Cette semaine nous publions la 5ème partie de l’essai Breaking Smart, essai écrit par Venkatesh Rao, et supervisé par Marc Andreessen. Vous pouvez également retrouver la première partie avec l’intervention de Stéphane Distinguin Fondateur de FABERNOVEL ici, la seconde partie avec l’intervention de Dominique Piotet ici , la troisième partie avec Habib Guergachi ici et enfin la quatrième partie avec Clément Alteresco ici. A la fin de cet extrait du 5ème chapitre, vous pourrez lire ci-dessous un commentaire de Blaise Mao, rédacteur en chef d’Usbek et Rica.
Pour les prométhéens, le progrès technologique se conçoit en termes de diversification des valeurs vécues et prend la forme de styles de vie plus diversifiés. Du point de vue de n’importe quelle vision pastorale, un tel développement du pluralisme est un signe de déclin moral, mais d’un point de vue prométhéen, c’est un signe de progrès moral dont le progrès technique est le catalyseur.
Se comporter en prométhéen, c’est commencer par reconnaître la primauté des valeurs vécues sur les doctrines abstraites. Ce qui ne veut pas dire pour autant que les valeurs vécues doivent être acceptées sans réfléchir. Cela signifie seulement que les valeurs vécues doivent être jugées à l’aune de leur propre valeur plutôt qu’au travers du prisme d’une vision pastorale préconçue.
Dans les transports urbains, le passage d’un monde centré sur l’automobile à un monde centré sur les smartphones ne constitue que la face visible de l’iceberg car le matériel n’est plus au centre de nos modes de vie. Le monde dans lequel nous basculons est centré sur le logiciel. Le chauffeur de VTC, le cadre urbain sans voiture et l’ouvrier hyper-mobile ne sont que quelques exemples, à côté de nombreux autres tels que marchand sur eBay ou Etsy, bloggeur, musicien indépendant et spécialiste SEO. Chaque fois que le logiciel permet un nouveau mode de vie, on voit apparaître une nouvelle série de valeurs vécues et la société en devient à chaque fois plus irrévérencieuse. Certaines valeurs, telles que la prédilection de la location sur la possession, sont communes à plusieurs modes de vie émergents et menacent des pastorales telles que « le rêve américain », dans laquelle la propriété de la résidence principale est une valeur centrale. D’autres valeurs, parmi lesquelles les préférences alimentaires, s’individualisent de plus en plus et mettent en doute l’idée même d’une pastorale de « pyramide alimentaire officielle » unique s’imposant à tous.
Au cours de l’Histoire, des changements aussi importants ont déclenché des réactions en chaîne qui se sont propagées jusqu’à toucher la dynamique politique au niveau mondial.
Que les idéologies marginales finissent par s’imposer ou pas, leur échelle de valeur et leur sens des priorités, eux, s’imposent inéluctablement, tirés par des modes de vie émergents et des valeurs vécues.
Ces considérations n’ont rien de nouveau pour la communauté des historiens des technologies et ont déjà donné lieu à des débats sans fin pour savoir si ce sont les valeurs sociales qui induisent les changements technologiques (ce qu’on appelle le déterminisme social) ou si, au contraire, le progrès technique change les valeurs sociales (ce qu’on appelle le déterminisme technologique). En pratique, le fait que les gens changent et bouleversent l’idéal des « valeurs humaines » en place rend la question sans objet. Les nouvelles valeurs vécues et les nouvelles technologies se répandent simultanément dans la société sous la forme de nouveaux modes de vie. Les anciens modes de vies ne disparaissent pas forcément : autour du globe on trouve encore des forgerons et des paysans jeffersoniens ; cependant, leur importance sociale, ne fait que diminuer. C’est pourquoi des technologies dépassées coexistent aux côtés des nouvelles technologies. De même, de plus en plus de systèmes de valeurs coexistent également.
En d’autres termes, le pluralisme humain finit par se développer pour profiter de tout le potentiel des technologies disponibles.
C’est ce que nous appelons le principe du pluralisme créateur. Le pluralisme créateur est ce qui permet au cercle vertueux du surplus du consommateur et des externalités positives d’entrer en action. L’éphéméralisation – la capacité de faire de plus en plus avec de moins en moins – crée de la place et laisse coexister plusieurs modes de vie et de nombreuses valeurs individuelles, sans restreindre l’avenir à une seule direction prédéterminée.
