Le resserrement monétaire amorcé par les grandes économies de marché réduit les capacités de financement de l’innovation des entreprises technologiques. Le développement d’un écosystème de nouveaux champions est également impacté par ces nouvelles conditions financières. La Chine ne répond pas à cette logique de marché. Elle reste une économie centralement planifiée capable d’imposer à sa population d’énormes sacrifices en vue d’atteindre les objectifs fixés par le pouvoir central.
Les conditions actuelles du financement de l’innovation dans les économies de marché.
La hausse des taux d’intérêt entraine une baisse de la valeur actualisée des profits futurs des entreprises cotées. Les entreprises technologiques sont particulièrement touchées et le Nasdaq a perdu plus de 22 % de sa valeur depuis le début de l’année 2022. Dans ce contexte, il parait difficile de poursuivre des efforts importants d’une R&D qui ne sera pas valorisée par les marchés. Le resserrement monétaire réduit donc les capacités de financement externe de l’innovation des entreprises. Celles-ci doivent engager une part plus importante de leur cash-flow pour poursuivre leur effort d’innovation. Il sera très intéressant de suivre les choix opérés par les grandes entreprises technologiques dans les prochains mois. Dès-à-présent Meta a annoncé une réduction de 30% de son objectif d’embauches d’ingénieurs pour 2022. De son côté, Microsoft revoit à la baisse sa prévision de résultats pour l’année en cours. Il est possible que les économies à réaliser soient trouvées dans les budgets alloués à la R&D.
Le capital risque est également un acteur important de l’innovation technologique. Bien qu’il représente moins de 5% de dépenses de R&D des entreprises, il est presque entièrement responsable du boom technologique des années 1990 et de la croissance massive de l’offre de financement en direction des jeunes entreprises innovantes durant cette période.
Or, les investissements de capital risque dans les jeunes pousses technologiques sont également en berne : les financements par capital risque enregistrent une baisse de 19% au premier trimestre 2022 par rapport au dernier trimestre 2021. L’atonie du marché des introductions en bourse et la faiblesse du nombre de fusions-acquisitions, les deux voies de sorties privilégiées par le capital-risque, conduisent à penser que la décrue des investissements de capital-risque devrait se poursuivre durant les prochains semestres.
Les conditions du financement de l’innovation en Chine
La Chine reste fondamentalement une économie centralement planifiée. Les conditions de financement de l’innovation ne sont pas guidées par l’état des marchés financiers. Les priorités définies par le pouvoir central dans le cadre de plans pluriannuels conditionnent l’accès des entreprises aux ressources financières ou intangibles nécessaires à leur développement.
Pour atteindre l’ensemble de ses objectifs, le gouvernement chinois utilise dix outils politiques clés, dont les transferts forcés de technologies en échange d’un accès au marché, les restrictions d’accès au marché et aux marchés publics pour les entreprises à investissement étranger, la participation à l’élaboration de normes internationales, les subventions, la politique financière, les fonds d’investissement soutenus par le gouvernement, le soutien des autorités locales, les investissements à l’étranger en quête de technologies, les fusions et la politisation des entreprises d’État, et les partenariats public-privé (PPP). Les entreprises d’État sont encouragées à procéder à des acquisitions et à des fusions pour obtenir des technologies clés et des ressources essentielles. Selon le ministère chinois du Commerce, les investissements étrangers et les fusions et acquisitions en Chine diminuent depuis 2017, alors que le montant des investissements en fusions et acquisitions dans les pays situés le long des nouvelles routes de la soie augmente de 32,5 % par an.
L’Etat chinois est responsable du financement des innovations dans les secteurs réputés stratégiques et oriente les efforts de R&D des entreprises. Également, il organise la captation des connaissances émergentes en dehors du territoire national. Par ailleurs, il assure la diffusion des résultats de la R&D nationale et étrangère à l’ensemble du tissu économique grâce aux fusions-acquisitions et aux partenariats publics-privés. Enfin, l’Etat est un acteur clef de l’internationalisation des standards technologiques chinois, notamment auprès des pays situés le long des nouvelles routes de la soie (Belt and Road).
Le programme Made in China 2025 élaboré en 2015 définit les 10 secteurs d’activité dont le développement est considéré comme stratégique.
Au premier rang de ces secteurs les Technologies de l’Information et de la Communication qui inclut l’IA, l’internet des objets et les applications intelligentes occupent la première place.
Outre les subventions, le gouvernement central et les gouvernements locaux ont créé de nombreux fonds d’investissement pour soutenir les efforts de R&D des secteurs d’activité stratégiques. 780 fonds d’investissement d’État ont été constitués. Ils disposent d’un capital de 331 milliards de dollars. De plus, la Banque chinoise de développement est encouragée à coopérer avec le ministère de l’industrie et des technologies de l’information pour fournir des services financiers pour un montant d’environ 45 milliards de dollars. De nombreuses autres entités gouvernementales, des entreprises d’État, ou de grandes entreprises comme Tencent et Alibaba s’engagent aussi directement dans des opérations de capital-risque.
Par ailleurs, Le Fonds d’innovation pour les petites et moyennes entreprises technologiques (SMTE « Innofund ») est l’une des initiatives chinoises visant à financer la R&D à un stade précoce. Ce fonds a été créé par le Conseil d’État en mai 1999. Son mandat est de « faciliter et d’encourager les activités d’innovation des petites et moyennes entreprises technologiques (PMET). InnoFund apporte également son soutien financier à la commercialisation de cette recherche. Il a également pour but d’attirer des financements extérieurs en direction des investissements de R&D des PMET. Les candidats éligibles sont des entreprises comptant moins de 500 employés, dont au moins 30 % ont reçu un enseignement de niveau universitaire.
