Inquiets de leur réputation numérique – et de la revente de leurs données – les internautes pratiqueraient de plus en plus une forme d’autocensure. Ce nouveau concept est qualifié de « social cooling » ou « refroidissement social » par le chercheur hollandais Tijman Shep. Il pourrait conduire à une société uniformisée, allergique à la prise de risques.
« Comme le pétrole conduit au réchauffement climatique, les data conduisent au refroidissement numérique. » Bienvenu sur le site socialcooling.com, et dans une nouvelle époque, celle du « refroidissement numérique ». « Si vous avez le sentiment d’être épié, poursuit la présentation, vous changez de comportement. Le Big Data amplifie cet effet. » Ainsi, se sentant scruté, l’internaute modifierait son attitude sur Internet et les réseaux sociaux. Conceptualisée par Tijman Shep, critique hollandais des nouvelles technologies et « privacy designer », cette théorie a été repérée sur Reddit par Xavier De La Porte, qui en parlait dans sa chronique matinale du 23 juin sur France Culture. Le phénomène fonctionne en trois temps : la récolte des données par des « data-brockers », la prise de conscience par l’internaute que ses données peuvent se retourner contre lui, enfin, l’autocensure.
Économie de la réputation
Dans un premier temps, à chaque fois qu’un internaute effectue une recherche, envoie un message, rédige un commentaire, ou « like » un post, ses données sont collectées, analysées et deviennent des marchandises pour les « data-brokers », comme le rappelle Xavier De La Porte. « Les data-brockers utilisent des algorithmes pour observer des schémas dans la société », indique Tijman Shep. Le chercheur fourni une liste d’éléments susceptibles d’être perçus au travers des données : si la personne projette d’avoir un enfant, si ses parents ont divorcé avant ses 21 ans, ou encore sa « vraie » orientation sexuelle – celle qui n’aurait même pas été dévoilée aux proches. Et ainsi de suite. Des données parfois intimes qui ne sont que rarement présentées comme tel sur les réseaux, mais qui transparaissent dans les petits cailloux semés par chacun d’entre nous sur le net.
Les internautes, explique Tijman Shep, réalisent peu à peu que ces données participent à leur « réputation numérique » et pourraient donc leur porter préjudice, par exemple dans la recherche d’un nouvel emploi ou la signature d’un contrat d’assurance. Depuis les révélations d’Edward Snowden une prise de conscience généralisée opère lentement dans la société. En 2013, l’ancien consultant de la NSA dévoilait – avec l’aide de plusieurs médias et journalistes dont Glenn Greenwald et Laura Poitras – des documents confidentiels de la NSA relatifs à la captation de métadonnées et d’appels téléphoniques aux Etats-Unis et en Grande Bretagne. C’est un système globalisé de surveillance de masse qui est alors mis à jour.
Dans un troisième temps, les internautes décident de changer leur comportement, ce qui a « des bons et des mauvais côtés », de l’avis même de Tijman Shep. « Le social cooling décrit les effets négatifs à long terme de vivre dans un économie de la réputation ». Selon lui, cet effet négatif conduit tout d’abord à une « culture de la conformité ». « Avez-vous déjà hésité à cliquer sur un lien, de peur que cela soit mal vu ? », interroge-t-il. Autre exemple, la crainte qu’une « mauvaise » photo soit diffusée sur les réseaux sociaux, ce qui aurait pour effet d’ôter toute spontanéité dans les rapports humains. Enfin, le fait d’être constamment noté conduirait les internautes à prendre moins de risque « in real life ». La série Black Mirror racontait dans sa saison 3 une société où chaque individu est noté – et peut noter – en permanence. Un exemple extrême, dont notre société n’est pas si éloignée. Avec des dérives, comme l’exemple donné par Tijman Shep d’un médecin qui refuserait de prendre en charge un patient dont les chances de survie seraient trop faibles. Ce qui risquerait de lui faire perdre des points. Et le chercheur conclu : « allons-nous mieux nous comporter, mais être moins humains ? »
Le droit à l’oubli
Quand certains voient dans la data le nouvel or, Tijman Shep y voit le nouveau « pétrole », poursuivant sa comparaison avec le réchauffement climatique. Selon le chercheur, la data pollue lentement, de manière invisible, notre vie sociale. Mais les effets pourront bientôt être dévastateurs. La solution ? Un droit à l’erreur. Tijman Shep poursuit : « quand les algorithmes jugent chaque chose que nous faisons, nous avons besoin de protéger notre droit à faire des erreurs. » C’est ici l’idée du droit à l’oubli. Depuis 2016, Google doit appliquer le droit à l’oubli sur Internet en Europe. Il s’agit d’un déréférencement des résultats présents sur les moteurs de recherche de certains éléments, et ceci à la demande de l’internaute.
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