Combien de scandales et de victimes supplémentaires faudra-t-il pour réformer les réseaux sociaux ? De toute évidence, cela importe peu. Rien ne changera, à moins d’agir sur deux plans : l’argent et l’incrimination. Comme l’a si bien rappelé Scott Galloway, pour que les choses évoluent, il faut exposer publiquement les coupables : « Rien ne vaut le spectre des solutions pénales ». Mais alors, pourquoi rien n’a été fait dans ce sens ? Les avancées législatives dans ce domaine ne sont-elles qu’un simple mirage ? Si l’on veut endiguer l’impunité sur les réseaux sociaux, il est nécessaire d’appliquer des sanctions pécuniaires et pénales aux contrevenants en cas de mauvaise conduite sur les réseaux sociaux.
Les récentes avancées législatives pour régler le problème des réseaux sociaux sont pertinentes. Certaines d’entre elles contribueront même, dans une certaine mesure, à réduire l’impact des réseaux sociaux sur les systèmes sociaux, économiques et politiques de nombreux pays. Pour autant, ces avancées ne sont pas suffisantes. En effet, d’autres scandales verront encore le jour, de nouvelles preuves de transgressions seront découvertes, et cela pour deux raisons majeures : l’argent et le pouvoir.
Pourquoi est-ce si difficile de réformer les réseaux sociaux ? Trois problèmes se dressent en travers de la route : l’argent, le pouvoir et l’absence d’incrimination. Tout négociateur chevronné le sait, il faut étudier les motivations et les intérêts de chaque acteur. Dans le cas présent, les gagnants sont évidemment les milliardaires et les multimillionnaires qui profitent directement et personnellement des plateformes de réseaux sociaux qu’ils vendent. Le nombre d’individus profitant de cette situation est colossal : les employés, les actionnaires, les investisseurs, les annonceurs, les vendeurs, etc. Les réseaux sociaux sont un mastodonte financier, ils génèrent leurs propres profits. Ainsi, l’on peut aisément imaginer que les actionnaires seraient défavorables à un contrôle législatif si cela devait faire chuter la valeur de leur portefeuille d’actions.
Ensuite, il suffit de regarder la quantité d’argent politique qui circule sur les réseaux sociaux : contributions politiques à des candidats, dons à des comités d’action politique (PAC), lobbyistes, publicités, etc. Là encore, un réel contrôle législatif avec des sanctions pécuniaires n’est pas le bienvenu.
Le pouvoir est l’autre facette de l’argent, surtout aux États-Unis (et partout ailleurs également) où l’argent est synonyme de pouvoir et vice versa. Les réseaux sociaux et les acteurs évoluant dans ce secteur ne sont pas épargnés par cet amer constat. Les intérêts particuliers influent sur le comportement des réseaux sociaux. Les médias, les entreprises et les politiciens ont un intérêt évident à contrôler ce que la population voit, entend et achète. Une multitude de recherches prouvent qu’une grande partie du contenu qui apparaît sur les réseaux sociaux est faux et trompeur (dans le meilleur des cas), mais ces recherches montrent également que les intérêts sociaux et politiques sont à l’origine d’une grande partie de ces mensonges, de cette désinformation, de cette mésinformation et du pire que les réseaux sociaux ont à offrir.
Comment régler le problème ?
Bien évidemment, il faudrait une nouvelle législation sur la protection de la vie privée limitant la manière dont les données sociales peuvent être collectées et exploitées, imposant la mise en place d’avertissements en temps réel sur l’exactitude des données et des informations, protégeant la transparence algorithmique et requalifiant les plateformes de réseaux sociaux en entreprises de médias. L’on pourrait même prendre des mesures pour démanteler tout le secteur, bien qu’il soit peu probable que cela se produise. Dans une ou deux décennies, toutes ces mesures pourraient avoir un impact réel (il a fallu plusieurs dizaines d’années pour réglementer l’industrie du tabac). Ainsi, une réglementation législative serait donc utile, à condition qu’elle soit élaborée avec perspicacité, qu’elle prévoit de réelles sanctions et qu’elle soit appliquée avec assiduité. Il faut savoir être patient et avancer pas à pas, peu importe le temps que cela prendra.
Toutefois, le véritable effet de levier ne viendra que des sanctions pécuniaires et pénales réelles infligées aux contrevenants en cas de mauvaise conduite sur les réseaux sociaux.
Quelles sanctions pécuniaires ?
L’un des véritables problèmes est l’argent qui circule sur les plateformes et dans les entreprises de réseaux sociaux. Ce même constat est malheureusement présent dans beaucoup de secteurs. Par exemple, pourquoi existe-t-il une oligarchie technologique aux États-Unis ? Pourquoi les soins de santé outre-Atlantique sont-ils les plus chers du monde occidental, avec des résultats parmi les plus mauvais ? Pourquoi la médecine coûte-t-elle plus cher aux États-Unis ? Et pourquoi d’horribles crimes financiers restent-ils impunis ? Les connaissances sur le fonctionnement des réseaux sociaux n’ont jamais été aussi grandes et le constat est simple : oui, l’argent prime sur tout, même sur la sécurité et la santé des plus jeunes. Pour autant, à quel point cette découverte est-elle nouvelle ? Ne s’applique-t-elle pas à d’autres secteurs, comme celui des opiacés ?
