Dans le parcours du combattant des start-up, une épreuve invisible les attend après une levée de fonds en millions d’euros : leur défense contre une action en contrefaçon aux Etats-Unis. Personne n’en parle, pourtant cette épreuve menace de casser leur dynamique de croissance.
Pour les start-up, la défense contre une action en contrefaçon est un passage obligé
Alors qu’elles commencent à s’étendre aux Etats-Unis, les start-up reçoivent un jour une lettre de proposition de licence, par exemple : « vous récoltez directement les avantages des inventions de la société X. Par conséquent vous pourriez bénéficier d’une licence de brevets. Nous vous invitons à répondre à cette lettre afin de commencer une discussion sur les conditions potentielles d’une telle licence » (1). Bien souvent, cette lettre est ignorée, mais la pression augmente irrésistiblement jusqu’à faire naître chez les investisseurs des inquiétudes sur la pérennité de l’entreprise. Le ressentiment grandit alors, devant le gâchis d’argent dépensé à se défendre au lieu d’investir pour se développer et innover (2). Finalement, la colère éclate contre la propriété industrielle dans son ensemble, souvent ressentie comme nuisible à l’innovation voire dénoncée comme du racket (3). En finissant par accepter la négociation, on se demande alors comment on en est arrivé là. Combien de start-up sont concernées ? Pourquoi n’a-t-on pas été averti plus tôt de ce danger ? Pourquoi personne n’en parle ? A quel moment a-t-on fait une erreur ? Comment celles qui sont passées par là s’en sont-elles sorties ?
La loi du silence règne sur les actions en contrefaçon
En fait, les start-up qui ont rencontré ce problème n’en parlent pas. Pour une raison majeure : 100% des investisseurs en capital-risque indiquent qu’ils pourraient renoncer à investir sur ce seul motif (2). De plus, elles ne peuvent commencer à négocier qu’en ayant signé un contrat de confidentialité qui complique leur défense en gênant leurs échanges d’informations avec leurs partenaires (4). En outre les transactions sont en général gardées secrètes (5). Certaines start-up sont même rachetées par leur assaillant, qui disposent là d’un levier de négociation réel.
Ces sociétés n’en parlent pas, pourtant elles sont nombreuses. Un tiers de celles qui sont en série B font l’objet d’une attaque (6). Plus de la moitié des défendants font moins de 10 millions de dollars de chiffre d’affaires, et 60% des actions concernent des logiciels ou de la high-tech (12).
Par exception, certaines affaires prennent le public à témoin, et révèlent l’état d’esprit des belligérants. C’est le cas des récentes invectives d’IBM et Groupon par presse interposée :
– IBM : « Groupon a refusé d’engager des discussions sérieuses sur la conclusion d’un contrat de licence afin de mettre fin à la violation des brevets d’IBM » (19)
– Groupon : « IBM est une relique d’anciennes grandes entreprises de technologie du XXe siècle qui a maintenant recours à l’usurpation de la propriété intellectuelle d’entreprises nées dans ce millénaire. IBM tente de s’affranchir de son statut de dinosaure de l’ère du réseau commuté en enfreignant les droits de propriété intellectuelle des sociétés technologiques actuelles »
– IBM : « La plupart des grandes entreprises ont pris des licences pour ces brevets. Groupon ne l’a pas fait. Le nouveau gamin refuse de prendre la responsabilité de l’utilisation de ces inventions »
– Groupon : « Une question clé dans cette affaire est de savoir si ces brevets couvrent le World Wide Web. Ce n’est pas le cas, parce que IBM n’a pas inventé le World Wide Web. IBM a une autre activité dont il ne parle pas dans ses publicités. Dans ce secteur, IBM utilise son énorme stock de brevets en tant que club pour obtenir de l’argent d’autres sociétés » (21).
La menace est plus lourde pour les start-up françaises
Les start-up sont confrontées à cette réalité de manière brutale, surtout les sociétés françaises. La culture du brevet est en effet déficitaire en France, qui dépose moins les inventions de ses start-up que les Etats-Unis ou l’Allemagne (7). Avant la série B, les start-up sont souvent protégées par leur petite taille : les spécialistes de la valorisation des brevets ciblent des acteurs du marché ayant déjà un certain niveau de revenus pour assurer leur retour sur investissement. Les autres ne voient pas dans ces start-up une réelle menace. Elles sont aussi protégées par leur situation géographique, car elles sont relativement peu exposées tant qu’elles ne se développent pas aux Etats-Unis. Mais en cas d’action judiciaire, les coûts sont élevés : entre 1 et 4 million(s) de dollars (8)(9) par action de défense, auxquels peuvent s’ajouter 10 millions de dollars de dommages (22). Suite à cette action, 40% des start-up indiquent avoir subi un « impact opérationnel significatif » (10). La licorne française BlaBlaCar, pourtant leader mondial du covoiturage, s’est heurtée à un mur de brevets et a renoncé au marché américain (11).
La stratégie de défense dépend de plusieurs critères
Le jour où ce problème surgit, il faut se résoudre à le traiter et, pour commencer, connaître les particularités de son secteur. Dans le domaine des logiciels, par exemple, les exploitants de brevets représentent plus de la moitié des actions judiciaires et les fabricants seulement 15% (14). Mais d’expérience cette proportion est inversée pour les transactions amiables, qui seraient dix fois supérieures aux résolutions judiciaires (6).
