Les systèmes judiciaires de la planète ne pourront bientôt plus se passer d’Internet, du Big Data, de l’intelligence artificielle et des legal tech. Sans surprise, le monde anglo-saxon développe activement ces nouvelles technologies, mais la Chine – de façon encore discrète – prépare une révolution plus massive encore. Dans ce contexte, le système judiciaire français ne soutient pas encore autant qu’il le faudrait ses meilleures startups et technologies. Au risque de voir, prochainement, le marché hexagonal submergé par des acteurs étrangers.
L’association entre l’Intelligence artificielle et le Big Data est appelée à bouleverser des pans entiers de l’activité économique mondiale. Après les transports ou l’aide au diagnostic, pour n’en citer que deux parmi les plus illustres, c’est au tour des professions juridiques d’être impactées par les « legal tech ». L’association entre les algorithmes de Big Data et l’IA rebat ainsi les cartes avec, par exemple, l’émergence d’un nouveau modèle, dit de de justice « prévisible », qui concerne aussi bien l’analyse de l’information juridique que l’évaluation du risque judicaire ou encore l’audit et l’analyse des contrats.
Le bouleversement attendu dans la pratique du droit ne concerne pas seulement les professionnels puisque ces nouveaux services en ligne, en démocratisant l’accès au système judiciaire, s’adressent aussi directement au simple justiciable.
Dans ce domaine, la révolution a commencé et c’est de l’autre côté de l’Atlantique qu’elle est le plus visible. Plusieurs centaines de millions de dollars y ont déjà été investis dans des startups spécialisées, dont certaines sont valorisées à plusieurs milliards de dollars. C’est le cas, par exemple, de Legal Zoom, qui fournit des services juridiques en ligne à plus de 4 millions d’utilisateurs aux Etats-Unis et qui est évaluée à 2 milliards de dollars. Autre exemple : DocuSign, qui donne une valeur juridique aux documents électroniques. La firme opère dans plus de 180 pays et a levé 629 millions de dollars lors de son introduction en Bourse en 2018.
Une autre société basée au Canada, Clio, attire également l’attention. Elle propose une série d’outils en ligne, en particulier pour les petits cabinets, qui permettent aux avocats de fournir de meilleurs services à leurs clients, dans le but de mieux concurrencer les grandes firmes. Clio a levé 250 millions de dollars en septembre dernier, soit la plus grosse opération de levée de fonds de toute l’histoire du pays.
Naturellement, les grands acteurs traditionnels des pays anglo-saxons ne sont pas en reste. Aux Etats-Unis, Bloomberg Law fournit une plateforme complète de services juridiques depuis plusieurs années aux entreprises, avec un accès illimité sous forme de licences. Une offre qui s’enrichit constamment pour inclure tous les domaines concernés par le droit.
Thomson Reuters, une agence de presse britannico-canadienne, spécialisée dans l’information financière et juridique, présente dans une centaine de pays, multiplie les investissements et les acquisitions dans ce secteur. Récemment, elle a acquis HighQ, qui fournir une plateforme de gestion de projets juridiques utilisée par d’importants cabinets juridiques dans le monde.
La France frileuse en matière de legal tech
Et la France dans tout cela ? A cet égard, la situation apparaît contrastée. D’un côté, une association d’une vingtaine de startups vient de se constituer pour créer la French Legal Tech (FLT), dans le but de faciliter l’usage du droit, aussi bien au bénéfice des professionnels que des justiciables. Cette association, présente au sein de la structure France Digitale qui regroupe plus d’un millier de startups, estime que FLT permettra de mutualiser les compétences et l’expérience pour répondre à la concurrence internationale qui s’annonce. Les startups regroupées au sein de FLT couvrent les principaux domaines concernés par l’association entre IA et Big Data : amélioration de la connaissance du droit, prestations juridiques et relations entre justiciables et professionnels du droit, notamment. Les membres de l’association veulent également favoriser l’émergence d’un système sécurisé d’Open Data.
