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Notre Humanité Face À La Tragédie Des Communs

L’eau, l’air, la terre, l’atmosphère, l’espace… Ces ressources appartiennent à la fois à tout le monde et à personne, ce sont des communs. Si vous êtes pris en train de polluer, alors il est fort probable que vous tombiez sous le coup d’une loi, dans la plupart des pays du monde. Mais lorsque ce sont dix, cent, un million de personnes qui se mettent à détériorer indifféremment ces ressources qui appartiennent à tout le monde et personne, alors qui est responsable ? Qui répare ? Qui paie ?
 
Autant de questions pour lesquelles les civilisations ont trouvé des réponses au cours de l’Histoire. Car ces ressources forment ce que l’on appelle les ‘communs’, nécessaires à la fois aux individus et à la collectivité pour remplir leurs missions tant individuelles que collectives. Notre humanité, si immatérielle et impalpable soit-elle, appartient à ce club exclusif, haut de gamme et si fragile que sont les communs. Qu’adviendrait-il de nous si nous perdions cette humanité ?
 

A propos de la Tragédie des Communs

Les communs vont bien au delà des ressources naturelles. Le mobilier urbain, les parcs publics, les routes, et même la culture ou l’Histoire sont des communs. Lorsque ces communs sont dégradés, le bon fonctionnement de la collectivité est alors compromis. Et pour éviter que cela ne se reproduise de manière systématique, il est nécessaire de mettre en place certaines mesures, voire parades. C’est ce qu’a brillamment expliqué le biologiste Garrett Hardin en 1968, à travers son ouvrage désormais incontournable : The Tragedy of the Commons
 
Dans un contexte extrêmement tendu, il démontre à travers une parabole que la Guerre Froide ne peut avoir qu’une issue perdant-perdant, si les deux puissances s’obstinent à cette course technique et technologique. Publiée sous plusieurs versions, la tragédie des communs est un concept à part entière enseigné de par le monde, et plus particulièrement dans les pays anglo-saxons. Ces principes sont également bien diffusés en mathématiques via la théorie des jeux, qui évoquerait pour la tragédie des communs un jeu à somme non nulle !
 
Lorsqu’un individu peut maximiser son profit sans contraintes,
il va bien souvent le faire,
même si c’est au détriment de la communauté.
 
La Tragédie des Communs raconte l’histoire suivante : dans un village imaginaire, il y a un pré commun. Un beau jour, le maire du village accorde à chaque berger la possibilité d’y apporter librement ses bêtes en pâturage. Rapidement, de nombreux bergers se rendent compte que la possibilité de faire paître librement et gratuitement leurs bêtes est une opportunité importante pour eux. Ils y mettent donc toutes leurs bêtes, tant et si bien qu’en quelques temps, le pré est complètement ravagé. Le maire se voit alors obligé de remettre en état le pré sur les deniers de la commune, sans que le budget ait été initialement prévu. Un coup dur pour le village. Afin d’éviter qu’un tel drame ne se reproduise, le maire réfléchit alors à plusieurs solutions.
 
La théorie initiale de Hardin étant quelque peu restrictive, de nombreux commentaires, dont ceux apportés par l’article ’The Tragedy of the Commons, 22 years later’ ont permis d’améliorer le champ des suggestions possibles pour préserver les communs. Il en existe au moins 4, soit privatiser, taxer, limiter, pro-ratiser et rétrocéder :
 