La question est désormais de savoir dans quelle mesure il est possible d’infliger des sanctions pécuniaires aux « mauvaises » entreprises. Pour tenter d’avoir un début de réponse, voici une liste de certaines amendes infligées à Facebook jusqu’en 2019 (il faut évidemment garder à l’esprit que ces sanctions sont plus ou moins insignifiantes pour une entreprise qui a gagné plus de 69 milliards de dollars en 2019).
- Facebook a accepté de payer la somme de 5 millions de dollars pour régler cinq procès intentés par des organisations de défense des trois civils et des syndicats.
- L’autorité turque de protection des données a infligé à Facebook une amende de 270 000 dollars pour avoir mis trop de temps à corriger un bug logiciel qui a exposé des photos non publiques appartenant à 6,8 millions d’utilisateurs.
- L’autorité italienne de surveillance de la protection des données a infligé une amende de 1,1 million de dollars à Facebook.
- Les régulateurs allemands ont infligé à Facebook une amende de 2,3 millions de dollars pour avoir sous-déclaré le nombre de plaintes d’utilisateurs victimes de discours haineux sur la plateforme.
- Facebook a accepté de régler la somme de 5 milliards de dollars dans le cadre d’une enquête de la Federal Trade Commission (FTC, Commission fédérale américaine du commerce, NDLR) à la suite du scandale Cambridge Analytica en 2018.
- La Securities and Exchange Commission (Organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers, NDLR) a également infligé une amende de 100 millions de dollars à Facebook. L’entreprise était accusée d’avoir publié des déclarations trompeuses en rapport avec le scandale Cambridge Analytica.
- La Turquie a exigé que Facebook règle la somme de 280 000 dollars pour ne pas avoir empêché une violation de données ayant exposé les informations personnelles de 280 959 utilisateurs turcs.
- Un groupe d’agences de publicité a annoncé que Facebook avait accepté de payer la somme de 40 millions de dollars pour régler un procès dans lequel l’entreprise était accusée d’avoir gonflé ses mesures d’audience, réduisant les décisions d’achat de temps publicitaire sur la plateforme.
En tout, Facebook s’est vu infliger une amende globale de 5 152 853 047 dollars, soit 7 % des 69 milliards de bénéfices de l’entreprise en 2019.
Quelles ont été les conséquences pour Facebook ? Quasiment aucune, puisque le nombre d’utilisateurs des différentes plateformes du groupe (Facebook, Instagram et WhatsApp) n’a cessé d’augmenter.
Une responsabilité personnelle ?
Dans le cadre d’une transaction en 2019 et pour protéger Mark Zuckerberg de toute responsabilité personnelle dans une affaire de violation massive de la vie privée, Facebook a versé 4,9 milliards de dollars supplémentaires par rapport à l’amende initiale infligée par la FTC.
Ainsi, Mark Zuckerberg, Sheryl Sandberg et d’autres administrateurs du groupe ont accepté de verser cette somme supplémentaire à la FTC pour éviter que le PDG du groupe ne soit expressément mis en cause dans la plainte de la FTC, et donc que sa responsabilité personnelle ne soit engagée.
Si les dirigeants des réseaux sociaux étaient tenus personnellement responsables des transgressions sur leurs plateformes, les comportements changeraient immédiatement.
Quelle incrimination ?
Si les dirigeants des réseaux sociaux étaient tenus pénalement responsables, alors le comportement sur ces plateformes changerait du jour au lendemain. Comme le rappelle Scott Galloway, « si certains des hauts cadres de ces entreprises qui ont sciemment menti devant le Congrès américain… revêtaient une tenue orange de prisonnier », cela ferait une différence. Il a évidemment raison, mais est-ce que cela risque de se produire ? Non, car aux États-Unis (et dans d’autres pays), il existe une différence entre les sanctions infligées aux criminels financiers et aux oligarchies technologiques, et les sanctions infligées aux « autres » criminels. Cependant, que se passerait-il si la responsabilité pénale des dirigeants des réseaux sociaux était effectivement engagée ?
En résumé
Si les législateurs ne s’attaquent pas aux véritables moteurs du changement, la situation actuelle restera telle quelle. Bannir des réseaux sociaux les entreprises, les politiciens, les lobbyistes et les PAC qui mentent (sans parler des faux influenceurs et des gouvernements étrangers) serait utile, si cette mesure est appliquée de manière cohérente. Rendre les dirigeants des réseaux sociaux personnellement responsables des transgressions serait également d’une grande utilité. Infliger des peines de prison aux dirigeants dans des cas de transgressions extrêmes (comme mentir sciemment devant le Congrès des États-Unis) serait encore plus utile. Il faut suivre l’argent, le pouvoir et les acteurs pour voir qui a le plus à perdre dans cette histoire, et c’est là qu’il faudra toucher, c’est là qu’il faudra mettre en place un plan législatif pour définitivement réformer les réseaux sociaux.
Article traduit de Forbes US – Auteur : Steve Andriole
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