L’investissement annuel en R&D de l’entreprise doit dépasser 3 % du chiffre d’affaires total, et le nombre d’employés engagés dans la R&D doit représenter au moins 10 % de la main-d’œuvre totale. En 10 ans, le fonds a fourni plus de 19,2 milliards de RMB (environ 3,1 milliards de dollars) à 30 537 projets. Selon la documentation du fonds, le programme a créé plus de 450 000 nouveaux emplois et généré 209,2 milliards de RMB de ventes, 22,5 milliards de RMB de recettes fiscales et 3,4 milliards de RMB d’exportations. À la fin de l’année 2008, 82 des 273 entreprises cotées au conseil des PME de la bourse de Shenzhen avaient déjà bénéficié du soutien de Innofund. Ce fonds d’innovation favorise donc l’émergence des nouveaux champions technologiques susceptibles de bouleverser les places acquises par les anciens leaders sur les marchés à fort contenu technologique.
A la lumière de ces quelques chiffres, la Chine apparait tout entière tendue vers la recherche d’une suprématie mondiale dans le domaine des TIC et plus particulièrement de l’IA, des IoT et des applications intelligentes. L’enquête menée par Pwc auprès des chefs d’entreprises chinoises confirme ce sentiment : Parmi les cadres interrogés, 76 % ont désigné le big data comme l’une des technologies émergentes les plus influentes pour le développement commercial et l’innovation de produits.
Débarrassés d’un questionnement concernant le retour sur investissement des dépenses liées au développement de l’IA, les managers chinois répondent aux obligations et aux incitations du pouvoir central. Contrairement à ses homologues occidentaux, l’Etat chinois dispose des moyens financiers nécessaires à un développement rapide de l’IA. A la condition d’orienter leurs efforts de R&D dans ce sens, les entreprises chinoises disposent de moyens financiers importants et de transferts de connaissances. Leurs capacités à nouer des partenariats et à internationaliser les technologies qu’elles détiennent sont également facilitées.
Pour autant, loin de nous l’idée de faire l’éloge de la planification centrale et ceci pour au moins deux raisons. Tout d’abord, confrontées à une crise financière de grande ampleur, les économies de marché tentent de préserver un consensus social et allouent des ressources en direction de ceux qui souffriront le plus de cette situation. Dans une économie planifiée, le bien-être et la liberté individuelle sont sacrifiés aux objectifs du plan. Ensuite, le mode de financement de l’innovation choisi par l’Etat chinois s’apparente à un financement relationnel dans lequel les institutions sont tenues de soutenir les entreprises qui répondent aux objectifs du plan.
Ajoutons que ces institutions ne disposent pas de l’expertise nécessaire pour évaluer la qualité des liens unissant le business model de l’entreprise qu’elles financent à sa stratégie d’investissement. Le financement relationnel a déjà fait l’objet d’expérimentations dans le passé. Notamment, le précédent désastreux du Japon des années 1970 et 1980 conduit à douter de la pérennité d’un système financier où les créanciers se voient dans l’obligation de financer des projets sans considération de retour sur investissement (Aoki et al., 2007). Au japon, ce système s’est effondré en 1997 et le Japon paie encore aujourd’hui un tribut à ces errements passés.
Conclusion
Le resserrement monétaire amorcé dans les grandes économies de marché devrait s’accompagner d’une baisse des investissements dans la R&D. Comme ce fut le cas après la crise financière de 2007, la Chine devrait profiter de cette situation pour acquérir une place de leader mondial dans les domaines technologiques qu’elle a identifié comme stratégique. Parmi ces domaines, l’IA, l’IoT et les applications intelligentes occupent les premières places et il y a fort à parier pour que les principales innovations de la prochaine décennie viennent de Chine. Faut-il pour autant remettre en cause notre système financier ? Celui-ci a assuré le financement de l’essentiel des progrès technologiques depuis la première révolution industrielle.
La situation actuelle des marchés financiers peut alimenter les débats concernant une possible substitution des investissements privés par des financements étatiques. Cependant, la nouvelle marche forcée imposée par l’Etat chinois à son pays se montre peu soucieuse du consensus social et le financement de projets innovants sans contrainte de rentabilité pourrait bien donner naissance à une bulle spéculative qui finira par exploser. A cet égard, l’exemple du financement relationnel au Japon est édifiant. Il a conduit les institutions à financer des firmes zombies qui ne devaient leur survie qu’à des injections régulières de capitaux. Les conséquences du financement relationnel sont encore aujourd’hui désastreuses. Il coûte aux contribuables japonais au moins 100 000 milliards de yens (20 % du PIB) pour couvrir les pertes du système financier.
En Asie, comme en Occident, l’argent n’est pas gratuit. Quel que soit le système financier en vigueur, une seule question mérite d’être posée : Qui va payer ?
Article rédigé par :
Eric BRAUNE – Professeur associé – INSEEC Bachelor
Pascal MONTAGNON – Directeur de la Chaire de Recherche Digital, Data Science et Intelligence Artificielle – OMNES EDUCATION
Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook
Newsletter quotidienne Forbes
Recevez chaque matin l’essentiel de l’actualité business et entrepreneuriat.
Abonnez-vous au magazine papier
et découvrez chaque trimestre :
- Des dossiers et analyses exclusifs sur des stratégies d'entreprises
- Des témoignages et interviews de stars de l'entrepreneuriat
- Nos classements de femmes et hommes d'affaires
- Notre sélection lifestyle
- Et de nombreux autres contenus inédits