Difficile de prédire ce que sera le travail à horizon 15 ou 20 ans dans un contexte de transformation numérique. Tout l’enjeu consiste à adapter les modes d’organisations des entreprises à ces ruptures technologiques qui modifient la nature même du travail.
Qu’aurait pu écrire Bertrand Russel (1872-1970) en ces temps de campagne électorale où le mot « travail » se trouve projeté au centre des débats ? En faisant paraître, en 1932, « Eloge de l’oisiveté », le mathématicien-philosophe, par ailleurs membre de l’aristocratie britannique tout en ayant milité de nombreuses années au Parti travailliste, n’avait alors qu’une idée, certes polémique : promouvoir la baisse du temps de travail au profit d’un temps libre consacré aux « loisirs studieux ». En ces années de taylorisme triomphant où les idéologies socialistes et capitalistes s’opposaient frontalement, Russel choisit d’inscrire sa réflexion iconoclaste dans une problématique sociale pour comprendre l’origine des inégalités et imaginer une nouvelle organisation politique de la société. Pour lui, pas de doute, « la cause des grands maux dans le monde moderne» provient de l’association malheureuse entre « travail » et « vertu ». En clair, la glorification de la sueur n’étant destinée qu’à entretenir une « morale d’esclaves » et d’en déduire qu’à « l’ère de l’abondance » rendue possible par l’industrialisation, la valeur travail se doit d’être repensée.
Pour le philosophe utopiste, la « source du bonheur universel » ne peut advenir que par une baisse significative du temps de travail (il va même jusqu’à recommander 4 heures par jour…), condition pour que « le bonheur et la joie de vivre prennent la place de la fatigue nerveuse, de la lassitude et de la dyspepsie. » Si un tel détour philosophique n’a d’autre intérêt que de rappeler que la question du travail reste plus que jamais au centre des enjeux économiques et politiques de nos sociétés, le « travail », tantôt facteur d’épanouissement personnel ou vu comme enjeu d’aliénation, n’en finit pas d’évoluer du fait de la diffusion de nouvelles technologies et d’un environnement économique mondial concurrentiel.
Mutation du travail
Entre ceux qui préfigurent la disparition du salariat et d’autres, plus radicaux, qui annoncent la fin du travail, il est bien sûr impossible de prédire la future nature de ce que sera le travail dans les 10, 20 ou 50 prochaines années. Une chose semble néanmoins certaine : le numérique, la robotique et l’intelligence artificielle, souvent annoncés comme destructeurs d’emplois par quelques « techno-prophètes », devraient être à l’origine d’une mutation et non une disparition du travail. En la matière, chaque fois que le progrès et les innovations remettent en cause les habitudes, dont celles sur le travail, un discours anxiogène se répand, sapant les espoirs placés dans le progrès technologique. Il y a déjà plus de vingt ans, l’économiste américain Jeremy Rifkin prophétisait « la fin du travail» suite à l’arrivée massive des robots et de l’informatique. Plus proche de nous, en septembre 2013, les universitaires Carl Benedikt Frey et Michael Osborne faisaient paraître une étude alarmiste concluant que près de 47% des emplois américains étaient «potentiellement automatisables à une échéance non spécifiée, peut-être une décennie ou deux ». Depuis, d’autres études plus nuancées avançant qu’à peine 10% métiers seraient en danger du fait de l’automatisation. Comme souvent, bon nombre d’études qui paraissent sur ce sujet se focalisent presque exclusivement sur le « passif » en omettant de mettre en lumière « l’actif », en l’occurrence les créations d’emplois issues de ces mutations. En suivant ce raisonnement manichéen, il y a fort à parier que nous en serions à encore recenser le millier d’ouvriers soudeurs, forgerons et autres architectes de marine ayant disparu de la construction navale en omettant de citer les millions de nouveaux emplois créés du fait de l’émergence de nouveaux moyens de transport (aviation civile et automobile).
Quelles futures organisations du travail ?
S’il est évident que l’actuelle révolution technologique sera source de création et de destruction d’emplois, l’important est de pouvoir comprendre comment ces emplois de demain s’intégreront aux organisations du travail mis en place dans les entreprises et les administrations. C’est tout le pari du dernier rapport de France Stratégie, Imaginer l’avenir du travail – Quatre types d’organisation du travail à l’horizon 2030. Ce document prospectif met en avant 4 pistes d’évolutions des modes d’organisation du travail :
- Il y a d’abord l’hypothèse d’un fort développement des « organisations apprenantes» dans lesquelles le travailleur est largement autonome tout en bénéficiant d’un cadre managérial participatif. « Décentralisation des décisions, autonomie, enrichissement du travail, apprentissage, travail en équipe… sont les maîtres mots de cette forme d’organisation ».
- Dans le même temps, et afin de s’adapter à un contexte concurrentiel toujours plus marqué, les entreprises continueront à privilégier des modes d’organisation souples, flexibles et connectés « capables de générer rapidement des produits et des services innovants et de qualité pour se différencier sur le marché mondial ». Bienvenue dans l’ère des « plateformes collaboratives virtuelles » ! Comme le précise Gilles Babinet dans son dernier essai consacré à la transformation digitale des entreprises et à l’avènement des plateformes, « les entreprises, quelles qu’elles soient, ont vocation à devenir des plateformes, c’est-à-dire à être au cœur des interactions (fournisseurs, clients, salariés…) qui leur permettent de remplir leur mission au mieux. »
- Enfin, et pour les deux dernières formes explorées, le modèle du « super-intérim» et le « taylorisme new age », l’étude avance que ces autres formes d’organisation ultra-flexibles, appuyées sur des réseaux de communication très rapides, pourraient faire disparaître le modèle (par ailleurs déjà largement écorné) d’employeur et de contrat de travail uniques.
Comment travaillerons-nous demain ? Cette question continue de hanter les réflexions philosophiques, économiques et politiques dans un contexte où, nous dit-on, nos emplois seront peut-être (tous) remplacés par des robots équipés d’intelligences artificielles. Pour l’heure, et s’il n’est pas facile de se frayer un chemin entre prophéties techno-alarmistes et appels à la raison au nom du progrès économique et social, il est certain que de profonds changements s’annoncent. A coup sûr, ils transformeront notre réalité du travail comme la révolution industrielle l’a fait en son temps. Face à cela, il reviendra à, chaque acteur concerné de remodeler sa façon de produire, repenser sa façon de travailler, réécrire le droit du travail et de la protection sociale pour s’adapter à ces nouvelles formes d’emplois. Autant d’enjeux que Russel aurait peut-être pu nous aider à décrypter s’il s’était lui-même penché sur cette question en ce début de XXIème siècle.
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