Des fusions-acquisitions comme pratique de l’auto-disruption… Alors que le feuilleton du rachat de Suez projeté par Veolia bat son plein, on peut se demander pourquoi cette initiative provoque tant de réactions. Et, plus rationnellement, quel est son sens ?
L’opportunisme, ou la longue histoire entre les deux groupes, ne donnent pas vraiment un sens rationnel à ce projet. La stratégie, somme toute très « classique », qui consiste à racheter son concurrent pour grossir plus vite, devenir le leader mondial et écraser la concurrence, est souvent présentée comme LA justification.
Vraiment ?
Aucun des deux groupes n’est dans une perspective de croissance forte, et cette acquisition, si elle se faisait, se traduirait certes par un accroissement soudain du chiffre d’affaire l’année de sa réalisation, mais la nouvelle entreprise retomberait dès l’année suivante sur les mêmes perspectives de croissance et de rentabilité que lorsqu’ils étaient séparés. Pas très réjouissant, d’autant qu’à tous les deux, ils représenteraient moins de 5% du marché mondial selon Xavier Regnard, analyste chez Bryan, Garnier & Co, et spécialiste de ce secteur. Enfin, s’agissant d’entreprises de service très intensives en personnel, il y a peu à espérer en gain de productivité. N’espérons pas non plus de disruption de la part du nouvel ensemble, qui saura faire, un peu mieux certes, toujours la même chose.
Cette histoire manque en fait singulièrement de sang neuf, technologique surtout. Nous sentirions nous mieux à la lecture d’une autre actualité d’un poids lourd français ? Renault Nissan (10,16 millions de voitures vendues en 2019) annonce en effet un accord avec Uber (3 millions de chauffeurs et 91 millions d’utilisateurs) pour « électrifier la flotte » de ce dernier. Le centenaire né en 1898 rajeunirait-il grâce à cet accord avec le jeune adolescent né en 2009 ? Pas si sûr.
Avec 5 courses par jour et par chauffeur en moyenne, ce sont autant de particuliers qui, lassés des obstacles infinis dressés devant l’usage de la voiture particulière en ville, se tournent vers une offre de mobilité confortable et relativement abordable (le coût de possession d’une voiture, de 450€ mensuels, est à comparer à une course en VTC payée entre 10€ et 20€ en ville…). Et si le particulier laisse sa voiture garée 96% du temps en moyenne, le chauffeur Uber fait beaucoup rouler la sienne. En d’autres termes, les VTC mutualisent l’usage des voitures et en conséquence en réduisent le nombre. Avec cet accord, l’alliance Renault Nissan Mitsubishi accélère donc la fuite de ses clients et réduit le potentiel de son marché. Sans pour autant faire une campagne d’image : qui se souvient en effet de la marque du dernier VTC qu’il a emprunté ? Vis à vis de son ancien (?) client automobiliste, l’Alliance passe ainsi de fournisseur de rang 1 (il lui vendait des voitures) à fournisseur de rang 2 (il fournit des voitures au fournisseur de mobilité qui vend un service audit client).
Que faire alors, dans un monde de plus en plus innovant ?
Toyota a choisi l’année dernière d’investir 1 milliard de dollars dans Uber : rapprochement capitalistique et technologique cohérent pour surfer le cas échéant sur la vague des nouvelles mobilités. Ces nouvelles mobilités vont désintermédier les constructeurs qui n’auront pas évolué: ces derniers risquent de perdre le contact avec leur client, avant de devenir des commodités sur un marché en décroissance. Toyota se ménage à l’inverse une entrée dans le monde d’après.
C’est une réponse au risque de disruption, par une acquisition choisie pour son potentiel d’accélération du changement – en l’occurrence le changement de proposition de valeur.
Les entreprises de technologie en sont friandes.
Quand Amazon a racheté le portier électronique Ring en 2018 pour plus d’un milliard de dollars, c’était pour permettre à ses livreurs de laisser les paquets à l’intérieur du domicile en toute sécurité, et non devant la porte, rassurant ainsi ses clients.
