Menée par le cabinet Innofact fin 2022 auprès de 442 dirigeants d’entreprises dans 19 pays européens, l’enquête « L’industrie européenne en transition » révèle un décalage entre la perception et le niveau réel d’avancée de la transformation digitale des entreprises industrielles. Pourtant, la volonté de relocalisation d’activités ordinairement dévolues à des pays à faible coût de main d’œuvre, les fragilités des chaines d’approvisionnement mises en lumière par la guerre en Ukraine ou bien encore la nouvelle directive européenne sur le développement durable, dite CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) appellent à des investissements massifs dans des solutions numériques.
En effet, il faut se donner des moyens nouveaux pour maîtriser des coûts dont le caractère inflationniste apparait de moins en moins supportable aux partenaires de l’entreprise. Également, il convient d’évaluer la pertinence des réponses apportées aux nouveaux défis et exigences posées à l’entreprise. Comment répondre simultanément aux attentes en matière de disponibilité, de coût, et de respect de l’environnement des produits ? Enfin, ces défis et exigences demandent une exploitation méthodique de l’information et des connaissances détenues par l’entreprise. L’étude révèle que dans plus de deux tiers des entreprises, les collaborateurs ne disposent pas d’un accès complet à l’ensemble des données nécessaires à leur travail. L’échange de données interservices ne fonctionne correctement dans moins de la moitié des organisations.
Les outils numériques devraient être au cœur de l’organisation des entreprises industrielles. Toutefois, en Europe tout comme aux Etats-Unis un nombre croissant d’observateurs s’étonne de la lenteur de la transformation numérique de celles-ci. Dans une enquête réalisée en 2022[1] par le Centre de recherche sur les systèmes d’information du MIT, les chefs d’entreprises américaines interrogés ont estimé que les efforts de transformation numérique de leurs entreprises n’étaient achevés qu’à 55 %. Dans l’Union européenne, 72 % des chefs d’entreprises indiquent qu’ils ne sont pas en mesure de répondre aux exigences du CSRD alors que cette directive repose largement sur l’exploitation de données numérisées.
Comment lutter contre l’inertie organisationnelle ?
Les organisations et plus encore les entreprises industrielles sont souvent décrites comme les prisonnières d’une organisation interne figée inaccessible aux changements. Contraintes par leur organisation interne, ces entreprises seraient focalisées sur des modifications incrémentales de leurs pratiques. Elles s’adapteraient difficilement aux modifications radicales de leurs environnement et exploreraient insuffisamment les moyens de créer de la valeur grâce à l’adoption de nouvelles technologies numériques.
Trois sources principales d’inertie organisationnelle sont de plus en plus souvent citées. Elles concernent les idées préconçues sur la création de valeur associée aux technologies numériques, l’organisation des flux d’information dans l’entreprise, l’hésitation à investir.
Les idées préconçues sur la création de valeur des technologies numériques
Les dirigeants d’entreprises ont acquis depuis au moins deux décennies une solide expérience de la mise en œuvre de solutions numériques dans leurs organisations. Leur histoire avec ces solutions numériques inclut bien souvent quelques échecs retentissants, deux ou trois retours en arrière et une méfiance certaine envers les discours qui passent sous silence les difficultés d’implémentation de nouvelles méthodes de travail recourant massivement aux outils numériques. Il s’ensuit que les dirigeants d’entreprises privilégient l’amélioration de ce qui est déjà en place aux nouvelles initiatives de transformation qui, en plus d’être coûteuses, généreront immanquablement l’incompréhension et la réticence de leurs collaborateurs. Ce choix repose sur une sous-estimation profonde la valeur potentielle associable aux nouvelles solutions numériques. Il appartient aux éditeurs de ces solutions de communiquer d’une manière nouvelle sur ces opportunités. Des problèmes professionnels spécifiques doivent être isolés puis analysés. Les meilleures opportunités de transformation doivent être identifiées – par exemple, en collaborant avec les groupes de parties prenantes de l’organisation qui ont une meilleure compréhension de l’activité, qui reconnaissent comment le numérique peut répondre aux besoins de l’entreprise et qui apprécient l’apprentissage itératif.
Un projet pilote doit permettre de tester le degré d’acceptabilité de la solution. L’évaluation de l’efficacité de celle-ci doit être également menée. L’efficacité et l’acceptabilité sont les deux pivots qui orientent les caractéristiques de la solution qui sera rapidement mise en œuvre. L’idée est de créer de la valeur dès la phase pilote afin de repousser tous les atermoiements concernant le dimensionnement de la solution dans l’entreprise : Il est toujours plus confortable de multiplier les centres de profits que les centre de coûts.
