipe un terrain sur dix en Finlande et s’est déjà implanté dans toute l’Europe du Nord.

Exemple d’écran utilisateur fourni par l’opérateur Zenniz.

« La donnée est sous-utilisée »

Malgré l’effet « wahou » presque automatique que procure l’outil à ses utilisateurs, la data tennistique reste un marché tout jeune. Le co-fondateur de Playsight, Evgeni Khazanov, s’est lancé en 2010 grâce à une levée de fonds de 5 millions d’euros après un double étonnement. Le premier : l’entraîneur de sa fille n’était pas capable de rendre ses conseils objectifs avec des stats. Le second : dans un article du MIT sur le développement de la data dans le sport, le tennis était classé avant-dernier…

Le retard technique a été comblé mais le milieu ne s’est pas encore approprié l’outil. Tous les champions actuels, même les plus jeunes, ont grandi avec du coaching traditionnel dont ils se satisfont globalement. « J’ai une conception assez empirique du sport et je crois que les statistiques ne donnent qu’une partie de l’information, un match ne se résume pas à ça, affirme Toni Nadal, oncle et entraîneur de Rafael Nadal, à Tennis Magazine. Untel a manqué son coup droit un certain nombre de fois ? Mais peut-être que cela est arrivé parce que tu as fait un mauvais revers avant ? On ne doit pas donner trop d’importance aux chiffres et toujours compléter avec une vision humaine du jeu : la position des jambes, le visage et ses émotions… »

Les entraîneurs pro qui maîtrisent réellement l’usage de la donnée se comptent encore sur les doigts d’une main. Le Français Patrick Mouratoglou (Serena Williams) et le Néerlandais Jan De Witt (Gaël Monfils, Gilles Simon) font partie de ceux-là. Ils ont pour point commun d’avoir compilé leurs propres données à la main en début de carrière. Leur savoir-faire en la matière date de cette époque carnet et stylo. « La donnée est actuellement sous-utilisée, témoigne Emmanuel Witvoet. La donnée brute n’est pas très engageante en tant que telle. Notre enjeu va consister à créer des services pour quantifier la progression d’un joueur de tennis, dresser des profils de joueurs et amener une couche de conseil. » « Nous voulons aider à développer la nouvelle génération des joueurs à émerger » indique Assaf Arbel, vice-président chargé des ventes à Playsight. « La catégorie la plus intéressante pour nous, confirme Emmanuel Witvoet, ce sont les jeunes joueurs qui commencent le tennis et qui vont pouvoir voir leurs stats évoluer dans le temps. »

L’algorithme de Mojjo comprend (quasiment) tout ce qui se passe sur le court.

« 100.000 courts digitalisés d’ici dix ans »

L’installation constitue un investissement important pour une structure comme le club, avec un retour difficile à quantifier. Playsight, qui annonce quarante salariés et trois bureaux aux Etats-Unis, facture 25.000 dollars par court pour trois ans d’utilisation dans sa formule standard. Mojjo distingue l’installation (2250 euros par court) de la licence d’utilisation (4000 euros par an et par court). Zenniz facture 2749 euros pour un court couvert et 2999 euros pour un terrain extérieur, puis 99 euros mensuels. « Le potentiel du marché de la data en tennis est énorme, nous prévoyons que 100.000 courts seront digitalisés à travers le monde d’ici dix ans » annonce Vesa Maani. « Nous recevons tous les jours des demandes pour des solutions mêlant données et vidéo » affirme Assad Arbel.

C’est le grand paradoxe de ces entreprises qui ont créé leur business sur une offre d’expertise technique : le pouvoir d’attraction du flux vidéo de leurs caméras est supérieur à celui de la base de données que ces caméras rendent possibles. L’intelligence des caméras de Playsight et Mojjo permet aussi à l’utilisateur d’extraire les vidéos de son choix. Ses plus beaux points, ses aces, ses coups droits ratés, ses balles de break ou encore tout son match expurgé des temps faibles, la variété est infinie. « Dans un club, il y a finalement très peu de vrais compétiteurs, quelque chose comme 10%, constate Emmanuel Witvoet. Donc la majorité des utilisateurs seront des joueurs de loisir, que la solution va faire rêver. Et parmi les 10% de compétiteurs, combien ont un usage digital avancé ? Un président de club ou d’académie n’achète pas un système pour quelques joueurs. Il le fera pour rendre service à tous ses licenciés et animer une communauté. »

Lui-même, alors employé en agence digitale, se souvient du jour où Mojjo est devenu une idée fixe. « Je jouais au tennis contre mes frères. Avec mon jeu risqué, je me souvenais de mes trois beaux points mais j’étais énervé de mon nombre de fautes directes. Mais combien en avais-je fait ? Je ne comprenais pas qu’on ne puisse pas analyser la vidéo d’un match de tennis et identifier les joueurs, la balle et les lignes. Je suis ingénieur de formation. On s’est lancé avec deux amis. » Après une levée de fonds de 300.000 euros en 2015 puis une aide de la BPI de 250.000 euros en 2016, Mojjo espère lever 1 million d’euros début 2018. Créer les outils de partage et d’analyse de données indispensables à la démocratisation des usages est à ce prix.

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