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Le Brevet, Clé Du Développement De L’Intelligence Artificielle

©Getty Images

Malgré les enjeux évoqués par la mission Villani, la French IA protège peu ses innovations à cause de l’incompatibilité supposée des logiciels et des brevets. Or l’IA repousse les frontières de la brevetabilité sur plusieurs fronts, y compris en Europe. Il faut seulement approfondir la recherche des inventions sous-jacentes.

Vladimir Poutine déclarait que le leader de l’IA « dominera le monde ». Le médaillé Fields et député Cédric Villani exhorte l’Europe à investir des dizaines de milliards d’euros dans l’IA. Selon le rapport intermédiaire de sa mission, les enjeux ne sont pas moins que ceux de la « domination économique », de l’« aspiration de la valeur » et même du risque de « déshumanisation ».  

Il vante la vitalité française dans l’IA avec ses 270 start-up, plusieurs dizaines de centres de recherche et un haut niveau de recherche en mathématiques et informatique. Pourtant, nous n’avons toujours pas résolu un problème majeur. La France continue à inventer pour le bénéfice du monde entier, sauf du sien. Chaque rapport officiel déplore son manque de propriété intellectuelle. Pour ce qui concerne les start-up, seulement 15% d’entre elles sont protégées contre 22% en Allemagne et aux Etats-Unis.

 

La French Tech est sceptique

Les start-up de l’IA ne se sentent en général pas concernées par ce problème. Elles croient majoritairement que l’IA n’est pas brevetable. Parmi les raisons évoquées :

  • Intégrer des briques open source empêcherait la brevetabilité. Pourtant Google, héraut mondial de l’open source, est le cinquième déposant mondial de brevets.
  • Les logiciels ne seraient pas brevetables. Pourtant IBM est le premier déposant mondial avec 8088 demandes dont 2700 pour l’IA.
  • Les algorithmes ne seraient pas brevetables en France. Pourtant le CNES vient d’obtenir un brevet de surveillance apprenante du bon fonctionnement des satellites, donc basé sur des algorithmes de machine learning (5).
  • Les innovations d’usage, qui intègrent des briques d’IA, n’auraient pas la technicité suffisante pour être brevetées. Pourtant Apple a protégé le déverrouillage d’un portillon automatique par reconnaissance de l’empreinte digitale sur un iPhone placé à proximité (2). Facebook a protégé l’accès à une communauté en ligne par scan d’un QRcode imprimé sur une affiche (3). Amazon a protégé la liste de mots-clés proposés à un utilisateur pour décrire une photo qu’il s’apprête à poster (4).

En dépit de ces faits la French IA reste sceptique sur la brevetabilité de ses innovations. Il faut reconnaître à sa décharge que la première prestation qui leur est proposée par les professionnels est en général une analyse de brevetabilité. Or celle-ci conclut trop souvent par la négative lorsqu’il s’agit d’une innovation d’usage. Cette analyse n’est hélas que rarement précédée par une identification approfondie des inventions sous-jacentes, prestation plus longue et coûteuse alors que les budgets ne sont pas toujours là, mais qui revèlerait des trésors aujourd’hui ignorés ! Cette identification consiste à dénicher par exemple les inventions sous-jacentes d’un assistant de beauté qui conseille à une cliente un blush et un crayon à lèvres lorsqu’elle achète du rouge à lèvres (5), d’un synthétiseur de voix qui apparaît plus naturel à l’écoute (6), ou d’un animateur artificiel de conférences en ligne qui réagit en fonction de l’ambiance des débats (7).

Le champ du brevet est élargi par l’IA

L’intelligence artificielle est une source de brevetabilité considérable que la French Tech ignore pour de mauvaises raisons. L’IA repousse même les limites de la brevetabilité en Europe au-delà de frontières qui paraissaient jusqu’alors intangibles.

Sur son site web l’INPI (Institut National de la Propriété Intellectuelle) indique que « au sens de la propriété industrielle, le brevet protège une invention technique, c’est-à-dire un produit ou un procédé qui apporte une nouvelle solution technique à un problème technique donné ». Or on peut se demander où se trouve l’élément technique dans la revendication fondatrice du brevet du CNES précédemment évoqué (1).

L’INPI n’a soulevé aucune objection de non brevetabilité, et l’OEB (Office Européen des Brevets) en rédigeant l’Opinion Ecrite ne l’a pas soulevé non plus. Dans le jargon des experts, il s’agit en effet d’un procédé de traitement de mesures, et le procédé logique produit un effet nouveau sur le traitement des mesures. Par exemple si la détermination d’une frontière par le programme lui-même permet d’obtenir une plus grande fiabilité des alertes, on a un effet technique. Cette méthode permet de plus d’optimiser et de gagner en sollicitation de ressources machines compte tenu du grand nombre de paramètres à surveiller, et fait gagner en temps de calcul de manière significative.