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Commentaire de Blaise Mao, rédacteur en chef d’Usbek et Rica
« Reconnaissons à l’auteur d’avoir identifié une tendance lourde pour le futur : l’individualisation de nos comportements et de nos usages, que le succès fulgurant de l’économie des plateformes accélère considérablement. L’exemple des « préférences alimentaires », notamment, est pertinent : oui, nos modes de consommation sont de plus en plus personnalisés et il n’existe effectivement plus de « pyramide alimentaire officielle » s’imposant à tous.
Allons même un peu plus loin : nous sommes en train d’assister à la grande victoire des niches, des communautés, des petits groupes d’individus qui, dans tous les domaines, se retrouvent autour d’affinités communes. Cela concerne nos modes de consommation, mais aussi notre façon de nous informer – les récentes polémiques sur les « bulles de filtre » de Facebook en sont la preuve. La parole officielle est décrédibilisée et les grands rendez-vous collectifs de plus en plus rares. Cette tendance à l’individualisation de tout explique le succès de courants de pensée comme le libertarianisme et fait peser une vraie menace sur les notions d’intérêt général et de vivre ensemble.
Toutefois, malgré l’identification de l’individualisation comme une tendance lourde pour le futur, le principe du « pluralisme créateur » cher à l’auteur de ces lignes se révèle plutôt contestable.
On peut d’abord remettre en question l’opposition binaire établie dans ce texte entre, d’un côté, les Prométhéens privilégiant les « valeurs vécues », et de l’autre, des Pastoralistes, qui s’accrocheraient à des « doctrines abstraites ». La réalité est plus complexe qu’une simple opposition entre anciens et modernes, entre business as usual et disruption à tout crin. Pour une raison simple : malgré la tendance à l’individualisation des comportements, nous sommes nourris de références communes et d’imaginaires collectifs, avec lesquels on ne cesse de jouer, qu’il s’agisse ensuite de les incarner, de les détourner ou de les éviter. Autrement dit, « commencer par reconnaître la primauté des valeurs vécues sur les doctrines abstraites », comme l’écrit l’auteur, n’a pas beaucoup de sens puisque ces « valeurs vécues » sont en fait pétries d’idéologies que le pragmatisme ne suffit pas à gommer.
Par ailleurs, l’auteur de ce texte évacue un peu vite le fait de savoir si ce sont les valeurs sociales qui induisent les changements technologiques ou l’inverse. D’après lui, il s’agirait désormais d’une « question sans objet ». C’est une manière d’évacuer un peu trop facilement « le » grand débat qui agite depuis toujours historiens des sciences et philosophes de la technique.
Longtemps, il a été de bon ton de penser que la technique était neutre, et que tout dépendait de l’usage qu’on en faisait. Pourtant, chaque jour qui passe nous démontre que nos choix technologiques ne sont jamais anodins ou fortuits. Une technologie est toujours porteuse d’implications psychologiques, environnementales, économiques et politiques. Comme l’a écrit le penseur allemand Günther Anders, « Les instruments (…) ne sont pas de simples objets que l’on peut utiliser mais déterminent déjà, par leur structure et leur fonction, leur utilisation ainsi que le style de nos activités et de notre vie, bref ils nous déterminent ». Il en va de même, aujourd’hui, avec les plateformes web ou les applications qu’on utilise dans notre vie de tous les jours. Quand des assureurs américains proposent à leurs clients de baisser leur forfait s’ils acceptent de porter un bracelet connecté prouvant qu’ils font bien de l’exercice physique plusieurs fois par semaine, que fait-on si ce n’est orienter délibérément les usages par le déploiement d’une technologie ?
L’auteur conclut son propos en expliquant que faire toujours plus avec toujours moins va permettre de « laisser coexister plusieurs modes de vie et de nombreuses valeurs individuelles, sans restreindre l’avenir à une seule direction prédéterminée ». Ce scénario de « coexistence pacifique » est loin d’être garanti. Car le risque qui nous guette, c’est bien l’institutionnalisation d’une nouvelle forme de discrimination via l’exploitation de nos données personnelles et la segmentation de l’accès aux réseaux sociaux, aux plateformes de services et, plus largement, à Internet. La technologie, qu’elle soit visible ou pas, deviendrait alors le marqueur d’une société à deux vitesses ou plus encore. Un scénario noir qu’il faut se donner les moyens d’éviter en commençant par cesser de croire que tout le monde peut profiter également et équitablement du potentiel des technologies à notre disposition. »
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