Le complexe, ce doute ou cette honte intime qui freine notre épanouissement, est exacerbé par les réseaux sociaux, qui soumettent leurs utilisateurs à ce que certains spécialistes n’hésitent pas à appeler la « dictature du like ». En incitant à la comparaison, ils favorisent une auto-dévaluation de nombre d’internautes, et seraient la cause d’un mal-être croissant chez ces derniers, voire d’épisodes dépressifs. En rupture avec ce modèle, des réseaux sociaux historiques, comme Instagram, ou de nouveaux entrants, comme Yubo, font désormais l’impasse sur « le pouce levé », privilégiant l’échange à la compétition. Salvateur ? Emma Levillair.
Les réseaux sociaux, amplificateurs de complexes
Les complexes standards sont dérivés de la norme, en marge de laquelle ils se développent. Les médias – au sens de moyens de communication – sont, entre autres, ceux qui véhiculent cette norme, favorisant le déclenchement de ces complexes. En effet, les complexes résultent la plupart du temps d’une crainte personnelle et intime qui semble être confirmée dans la réalité. Cette validation extérieure déclenche le complexe conscient, interprétation subjective dont l’intensité dépend de la sensibilité de chacun.
Que penser, donc, des réseaux sociaux et de leur outil de validation, le “like” ? Ne s’agit-il pas là de mettre en avant la comparaison, quitte à travestir sa propre image (poses avantageuses, Photoshop, moments orchestrés, etc.). Les outils sociaux complètent et soutiennent parfaitement la norme prépondérante. Oppressifs, en ce sens, pourront-ils un jour devenir un médium de libération ?
Recherche d’approbation
Les premiers complexes naissent en général vers l’âge de 7 ans, pour s’amplifier à l’adolescence, âge où l’on “consomme” le plus les réseaux sociaux. Le développement de l’identité personnelle passe par la comparaison à l’autre, et cela entraîne une forte vulnérabilité émotionnelle. Au départ, la comparaison s’effectue de manière sécurisante, au sein de la famille. Mais à l’adolescence, la distance avec les parents grandit, et la recherche d’approbation se fait à l’extérieur (célébrités, professeurs, camarades…). Sur les réseaux sociaux, cette validation passe essentiellement par des critères chiffrés et symboliques (likes, shares, commentaires…). Leur absence, synonyme de rejet, résonne tout autant que leur présence.
Les réseaux sociaux participent à la construction d’une identité “conforme”, à l’adaptation de l’humain à la norme sociétale. On appelle cela le masque social, ou la “persona” en psychologie analytique. Le risque étant que cette persona prenne plus d’importance que l’identité réelle de l’individu. Le masque est porté constamment et l’identité personnelle reste cachée à tous. Un risque d’autant plus prégnant sur les réseaux sociaux, puisque le “like” entraîne un mécanisme de récompense libérant de la dopamine. Celle-ci est l’hormone du plaisir et nous poussera donc à poster des choses “likées” pour se sentir bien.
Dans le cas où la persona virtuelle est plus appréciée, plus populaire, que faire du côté “moins bon”, “moins beau”, en avoir honte ? Le cacher ? S’isoler ? S’il est inévitable que les adolescents utilisent les outils de leur époque, dont les réseaux sociaux (qui recèlent par ailleurs de nombreux aspects positifs), il faut absolument qu’ils soient informés sur leurs limites et dangers potentiels. Ainsi, selon une étude de l’Université de Copenhague, 41% des utilisateurs de réseaux sociaux sondés sont « anxieux, tristes et/ou déprimés » (1), tandis que selon l’Université de Montréal la « dictature du like » entraîne une augmentation du stress (cortisol), pouvant conduire à la création ou au renforcement de certains complexes (2), notamment chez les adolescents.
Instagram, Yubo : la fin annoncée de la « dictature du like » ?
Pour remédier à ce phénomène, certains réseaux sociaux ont décidé de tourner le dos au « pouce levé ». Ainsi d’Instagram, qui vient de lancer, auprès de son public américain, une version masquant le nombre de likes reçus par les publications. Pour Eric Letonturier, sociologue et maître de conférences à l’université Paris Descartes Sorbonne, il s’agit là d’un « premier pas, mais qui va dans le bon sens, dans le but de préserver la santé mentale des utilisateurs. » (3)
C’est une approche qu’a également retenue Yubo, réseau social qui privilégie les relations personnelles réelles, c’est à dire d’individu à individu, à l’oral et visuellement non déformées – le format vidéo contraint à une certaine « authenticité ». Ce réseau social a décidé dès sa création de bannir de sa plateforme le like. Ce faisant, Yubo diminue l’influence normative véhiculée par les réseaux sociaux. Yubo propose de remettre la rencontre, ou le “Social Discovery”, à l’honneur. Cela permet à l’usager de sortir de la norme qu’il connaît déjà et d’élargir ses horizons. Or, selon le principe de la persona, plus l’horizon est large, plus on a de chances que sa personnalité “rentre dans le moule”. Cela diminue évidemment la nécessité d’avoir recours au masque social, et permet de mieux assumer sa vraie identité.
S’ils sont conçus pour le bien-être et le développement identitaire de l’usager, les réseaux sociaux, dont certains sont devenus des machines à attiser les complexes, pourraient bien se muer en médias de libération.
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Par Emma Levillair, psychologue clinicienne, spécialiste du démarrage de vie, et formatrice de jeunes professionnels. Influencée par la psychanalyse, elle exerce auprès d’enfants, adolescents et jeunes adultes, avec une vision moderne de ces théories. Elle croit fortement en la capacité humaine à se modifier, et en l’influence de l’entourage. Elle vient de publier Décomplexe moi ; les blessures cachées de nos enfants, édition Coup De Gueule.
(1) https://www.liebertpub.com/doi/abs/10.1089/cyber.2016.0259?journalCode=cyber
(2) https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0306453015009385
(3) https://www.20minutes.fr/arts-stars/web/2647859-20191109-apres-periode-test-instagram-va-cacher-nombre-aime-utilisateurs-américains
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