L’ optimisation peut être considérée comme un effet technique, surtout lorsqu’elle rend des choses possibles qui ne le sont pas sans l’invention.

Cela ne préjuge pas de l’inventivité, qui est jugée exclusivement sur les caractéristiques produisant un effet technique, mais permet d’échapper à l’objection d’exclusion de la brevetabilité. On notera toutefois que la jurisprudence de l’OEB exclut la vitesse, et la quantité de mémoire nécessaire des problèmes techniques pouvant être à la base d’une contribution inventive pour une invention mixte logiciel/technique. Ce sont des « jurisprudences établies » des années 2005 à 2009, mais qui pourraient finir par céder avec l’arrivée des inventions liées à l’IA.

 

L’office Européen des Brevets se montre plus conciliant

L’IA, en tant que logiciel, est normalement plus difficile à protéger en Europe qu’aux Etats-Unis. Or, dans un rapport récent, l’OEB admet que l’IA introduit une rupture et se dit « préparée pour traiter de la brevetabilité des inventions 4IR (résultant de l’IA) dans le cadre de la législation européenne sur les brevets applicable et pour créer la sécurité juridique nécessaire aux entreprises innovantes du secteur ». Traduction : l’écart de tolérance entre les Etats-Unis et l’Europe va peut-être se réduire pour l’IA.

La brevatabilité des inventions de logiciel

Les inventions mises en œuvre par ordinateur sont traitées de manières différentes par les Offices des Brevets dans le monde. En Europe, l’Article 52 de la Convention sur le Brevet Européen (CBE) exclut de la brevetabilité les programmes d’ordinateur « en tant que tels ». Cependant, cette exclusion n’implique pas que l’exclusion des logiciels  soit systématique, mais plutôt qu’un examen plus rigoureux du caractère technique de ces inventions est exigé.

Au cours des vingt dernières années, la jurisprudence des chambres de recours de l’OEB a clarifié les implications de l’Article 52 et défini des règles de droit, relativement stables et prévisibles pour ce qui concerne la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur. Comme toute invention, une invention mise en œuvre par ordinateur doit respecter les conditions de base de la brevetabilité, en l’occurrence la nouveauté, l’activité inventive et l’application industrielle. De plus, il doit être établi qu’une telle invention présente un caractère technique qui permette de la distinguer de programmes d’ordinateur en tant que tels. En d’autres termes, une telle invention doit résoudre un problème technique par une contribution technique nouvelle et non évidente.Les effets physiques normaux résultant de l’exécution d’un programme (par ex., les courants électriques) ne sont pas, en eux-mêmes, suffisants pour conférer à un programme d’ordinateur un caractère technique. Un effet technique supplémentaire est nécessaire, cet effet technique supplémentaire pouvant, par exemple, être de contrôler un procédé industriel.

La CBE autorise donc l’OEB à délivrer des brevets européens pour des inventions dans différents domaines technologiques et dans lesquels des programmes d’ordinateur peuvent apporter une contribution. Ceci inclut les dispositifs médicaux, le secteur automobile, le contrôle industriel ou encore les technologies de l’information et de la communication.

Le cas particulier de l’IA

Selon l’OEB, les inventions 4IR regroupent les inventions connectées et autonomes, comprenant les capteurs, les processeurs et les logiciels destinés à l’utilisation dans le cadre de l’Internet des Objets. 

Par définition, et comme déjà dit, toutes les inventions 4IR sont des inventions mises en œuvre par ordinateur. A l’heure actuelle, ces inventions représentent la plus grande partie des dépôts de demandes de brevet dans le domaine des technologies de l’information et de la communication. 

Dans ce domaine, tandis que moins de 3000 demandes étaient déposées par an à l’OEB précédemment à 2011, plus de 5000 demandes y sont désormais déposées chaque année depuis 2015. Les prévisions indiquent que ces nombres devraient augmenter graduellement jusqu’en 2025-2030. Jusqu’à présent, les applications les plus courantes des technologies de l’information et de la communication ont été dans le domaine des dispositifs médicaux, dans le domaine industriel, de l’automatisation, de l’automobile et de la domotique. Depuis 2011, le taux de croissance moyen de dépôts dans ces domaines n’a cessé d’augmenter. L’Europe est, dans l’ensemble, particulièrement active dans les applications de positionnement, d’apprentissage automatique, et de sécurité. Comparativement aux marchés américain et asiatique, par contre, un nombre significativement moins important de demandes a été déposé dans les domaines de l’approvisionnement, des systèmes 3D et de l’énergie.