  • Privatiser le pré, en octroyant une partie du pré à chaque berger. Il s’agit là de créer des propriétés, afin de responsabiliser les bergers au sujet d’un bien devenu le leur. Se faisant, on sort alors des communs, s’assurant de ne pas reproduire la tragédie des communs. Toutefois, un problème se pose avec ce modèle : au fur et à mesure que le nombre de bergers augmente, la portion de pré qui leur est allouée est de plus en plus petite, car le pré n’est pas extensible. C’est donc une solution possible pour le cas où le nombre de bergers reste raisonnable. Un autre problème peut se poser : faut-il allouer une plus grande portion aux bergers ayant plus de bêtes ? Serait-ce juste pour les autres ?
  • Etablir une taxe à l’entrée ou à la sortie du pré, de sorte à disposer des moyens nécessaires pour remettre le pré en état lorsqu’il sera à nouveau dégradé. On parle alors de taxe pigouvienne, dont le but est de prendre en compte le coût sociétal des activités économiques. Cette taxe peut être établie pour une durée de pâturage donnée, pour un nombre de bêtes, ou forfaitairement. Elle n’est pas sans rappeler la taxe de péage autoroutier, le billet d’entrée au musée, ou même l’abonnement Vélib ! La question que pose cette solution : combien de fois est-il possible de rétablir le pré, avant qu’il ne soit définitivement inutilisable ? Est-il sain de permettre aux bergers de soulager leur conscience en payant une taxe qui leur donne le droit de dégrader le pré ? C’est comme lorsque vous stationnez sur un espace interdit. Vous ne vous sentez pas mal parce que ce cas est prévu par le système : amende, fourrière. Vous n’avez qu’à payer, sans vous dire pour autant que vous êtes un mauvais citoyen. Ou comme la taxe carbone, vous vous sentez mieux parce que c’est prévu par le système. Cette taxe est relativement injuste pour ceux aux moyens modérés, qui seront plus contraints à faire attention.
  • Etablir un quota d’accès. Ainsi, chaque berger peut amener un nombre défini de bêtes, pour une durée limitée. Le nombre de bêtes et la durée sont définis de sorte que la rotation de tous les bergers ne cause pas des dégâts significatifs au pré, qui a le temps de se régénérer. Ce principe permet l’équité d’une part et la consommation raisonnée d’autre part, avec en ligne de mire la préservation du commun. Cette solution est particulièrement adoptée pour les ressources rares. Ainsi on peut le vivre en période de rationnement par exemple.
  • Etablir une taxe basée sur les volumes consommés ; restituée éventuellement en tout ou partie après une certaine période. On parle alors de droit d’accise. C’est le principe de la TIPP flottante, dérivée de la TICPE, ou taxe carburant : on vous prélève un montant supplémentaire chaque fois que vous faites le plein, quitte à vous le restituer en fin d’année sur vos impôts en cas de conduite conforme au système, le but étant de vous pousser vers des comportements plus responsables. Bien qu’incitative, cette solution regroupe des mécanismes économiques et sociologiques assez complexes ! 

Ainsi, lorsqu’une administration souhaite prendre en compte les externalités négatives des individus afin de préserver un bien commun, elle dispose de ces options génériques. Au fur et à mesure que nos ressources se raréfient, les individus, mais également les états entrent en compétition pour accéder à ces ressources, et pour en préserver la qualité. Les mécanismes de réponse collectifs sont nécessairement trouvés parmi ces alternatives à la tragédie des communs. Autrement il s’agira d’actes unilatéraux, et pas nécessairement pacifiques !

Le moment tragique : un air de déjà vu dans les communs

Derrière la parabole de Harding, un corollaire assez dur : la liberté donnée à chacun ne fait qu’assurer la ruine du collectif. Hardin est convaincu que, sans règle définie, les intérêts individuels priment sur l’intérêt collectif. Et malheureusement, l’Histoire lui donne quasi-systématiquement raison. Pour protéger les communs, il est nécessaire de définir des règles de communauté.
 
Notre humanité est le plus précieux des communs que nous portons avec nous. Il en va de notre responsabilité de tout mettre en oeuvre pour préserver ce commun. Les choix anodins d’aujourd’hui détermineront la société dans laquelle nous vivrons demain. Autrement dit, nous pourrions demain perdre notre humanité à cause de choix faits aujourd’hui même. Le nouveau projet d’Elon Musk, Neuralink, fait couler beaucoup d’encre dans ce sens. L’inventeur de PayPal, Tesla et SpaceX est convaincu que nous serons prochainement dépassés et supplantés par les machines, comme bon nombre de défenseurs des théories transhumanistes. Pour éviter que cela ne se produise, Elon Musk a imaginé une solution pour le moins radicale : connecter tous les cerveaux humains à des ordinateurs via des implants neuraux ou neuronaux, histoire de rivaliser à armes égales avec les machines. Ce qui ressemble à s’y méprendre à une sorte de course à l’armement, et nous savons tous comment ce genre d’escalades se termine ! 
 
