Elue co-présidente de France Digitale, l’association des entrepreneurs du numérique, Rachel Delacour compte bien peser dans le débat public pour faire passer « les politiques des déclarations d’amour aux preuves d’amour ». De la formation au numérique, par le levier du Baccalauréat, au financement des start-up en passant par la création d’un Campus, où les élus et leaders d’opinion seront invités à s’immerger dans l’univers des start-up, afin « d’acculturer nos élites au numérique », la feuille de route est ambitieuse.
Quels sont les chantiers prioritaires pour France Digitale en 2018 ?
Nous avons formulé dix propositions choc aux candidats lors de la présidentielle en mars 2017 avec d’autres associations du numérique. En 2018, nous allons donc nous attacher à ce que les politiques passent des déclarations d’amour aux preuves d’amour : sur les sujets de financements et d’accès à l’épargne longue, sur les sujets du recrutement de nos talents et de la formation au numérique via un Bac N (pour numérique, ndlr). Nous allons aussi renforcer notre présence en Europe : France Digitale assumera son statut de première association de start-up sur notre continent. La communauté européenne des start-up est aujourd’hui muette face aux conséquences du Brexit, nous devons lui donner une voix. Il n’y aura pas de construction d’un marché unique du digital en Europe si les start-up n’apportent pas leur pierre à l’édifice.
Nous lançons aussi cette année le FD Campus, un programme annuel de formation au numérique à destination des élus et des administrations, afin de renforcer les relations et les échanges entre les start-up et les pouvoirs publics français, qui nous aidera aussi pour mener nos combats européens. Mais la révolution numérique est un mouvement perpétuel, et il faut donc pouvoir réfléchir autour de nouveaux sujets, comme celui des cryptomonnaies, des ICO et de l’Intelligence Artificielle. Nous avons hier annoncé officiellement – à l’occasion de la Nuit de l’IA – l’hébergement de l’initiative « France Is AI » pour pouvoir porter ces sujets au niveau européen.
L’ambition du président Emmanuel Macron est de faire de la France une « start-up nation » : 2017 a vu l’inauguration du plus grand écosystème entrepreneurial du monde, Station F ; début 2018, l’Hexagone s’est illustré au CES de Las Vegas en étant le premier contingent européen et la troisième représentation d’entrepreneurs après les Etats-Unis et la Chine. Comment optimiser cette dynamique selon vous ?
Cette dynamique est le fruit d’une volonté de créer un environnement plus favorable pour les start-up, un environnement conscient de leur potentiel, mais celle-ci est encore trop orientée “amorçage” et ce n’est pas suffisant. L’ambition est de faire émerger des champions français du numérique à l’échelle internationale, il est très important d’optimiser l’accès aux financements sur le long terme, l’accès aux talents et surtout l’accès au marché européen.
Celui-ci doit nous permettre de tester nos produits et services technologiques à grande échelle, pour une conquête plus rapide de l’international. Cette dynamique est clé ! Pourtant, la voix des entrepreneurs du digital est extrêmement peu écoutée auprès de ceux qui créent le cadre législatif européen sur des sujets aussi importants que le Digital Single Market.
Notre pays rayonne pour sa vitalité en matière de recherche, d’innovations et pour la qualité de son enseignement supérieur ; néanmoins nous sommes confrontés au départ de nombreuses pépites qui ont émergé chez nous (rachat, délocalisation, fusion…), comment endiguer le phénomène ?
Attention, ces scenarii de rachats, de fusions permettent aussi de faire monter de jeunes équipes en compétences. Notre écosystème a besoin de ces rachats pour essaimer les talents et faire circuler les capitaux. Ce n’est donc pas contradictoire avec le fait de créer des champions. Parmi nos plus gros freins, nous avons le problème d’un passage à l’échelle – quasi impossible – sur un continent trop fragmenté là où une start-up américaine va s’épanouir et prouver son modèle sur un marché domestique unifié de centaines de millions de consommateurs, et ainsi être à l’épreuve d’une expansion internationale plus sereine.
Nos start-up du numérique sont, pour la grande majorité, internationales dès leur création grâce à internet. L’Europe toute entière leur est accessible mais les règles non unifiées posent très rapidement problème. Par exemple, les différentes portabilités des données d’un pays de l’Union à l’autre impliquent des développements additionnels chers en ressources pour une start-up, qui ne sont pas au cœur de sa proposition de valeur. La jeune pousse pourra préférer d’abord servir ses clients américains qui n’ont pas ces problématiques et qui se focalisent sur le produit. Mécaniquement le porte-feuille clients devient toujours un peu plus américain, et l’entrepreneur pourra être tenté d’installer son siège aux Etats-Unis pour profiter pleinement d’un marché plus ouvert pour prouver son modèle, avant d’avoir pu l’éprouver sur son propre continent.