Marianne Tordeux, la directrice des affaires publiques chez France Digitale, elle-même ancienne avocate, estime que cette collaboration est indispensable pour faire évoluer la pratique du droit dans l’Hexagone et permettre aux professions concernées de s’adapter aux évolutions technologiques.
Mais face à cette approche résolument positive, il existe un contexte, à l’évidence, moins favorable. Ainsi, l’Union européenne, qui vient de publier son nouveau classement des pays membres en matière d’efficience de leur système judiciaire, place la France en… dernière position (27ème) sur le plan de l’accès, par les citoyens, aux décisions de justice rendues en première instance. Alors que l’UE encourage les pays membres à adopter plus rapidement les nouvelles technologies en la matière, via une nouvelle directive indiquant comment permettre un meilleur accès à l’Open Data par les citoyens européens.
Peut-être plus inquiétant encore, la résistance de certaines instances à l’émergence de nouveaux acteurs est flagrante. Le Conseil National des barreaux et le Barreau de Paris ont déposé l’année dernière une plainte contre Doctrine.fr, l’un des membres de la French Legal Tech, qui a développé un moteur de recherche juridique et propose un système d’accès simplifié aux données. Parmi les griefs mentionnés dans la plainte : escroquerie, maintien frauduleux dans un système informatique, usurpation d’identité, etc… Officiellement, les plaignants soutiennent l’émergence de la Legal Tech Française mais « pas à n’importe quelles conditions ». Une initiative qui ressemble à un combat d’arrière-garde de concurrents dépassés, alors que Doctrine.fr assure avoir mis son service en conformité avec la législation.
La Chine en avance technologiquement ?
Il est en effet urgent que tous les acteurs concernés tirent dans le même sens si la France ne veut pas que les futurs opérateurs du marché français des legal tech ne soient pas tous… étrangers. Si les jeunes poussent existantes ont, à l’évidence, su développer des technologies prometteuses, il leur faut croître – en particulier à l’international – et accéder à des sources de financement pour cela. Mais en auront-elles la possibilité ? Car ceux qui peuvent les racheter avant qu’elles aient pu atteindre la taille critique nécessaire sont probablement plus nombreux et plus proches qu’elles ne le croient.
D’autant plus qu’un nouvel arrivant sur le marché international est à signaler : la Chine. Alors que sa réputation n’est plus à faire concernant l’intelligence artificielle, ses efforts en matière de legal tech sont moins connus. Ils sont pourtant réels et déjà très significatifs : selon les données récentes de Thomson Reuters, la moitié des brevets déposés l’année dernière dans le monde en matière de legal tech l’ont été en Chine (23 % aux Etats-Unis). Les startups locales, ayant massivement recours à l’intelligence artificielle, y sont puissamment financées, pour d’impérieuses raisons. La première est qu’il y a 10 fois moins d’avocats par habitant qu’aux Etats-Unis, les Chinois ont donc besoin de plateformes qui les aident à y voir clair dans leur système judiciaire. Le gouvernement lui-même encourage ce développement pour améliorer autant la qualité des décisions de justice rendues que l’efficacité du système judiciaire lui-même.
De fait, le recours à la technologie en matière légale est même déjà plus avancé, par certains côtés, qu’en Europe ou aux Etats-Unis. Depuis 2017, une application, Weisu, développée par Gridsum (un groupe spécialisé dans l’IA et le Big Data), permet ainsi aux justiciables d’intervenir par vidéo à un procès, sans se déplacer donc, mais aussi de soumettre des documents légaux en ligne ou de témoigner en vidéo, afin de rendre le déroulement du procès plus efficient. Weisu est utilisable à partir de la plateforme WeChat, largement utilisée en Chine. Il existe même des tribunaux en ligne, à Pékin et Guangzhou notamment, où des milliers de cas ont déjà été jugés. Le soutien actif du gouvernement chinois laisse penser qu’il favorisera également l’expansion internationale de ses champions du legal tech. Autant s’y préparer…
Michel Ktitareff
Président Scale-UpBooster
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