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Langue d’Ésope

L’intelligence artificielle (IA) n’en finit pas de susciter craintes et fantasmes. Loin des discours apocalyptiques, d’autres arguments sont à valoriser pour faire valoir la complémentarité Hommes-machines.

Le maître d’Ésope, esclave phrygien, lui demanda d’aller acheter la meilleure des nourritures pour un banquet. Ésope ne ramena que des langues en guise d’entrée, de plat et de dessert. Ce qui, au début, régala les invités, finit par les dégoûter et le maître de demander à son esclave de s’expliquer sur les raisons d’un repas à base d’ingrédient unique. « La langue est la meilleure des choses se justifia-t-il. C’est le lien de la vie civile, la clé des sciences, avec elle on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées… » En préparation d’un second banquet et espérant sans doute que son esclave ferait preuve de plus d’originalité, le maître lui demanda de lui ramener la pire des choses. Ésope s’exécuta ne ramenant là encore que des langues et d’expliquer à son maître qu’il n’y a pas pire chose car  « mère de tous les débats et source de toutes les guerres ». S’il fallut attendre que Jean de la Fontaine traduise cette fable aux origines lointaines, ce récit conserve toute son actualité surtout quand il s’agit d’évoquer les débats actuels sur l’intelligence artificielle (IA). Façon langue d’Esope, quand il est question d’intelligence artificielle, les débats s’enflamment et opposent les thuriféraires d’une humanité augmentée (le meilleur) contre les tenants de ceux qui dénoncent cette idylle entre l’homme et la machine (le pire) où la seconde remplacera peu à peu le premier.

IA faible, IA forte

Sans même nous en apercevoir, l’IA a déjà envahi notre quotidien. Dans nos smartphones, nos voitures, nos maisons, nos lieux de travail… cette forme de programmation numérique à base d’algorithmes (ni plus ni moins que des consignes précises données à la machine pour traiter et agencer des millions d’informations), ne présente que des avantages. Portative, domestiquée et accessible d’un simple clic, cette IA « faible », programmée pour n’exécuter que des tâches parfaitement définies, tient ses promesses : nous faire gagner du temps en réalisant à notre place tout une série de tâches (traduction, achats en ligne….) a priori rébarbatives ou pouvant être automatisées. C’est cette forme d’IA, construite à base de deep learning (apprentissage automatique) dans sa version la plus élaborée, qui attirent actuellement des milliards d’investissements[1].                   

Grâce aux avancées technologiques des machines, de plus en plus puissantes, rapides, capables de stocker et trier des quantités vertigineuses de données, l’enjeu commercial est évident : mettre sur le marché des produits et services capables de nous assister dans presque toutes les activités de notre quotidien[2]. Certes les questions de protection de nos vies privées ne manquent pas d’apparaître comme étant des sujets cruciaux quand ce seront des machines qui connaîtront tout de nous pour mieux nous « conseiller » en agissant à notre place. A ce stade du développement de l’IA, pas de quoi sombrer dans la psychose même si les craintes liées à une IA dite « forte » n’en finissent pas de susciter peurs et sombres prophéties. Au centre de cette question, le machine reasoning, la machine qui apprend seule et qui est capable de raisonner grâce à des algorithmes génétiques qui se corrigent et se transforment. En clair, une machine capable d’adopter les codes du cerveau humain. Un flot ininterrompu de littérature fleurit sur ce terreau anxiogène[3] avec l’argument qu’un jour prochain (2035, 2038…)  la machine pourrait « s’éveiller » et acquérir des formes d’intelligence et de conscience plus perfectionnées que celle de nos cerveaux humains. En l’espèce,  deux écoles se font face : ceux qui pensent que les machines auront tous les caractéristiques humaines, bonnes comme mauvaises, et les autres pour qui les machines ne pourront jamais raisonner comme des humains, tout au plus s’adapteront-elles en fonction de leurs propres besoins

Les machines ont besoin des hommes

Pour relativiser cette prise de pouvoir par les machines, il faut rappeler que nous sommes encore très loin de cette IA « forte », consciente de son existence et agissant d’elle-même. A quelques exceptions près[4], tous les scientifiques s’accordent à dire que le temps n’est pas encore advenu où les IA seront dotées des mêmes attributs que l’intelligence humaine. Certes, la machine gagnera presque toujours quand il s’agira de traiter et d’agencer des milliards de données pour décider de la « meilleure » action – on l’a vu en 1997, avec la victoire de Deep Blue d’IBM sur le champion d’échec Garry Kasparov puis en 2011 avec le triomphe du superordinateur d’IBM, Watson, face à des humains dans je jeu télévisé Jeopardy mais « l’âme » de l’intelligence artificielle, boostée grâce à des algorithmes de plus en plus sophistiqués, risque fort de se trouver limitée face à des notions telles que la créativité, l’empathie, l’émotion ou encore la conscience de la liberté. Comme le dit un récent livre blanc sur la question[5]Pourquoi il ne faut pas avoir peur de l’intelligence artificielle – rien ne pourra remplacer un humain dans sa globalité. Et comme pour démystifier cette IA dépassant les capacités humaines de citer l’exemple de l’IA qui sait mieux reconnaitre des races de chiens qu’un expert. Si le résultat est bluffant, il ne faut pas oublier que c’est un cerveau humain qui lui a transmis ce savoir en l’incitant à agencer de multiples combinaisons (analyse des pixels de photos numérisées, par exemple). Et de conclure que « l’IA et les réseaux neuronaux ne simulent pas le cerveau humain mais navigue dans des modèles de régression et d’inférence statistique au sein de données massives. ». Autrement dit, l’IA aide l’humain, sans le remplacer.

Face à ce tsunami qu’est l’intelligence artificielle on peut cultiver le scepticisme, se piquer d’originalité en voyant tout en noir ou encore affecter une lucidité froide en tentant de garder ses distances mais impossible d’échapper à la vraie question qui n’est pas tant celle du remplacement de la machine par l’homme, principalement liées aux tâches répétitives ou à l’analyse, que celle de la complémentarité humain-machine. Cette relation-là est à construire pour travailler et vivre différemment. Bref, tirer le meilleur de la science sans la laisser nous asservir et ainsi tenter de revisiter la fable de la Langue d’Esope.

[1] https://www.recode.net/2017/5/19/15657758/google-artificial-intelligence-ai-investments

[2] http://www.usine-digitale.fr/article/l-ia-de-google-home-et-assistant-rompt-enfin-la-barriere-de-la-langue-et-va-meme-plus-loin.N542584

[3] http://www.grasset.fr/la-chute-de-lempire-humain-9782246860136

[4] https://sciencepost.fr/2017/03/futuriste-de-google-ray-kurzweil-prevoit-singularite-2029/

[5] https://www2.deloitte.com/fr/fr/pages/services-financier/articles/pourquoi-il-ne-faut-pas-avoir-peur-de-lintelligence-artificielle.html

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