Les deux régions européennes principalement contributrices dans ces domaines sont l’Île-de-France en France et la Haute Bavière en Allemagne. Hormis la région parisienne, les régions françaises les plus innovantes sont la Bretagne, la Provence-Alpes-Côte d’Azur et le Rhône-Alpes. Avec l’Allemagne, la France représente plus de la moitié des dépôts de demandes de brevet pour ces quatre domaines technologiques. Par ailleurs, il est à noter que les performances des pays européens respectifs n’est pas uniforme en fonction des domaines technologiques. La France est clairement dominante dans le domaine de l’Intelligence Artificielle, des interfaces utilisateur et, à un degré moindre, des systèmes 3D et de la sécurité. Dans ces secteurs, les principaux déposants en France sont Xerox, le CEA, Airbus, Safran et Cisco. Les principaux déposants en Allemagne sont Siemens, SAP, Robert Bosch, Fraunhofer et Porsche. 

Bien que l’Allemagne maintienne son avance depuis la fin des années 1990 dans les domaines de l’automobile, de l’infrastructure et de la construction, une analyse par région indique que l’Île-de-France est aujourd’hui à la pointe dans le domaine de l’Intelligence Artificielle, avec 3.2% du total de contributions devant l’Office Européen des Brevets.

A la fin de l’année 2017, l’Allemagne et la France apparaissaient donc comme les principaux centres d’innovation 4IR, contribuant pour environ 8% et 6% respectivement du total de demandes de brevet déposées à l’OEB dans ces secteurs.

Tous les voyants sont au vert pour protéger l’IA, en Europe et aux Etats-Unis. Pour révéler son formidable génie inventif, la première question que doit maintenant se poser la French IA ne doit plus être « mon innovation est-elle brevetable ? » mais « où se niche l’invention de mon innovation ? » ♦

Par Vincent Lorphelin, Eric Le Forestier, Jean-Christophe Rolland, Pierre Ollivier, Frédéric Hege, Mathieu Buchkremer


Références

(1) CNES FR3045170

Pour anticiper les pannes, les machines sont équipées de capteurs pour en suivre le fonctionnement nominal. Dans un satellite, le nombre de mesures est devenu trop important pour être suivi. Le CNES propose une solution d’intelligence artificielle pour apprendre le comportement nominal du satellite puis de générer des alertes lors du dépassement de frontières prédéfinies.

 (2) Apple US9342674

Les portes d’accès sécurisé nécessitent un lecteur de cartes ou d’empreintes biométriques, c’est-à-dire des équipements chers et difficiles à maintenir. Apple propose que les utilisateurs posent seulement leur pouce sur leur iPhone pour leur autoriser l’accès.

(3) Facebook US9740372

Une personne non initiée peut avoir des difficultés à trouver la porte d’entrée d’une communauté en ligne. Facebook propose aux créateurs de forums de créer un QR code et de l’imprimer, par exemple sur l’affiche d’un concert. Scanner ce QR code permet ensuite d’entrer directement dans le fil de discussion en ligne.

(4) Amazon US9798960

Les acheteurs sur internet ont souvent du mal à trouver l’objet qu’ils recherchent. Le problème ne vient pas des moteurs de recherche, mais de la description de ces objets, trop vague. Amazon propose une solution de reconnaissance d’image qui assiste l’auteur d’une photo d’objet en lui proposant une liste de mots-clés à valider avant de poster cette photo en ligne. 

(5) L’Oréal US7437344

Quand une cliente choisit un rouge à lèvres, elle aime souvent recevoir des conseils pour le choix de son crayon à lèvres et du blush, mais les vendeuses ne sont pas toujours compétentes ou disponibles. L’Oréal propose donc un assistant personnel pour des conseils de beauté, maquillage, accessoires, coupe et couleur de cheveux.

(6) IBM US9601104

Dans un article de 1970, le Professeur Masahiro Mori décrivait le phénomène de « uncanny valley » : plus les robots veulent ressembler aux hommes, plus ils leur apparaissent monstrueux. IBM propose une solution pour dépasser ce phénomène dans l’expression écrite ou orale. Il s’agit par exemple de repérer d’abord des inflexions de la voix caractéristiques d’un groupe de personnes (étudiants, adversaires, collaborateurs), indépendamment du contenu de ce qui est dit. Puis d’imprégner l’intelligence artificielle avec ces inflexions pour la rendre plus naturelle.

(7) Ricoh US9641563

Les réunions professionnelles sont trop souvent une perte de temps malgré la rédaction d’un ordre du jour et d’un compte-rendu, ou la présence d’un modérateur. Ricoh propose une solution d’assistant intelligent de conférence en ligne. La reconnaissance des visages note la présence de chaque participant et ajoute les sous-titres de la discussion dans la bonne langue. La reconnaissance verbale chronomètre le temps passé sur chaque sujet et passe au sujet suivant. La reconnaissance de sentiment détecte la dégradation de l’ambiance et reprogramme ce débat ultérieurement.

 

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