Quand Google veut racheter Fitbit pour 2,1 milliards de dollars, il souhaite certainement se ménager un accès pour les publicités qu’il vend sur le dernier écran à la mode, celui des montres. Un prix modique, comparé aux 9,5 milliards de dollars qu’il a payés, rien qu’en 2018, à Apple pour acquérir le trafic des iPhone et autres iPad cette année-là. Il pourrait aussi être tenté de mieux connaitre les utilisateurs du bracelet connecté pour mieux cibler les publicités qu’il leur adresse, voire commencer à évaluer leurs réactions physiologiques quand ils regardent l’une de ces publicités, le Graal absolu pour tous les annonceurs qui épient les émotions suscitées par leurs messages. Ce serait une superbe amélioration de la proposition de valeur de Google, un peu trop superbe d’ailleurs, voire dangereuse pour l’utilisateur, ce qui fait dresser l’oreille des régulateurs, Commission Européenne comme U.S. department of Justice ou Federal Trade Commission.
Ces acquisitions très raisonnées ne visent pas que les secteurs technologiques : quand LVMH rachète Belmond l’année dernière pour 3,2 milliards de dollars, il surfe sur la vague sociétale de l’expérientiel : posséder pour posséder perd son sens, même dans le luxe (on peut louer des produits griffés sur Dressing Avenue, ou les acheter d‘occasion sur videdressing), tandis que vivre un moment inoubliable dans un hôtel de luxe n’a jamais été aussi prisé. LVMH accompagne ainsi la tendance du monde d’après : nous passons du « je possède donc je suis » au « je vis donc je suis ».
Faut-il pour autant débourser plusieurs milliards de dollars à chaque acquisition ?
Ipsos a racheté en 2018 Synthesio pour 50 millions de dollars. Le numéro trois mondial des études et sondages marketing a acquis ainsi la capacité d’écoute et d‘analyse des médias sociaux développée depuis 2006 par la startup. Véritable révolution culturelle pour le premier, habitué des enquêtes précises, administrées auprès d’échantillons représentatifs et redressés pour fournir les informations les plus fiables possibles à ses clients, même si cela doit prendre plusieurs semaines. Maintenant, il est aussi possible de capter l’air du temps dans la journée… Moins précis, certes, mais tellement plus réactif… sans compter les progrès technologiques et l’accroissement du volume de réactions sociales disponibles sur les réseaux, qui pourraient rendre un jour l’activité de social listening d’accessoire à principale dans le portefeuille d’Ipsos. L’Intelligence Artificielle disruptera-t-elle le métier d’enquêteur ?
Quelle que soit la réponse à cette question, cette acquisition a été faite « juste à temps », Ipsos ayant vu son chiffre d’affaire baisser de 4.3% dans les 9 mois précédant l’acquisition.
Ainsi les acquisitions d’entreprises sont devenues un moyen privilégié pour intégrer de nouvelles propositions de valeur sans souffrir de la résistance née de sa propre culture. Reste néanmoins à faire prendre la mayonnaise, et ne pas devoir revendre ensuite l’acquisition à son fondateur, comme Nokia a dû le faire avec Withings deux ans après l’avoir acquis.
L’accélération de l’innovation a flouté les horizons stratégiques : le risque de disruption parait de plus en plus palpable à échéance d’une mandature de dirigeant, qui considère finalement les acquisitions comme la meilleure assurance contre ce risque, et pratique ainsi son « auto-disruption ».
Quelques technologies bouleversent ainsi tous les secteurs. Les services à l’environnement resteraient-ils à l’abri de ces innovations ? La pression que nous exerçons sur les ressources terrestres militerait plutôt pour une révolution de l’écologie, qui sera donc probablement l’apanage de nouveaux entrants plutôt que le nouveau terrain de jeu d’entreprises centenaires persuadées de leur immortalité et de trouver leur avenir dans leur double. Ainsi du recyclage : Quand Elon Musk annonce lors de son « Battery day » le 22 Septembre que ses nouvelles batteries n’utiliseront plus de Cobalt, il intègre au niveau du produit les contraintes environnementales, soulageant d’autant – et réduisant la valeur- des entreprises spécialisées dans le traitement des déchets complexes.
Car, au fond, la question sous-jacente est celle des talents : pour voir l’avenir du monde différemment, encore faut-il pouvoir chausser des lunettes inhabituelles, et accepter que son savoir-faire, à l’origine pourtant du succès de l’entreprise, pourrait devenir inutile, voire, si l’on insistait, conduire à sa perte.
Comme le disait Paul Watzlavick, fondateur de l’école de Palo Alto, et cité par un lecteur de mon livre « Auto-Disruption » : « les solutions conçues hier peuvent être fatales quand on les réplique le lendemain ».
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