Que pensez-vous de la dotation gouvernementale de 10 milliards d’euros pour soutenir l’innovation à travers le fonds d’innovation de rupture ? Quels sont les chantiers prioritaires selon vous ?
Aux côtés du co-président de France Digitale, Jean David Chamboredon, nous considérons que l’annonce est spectaculaire, sans pour autant se révéler aussi ambitieuse que cela. Les 10 milliards d’euros provenant de titres cotés détenus par l’Etat devraient selon le Trésor rapporter 200 à 300 millions d’euros par an. La capacité de financement de l’innovation serait donc annuellement augmentée de cette somme, bien modeste, si on la compare aux 5,5 milliards de Crédit Impôt Recherche (utilisé massivement par les grands groupes) et aux 2,2 milliards investis en France par le capital-risque français et international.
Les conclusions sur la réforme du bac ont été présentées fin janvier. Parmi les pistes évoquées : la suppression des filières L, ES et S, l’introduction du contrôle continu ou encore le renforcement de l’instruction numérique. Pour autant, la création du Bac N (numérique), que vous appelez de vos vœux, ne figure pas à l’agenda. Comment entendez-vous peser dans le débat pour faire évoluer les pouvoirs publics sur ce dossier ?
Notre proposition pour un Bac N permet avant tout d’ouvrir le débat sur l’enseignement du numérique dans les filières générales. Si les filières L, ES, S sont supprimées, il nous faut surtout réussir à obtenir la création d’une majeure numérique. Renforcer l’instruction du numérique, tel que présenté dans le rapport Mathiot, ressemble à un saupoudrage de numérique, un petit peu mais pas trop ! Notre système éducatif peine à créer des talents du numérique, encore trop réservés aux écoles d’ingénieurs, suite à un bac scientifique. Or, certains métiers du numérique n’ont pas besoin d’un niveau Bac+5. Amenons plutôt le numérique dans le cursus de nos jeunes : ¼ des moins de 25 ans sont au chômage alors que les start-up (et même les grands groupes qui se digitalisent) peinent à recruter ces profils.
Cette pénurie de talents régulièrement pointée par les acteurs de la tech impacte particulièrement les femmes. De quelle manière pourrait-on féminiser davantage cet univers sur-investi par les hommes ?
Amener plutôt le numérique dans le cursus des jeunes permettra mécaniquement d’avoir plus de jeunes femmes intéressées par ces nouvelles humanités, par la programmation, par l’enseignement des grandes ruptures technologiques, et permettra in fine de corriger les ratios d’aujourd’hui tels que les 10% de femmes fondatrices de start-up du numérique en France. Les initiatives comme l’Ecole 42, Simplon montrent une plus forte féminisation des effectifs. Le numérique est inclusif, pourvu qu’on l’enseigne au bon moment.
Les pouvoirs publics et l’opinion sont de plus en plus sensibles à l’impact des acteurs du numérique sur les libertés individuelles (droit à l’oubli, déconnexion, RGPD, etc.). Les mesures engagées sont-elles pertinentes ou contre-productives ?
Nous avons la chance d’avoir des instances qui réfléchissent au monde de demain, à la liberté des citoyens et je suis très fière d’être européenne pour ces raisons. Cependant, il y a une méconnaissance forte des technologies sous-jacentes et ce qui est en projet de vote pour tenter de contrer un géant numérique international et omnipotent. Ce qui a pour effet d’englober aujourd’hui la petite start-up locale innovante. J’étais récemment au Parlement Européen, où j’ai pu prendre conscience de l’incompréhension des grandes innovations par beaucoup de parlementaires : mélange des notions de données personnelles, non-personnelles, incompréhension des besoins d’analyses de large volumes de data pour une intelligence artificielle européenne conquérante.
Malgré de très bonnes volontés, notre innovation européenne pourrait être tuée dans l’oeuf. Nos dirigeants nationaux et européens doivent faire la part des choses et voter “Future-Proof”, à l’épreuve du futur. On peut construire une Europe de valeurs, innovante et forte économiquement. L’innovation d’aujourd’hui, c’est nos emplois de demain !
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