Il faut ensuite se connaître soi-même. Quelle est la qualité de ses propres brevets, que l’on fasse ou non partie du palmarès des inventeurs de la French tech (18) ? Quelle est la qualité de son inventivité, qu’elle ait donné lieu ou non à des dépôts de brevets ?
Il faut enfin connaître son adversaire. Le terme de « patent troll » revient souvent, mais n’est pas assez précis. Les plaignants sont en effet de natures différentes :
- certains ont pour modèle économique l’exploitation de brevets acquis auprès d’inventeurs, tels Acacia ou Intellectual Ventures, ou auprès d’industriels, tels Conversant ou MobileMedia Ideas
- les fabricants vendent des produits et des services, protégés ou non par leurs brevets, tel AT&T
- les filiales spécialisées des fabricants valorisent les brevets de ceux-ci, tel AT&T Intellectual Property (12)
- les fonds d’inventeurs sont des propriétés de brevets détenues par un ou plusieurs inventeurs (13)
- les inventeurs peuvent aussi agir à titre personnel
Les ripostes possibles sont très variables en fonction de toutes ces caractéristiques. En schématisant :
- L’attaquant n’a aucune activité commerciale et oppose un grand nombre de brevets => impliquer son fournisseur de technologie s’il y en a un, contester la base sur laquelle une éventuelle redevance serait due, se rapprocher des bailleurs de fonds du titulaire des brevets, chercher -plus rarement- à mettre en place une coalition de défense pour mutualiser les frais
- L’attaquant n’a aucune activité commerciale et oppose un faible nombre de brevets => en plus des actions du 1) remettre en cause la validité et/ou la contrefaçon alléguée par le titulaire du ou des brevets.
- L’attaquant a une activité commerciale, et la start-up dispose de brevets pertinents face à l’activité de l’opposant => utiliser ces brevets de manière défensive. C’est ainsi que, suite à la guerre des brevets de 2012, Google est devenu le 7ème déposant mondial (16), et Facebook est rentré dans le Top 50 des inventeurs en préparation des guerres suivantes.
- L’attaquant a une activité commerciale, et la start-up dispose de capitaux ou peut intéresser un partenaire à son succès => acheter des brevets défensifs : contre Apple, Google avait racheté Motorola et ses 17000 brevets pour 12 milliards (15). Contre Yahoo, Facebook avait racheté à Microsoft 650 brevets pour 550 millions de dollars (17).
Le marché américain est protégé par de nombreux brevets, même si certains peuvent s’avérer plus ou moins discutables. En conséquence, la start-up désirant entrer sur le marché américain va probablement faire face à de multiples demandes, plus ou moins justifiées. Innover et protéger ses innovations est nécessaire mais pas suffisant. Il faut intégrer au préalable cette réalité dans la vision de son projet pour ne pas s’y heurter sans préparation, préparer les ripostes possibles et gérer les coûts, qui représentent le prix à payer pour franchir la barrière des brevets et accéder au marché américain du numérique.
Par Philippe Lanet et Vincent Lorphelin
Références bibliographiques
(1) https://www.oba.com/wp-content/uploads/2017/04/0417updateletter1.pdf
(2) https://repository.uchastings.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=2047&context=faculty_scholarship
(3) Sur le caractère nuisible de la pratique des actions en contrefaçon : https://www.bu.edu/bulawreview/files/2018/03/LEMLEY-1.pdf
Sur la prétendue explosion des actions en contrefaçon: http://www.law.northwestern.edu/research-faculty/searlecenter/events/roundtable/documents/Kesan_Unpacking_PAEs.pdf
(5)https://www.businesswire.com/news/home/20120723006185/en/Agreement-Resolves-NTP-Litigation
(6) https://breese.blogs.com/pi/2013/01/patent-troll.html
(7) https://www.forbes.fr/business/pourquoi-les-start-up-negligent-elles-le-brevet/, https://www.latribune.fr/technos-medias/innovation-et-start-up/brevets-les-startups-francaises-en-retard-france-brevets-tire-la-sonnette-d-alame-693646.html
(8) https://www.lescpi.ca/files/sites/66/CPI-27-1_189-PAYETTE.pdf
(9) https://scholarship.law.cornell.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=4620&context=clr
(10) https://digitalcommons.law.scu.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1554&context=facpubs
(11) https://www.challenges.fr/high-tech/la-french-tech-peche-par-manque-de-brevets_582166
(12) https://about.att.com/innovation/ip
(13) par exemple : Ronald A. Katz Technology Licensing LLC, Hawk Technology Sys.
(14) https://www-cdn.law.stanford.edu/wp-content/uploads/2018/09/Miller_LL_20180910.pdf
(15) https://www.cnet.com/news/yes-google-needed-motorola-for-the-patents/
(18) https://www.forbes.fr/entrepreneurs/classement-des-inventeurs-de-la-french-tech-en-regions/
(19) Mars 2016 – http://fortune.com/2016/03/03/ibm-sues-groupon-over-business-model/
(20) Mai 2016 – http://fortune.com/2016/05/09/groupon-sues-ibm-software/
(21) Juillet 2018 – https://www.reuters.com/article/us-ibm-groupon-lawsuit/ibm-seeks-167-million-from-groupon-in-dispute-over-early-internet-patents-idUSKBN1K62VA
(22) https://www.iam-media.com/global-patent-litigation-strategy 2018-pwc-patent-litigation-study.pdf
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