Nous ne gagnerons pas la course technologique contre les machines,
trouvons une autre voie.
 
Donc, d’un côté des machines de plus en plus intelligentes et autonomes, et de l’autre, des humains de plus en plus dépendants de ces machines pour rester performants. Le point positif de ce sujet, c’est qu’il peut alimenter des débats pour plusieurs générations, sans qu’aucun camp n’ait nécessairement la bonne réponse, s’il doit y en avoir une. Ce qui est certain, c’est que ne pas choisir nous placerait dans le paradoxe de l’âne de Buridan, qui, ayant autant faim que soif, et situé à égale distance de nourriture et d’eau, se laissa mourir, incapable de choisir ! Ne pas choisir reviendrait à laisser faire, et pour le coup, je rejoins alors Elon Musk sur son analyse de la situation la plus probable : nous nous verrions simplement ‘uberisés’ par les machines. 
 
La vitesse des échanges hommes et machines dans les communs
La vitesse des échanges entre hommes et machines
 
Pour ceux qui souhaitent comprendre en profondeur ce sujet d’interface neurale, je vous suggère ce très long mais incroyablement instructif article (en anglais), oublié sur le site waitbutwhy.com : Neuralink. Et après avoir lu ce très long article, je vous invite à lire celui d’Idriss Aberkann, le Péril Neuralink.
 

Choisir l’humanisme pour préserver l’humanité

Des chercheurs ont récemment connecté deux intelligences artificielles entre elles pour observer leurs comportements. En quelques heures à peine, Alice et Bob, les deux machines ont inventé leur propre langage, incompréhensible pour nous, et étaient en mesure de s’échanger des quantités colossales d’informations cryptées sans que nous n’ayons la moindre idée de leur nature. On comprend aisément la peur qui peut saisir le monde entier face à cela. Cette même peur qui fait faire à chaque humain les pires bêtises, et lui fait prendre des raccourcis intellectuels radicaux, espérant que ses choix l’éloigneront de la réalisation de cette peur.
 
Pour préserver notre humanité, nous pourrions en premier lieu tenir un moratoire, afin de définir ce qui fait notre spécificité, notamment face aux machines. Et s’accorder sur l’inaliénabilité et l’interdiction d’altérer de quelque manière que ce soit cette humanité, que nous devrions considérer réellement comme un commun. C’est la responsabilité de chacun, c’est la responsabilité des innovateurs et de leurs entreprises, et celle des gouvernements et des institutions. De toutes les ressources que nous possédons, l’humanité est la seule à avoir un caractère binaire et philosophique. Il peut rester un peu d’air, ou un peu d’eau, mais peut-il rester un peu d’humanité seulement ? Mon sentiment est que nous l’avons, ou ne l’avons plus.
 
Nous ne devrions accepter aucun compromis
dès lors qu’il s’agit de préserver ce qui fait notre humanité.
 
Nous avons une chance inouïe avec notre humanité. La population croit plus vite que la quantité de ressources disponibles sur Terre. Selon Thomas Malthus, la population augmente de manière géométrique, de sorte que plus il y a d’individus et plus la croissance du nombre d’individus s’accélère. La quantité de ressources, en revanche, augmente de manière arithmétique. Pour ceux qui ont quelques restes de mathématiques, vous l’aurez vite compris, il y a rapidement un risque de manquer de ressources !
 
Notre humanité, quant à elle, augmente exactement dans les mêmes proportions que les êtres humains, car c’est une ressource qui leur est attachée. C’est en quelque sorte la seule ressource dont nous sommes certains de ne jamais manquer, si nous ne la renions pas. Il peut paraître étrange d’évoquer notre humanité comme une ressource, mais c’est probablement en la matérialisant d’une certaine manière que nous prendrons conscience de sa rareté et de sa valeur.
 
 
Rejoignez le débat sur Twitter : @JeremyLamri
 
 

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