L’organisation du travail et des flux d’information dans l’entreprise
Nous avons souligné plus haut que les entreprises disposent d’une culture numérique déjà ancienne. Celle-ci a contribué à structurer les flux d’informations et les structures de reporting suivant des routines contraintes par des disponibilités technologiques aujourd’hui dépassées. Par conséquent, ces routines ne sont plus en phase avec les possibilités actuelles des technologiques numériques. Depuis 10 ans, les coûts de stockage de la data ont diminué de manière drastique, les vitesses de transmission des informations ont encore accéléré et les capacités computationnelles des ordinateurs sont montées en flèche (loi de Moore). Les anciennes organisations en silo où les différents départements ou équipes fonctionnaient d’une manière relativement indépendante et partageaient peu d’information peuvent aujourd’hui laisser la place à des configurations organisationnelles privilégiant de nouvelles formes de collaborations ponctuelles ou plus durables. Historiquement, aucune configuration organisationnelle ne s’est montrée intrinsèquement supérieure à toute les autres. Toutefois, certaines d’entre-elles sont apparues particulièrement en phase avec les exigences de leur environnement. Les nouvelles solutions numériques présentent une plasticité qui favorise les reconfigurations organisationnelles et facilitent l’adaptation de l’entreprise aux modifications de son environnement. Les nouvelles structurations des flux d’information, notamment autorisées par la Business Intelligence permettent de saisir sans retard les opportunités offertes par le marché. Une organisation du travail privilégiant l’idée de mission plutôt que celle de statut autorise une meilleure exploitation des nouveaux outils collaboratifs issus des technologies numériques. Cette flexibilité organisationnelle soutenue par un flux régulier d’informations pertinentes est nécessairement porteuse de valeur dans un environnement en évolution constante.
Les nouvelles technologies numériques améliorent la plasticité organisationnelle et celle-ci oriente les choix stratégiques de l’entreprise. Dans le nouvel environnement technologie les réflexions organisationnelles priment donc sur les considérations stratégiques.
L’hésitation en matière d’investissement
L’engagement de dépenses dans les nouvelles technologies numériques répond difficilement aux critères couramment utilisés pour décider d’un nouvel investissement. De plus, les règles prudentielles tendent à raccourcir l’horizon des revenus pouvant être tirés de telles dépenses. L’absence de critères fiables de décision et la sous-évaluation de l’horizon des revenus générés par les nouvelles technologies numériques concourent toutes les deux à un sous-investissement chronique. La situation des entreprises cotées est encore pire : les analystes financiers privilégient les technologies qui préservent le statu quo. Ils considèrent la recherche d’un accroissement de la numérisation comme le signe de l’incertitude technologique environnant l’entreprise et appellent donc généralement à sanctionner son titre[2]. Nous prenons acte du parti pris des analystes financiers et entrevoyons également clairement les conséquences d’un tel biais. En passant les dépenses associées à l’implémentation des nouvelles technologies numérique en charges et non en investissement, le retour sur actif est illusoirement gonflé et l’origine de la valeur créée est masquée. L’entreprise présente donc un ROA[3] élevé ce qui rassure les investisseurs. Par conséquent, nous conseillons aux entreprises d’attribuer des fonds sur une base continue, et non sur un cycle annuel, au département en charge de l’implémentation des nouvelles technologies numériques dans l’entreprise. Cette déconcentration des ressources permet d’enjamber les difficultés liées à la décision d’investissement évoquées plus haut. Nous voyons au moins deux avantages à cette déconcentration des ressources. Premièrement, elle inscrit la transformation numérique de l’entreprise dans un rythme prédéfini et suivant des objectifs qu’il appartient au département informatique et aux unités opérationnelles de négocier avec la direction générale. Deuxièmement, elle contribue à impliquer davantage le département informatique et les unités opérationnelles dans l’implémentation des nouvelles technologies numériques.
Conclusion
Les nouvelles technologies numériques sont un extraordinaire réservoir de création de valeur. Dans un monde incertain, où de nouvelles contraintes et opportunités surgissent rapidement ces technologies assurent la plasticité organisationnelle nécessaire à une adaptation rapide de l’entreprise. Le ralentissement de la transition numérique de l’industrie européenne est donc une très mauvaise nouvelle pour nos économies. Souvent citée comme la cause principale de cette lenteur, l’inertie organisationnelle n’est pas un mur infranchissable. Il appartient à chacun de tester objectivement ses a priori concernant le potentiel de création de valeur de ces technologies. Également, les organisations du travail et des flux d’information dans l’entreprise méritent d’être questionné au regard de ce que la technologie peut aujourd’hui offrir. Enfin, la transformation numérique doit s’inscrire dans un flux régulier de dépenses à un rythme qu’il appartient à la direction de définir et suivant des priorités négociées avec le département informatique et les unités opérationnelles.
[1] 2022 survey of business leaders (MIT)
[2] Hossnofsky, V., & Junge, S. (2019). Does the market reward digitalization efforts? Evidence from securities analysts’ investment recommendations. Journal of Business Economics, 89(8-9), 965-994.
[3] Return on Assets
Cet article a été écrit par :
Pascal MONTAGNON, Directeur de la Chaire de Recherche Digital, Data Science & Intelligence Artificielle
Directeur de l’Incubateur, Directeur des programmes MSc RH et MSc Data Engineering & IA (ECE)
Professeur en Stratégie, Management et IA
Eric BRAUNE, Professeur associé – OMNES EDUCATION RESEARCH CENTER
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