La transformation numérique, un chantier sans fin pour beaucoup d’entreprises. Alors que les prestataires se multiplient pour aiguiller les dirigeants qui, pour certains, « digitalisent leur modèle économique à marche forcée », le dernier baromètre ROOMn dédié à la rencontre d’affaires mobilité expose que 86% des décideurs estiment « se sentir perdus face à un manque d’informations concrètes », sollicitant au passage « plus de retours d’expérience ». Comment accompagner pertinemment managers et collaborateurs, et développer de nouveaux relais de croissance par le levier humain et numérique ? Alexandre Jubien, l’homme qui « décomplexe » les PDG d’entreprises vis-à-vis des startuppers, nous donne son éclairage.
Ancien de Viadeo et de Deezer, deux entreprises « digital native » pour lesquelles vous avez piloté les activités mobiles, vous conseillez aujourd’hui aussi bien des start-up (Paristech, LeKiosk) que des entreprises « traditionnelles » (Merck, FDJ). Quelles sont les principales problématiques rencontrées par les sociétés « physical native » en termes de transformation digitale ?
Ma première démarche est de décomplexer les entreprises traditionnelles vis-à-vis des start-up dont l’appellation commence à souffrir du « buzzword », tant elle est mise à toutes les sauces aujourd’hui ! Le mythe de la coolitude a vécu. J’estime que seulement 20% des startuppers ont la capacité managériale et stratégique de faire évoluer leur modèle lorsque la croissance de leur jeune pousse s’accélère. La start-up peine à se mettre au diapason du changement et à repenser son business model, à rebours d’une entreprise classique au business model éprouvé et pérennisé. La transformation digitale est trop souvent perçue comme une simple adoption des outils digitaux, si massive soit elle, ou comme une nécessité actée de former ses collaborateurs au digital.
Ce raisonnement est à mon sens faussé puisque le digital n’est appréhendé qu’à travers une « ligne de business », c’est-à-dire un canal de vente de plus qui rapporte, ou un coût nécessaire à supporter qui permettra de développer son chiffre d’affaires. Or, le numérique est un pan du business à part entière, en témoignent tous les jours les GAFA, NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber) ou leur pendant chinois BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi).
L’une de mes missions est de faire prendre conscience aux dirigeants et aux collaborateurs que nous sommes au cœur de grands bouleversements, peut être même au début d’une nouvelle révolution industrielle insufflée par l’avènement du numérique. Mes interlocuteurs doivent se confronter au changement dès à présent en maîtrisant les enjeux liés au mobile first, à l’évolution comportementale des clients, tout en préparant l’avenir avec l’omniprésence de l’intelligence artificielle dans nos sociétés, le transhumanisme…
La seconde problématique de ces entreprises dites « physical native » repose sur leur incapacité à opérer une transformation par le levier « humain » d’abord. Je m’explique : les décideurs se focalisent sur l’impérieuse nécessité de faire entrer les derniers outils technologiques dans l’environnement des salariés, sous-estimant leur impact sur la manière de travailler de ces-derniers. N’oublions pas que toute approche centrée sur le client ou l’utilisateur final, à l’instar du design thinking, de l’UX ou de la gestion de produit, s’appuie avant tout sur la psychologie, l’empathie et la compréhension des consommateurs. Le processus d’identification d’une problématique rencontrée par son public doit précéder la solution technologique.
Enfin, la transformation implique souvent un changement de business model pour rester concurrentiel et connecté avec son marché. Ces mutations imposent de faire co-exister, durant cette période transitoire, l’ancienne culture avec la nouvelle, sans forcément renforcer les équipes. Le groupe La Poste est l’entreprise qui me surprend le plus sur ce sujet actuellement. Il ne cesse d’innover à travers des initiatives mêlant humain et digital à l’exemple de leur nouvelle offre « Veiller sur mes parents ». La transformation numérique sera « hugital » (à la fois humaine et digital), ou ne sera pas !
D’une manière générale, quels sont les chantiers prioritaires à engager selon vous pour rester dans la course technologique et demeurer compétitif ?
J’observe une certaine fièvre chez les entreprises qui orchestrent réorganisation sur réorganisation sans trouver toutefois un modèle satisfaisant. Souvent, je me rends compte que les dirigeants maitrisent mal ces sujets de transformation et qu’ils sollicitent l’accompagnement de cabinets de conseil spécialisés ou celui de leur Chief Digital Officier, lequel a fort à faire sans disposer d’assez de poids en interne. Je rejoins l’avis de certains à l’exemple d’Oussama Ammar co-fondateur de TheFamily (fonds d’investissement spécialisé dans les startups high-tech, ndlr) : « Le pilote de la transformation devrait être le PDG ! ».
Effectivement, nous parlons régulièrement d’acculturation des collaborateurs, quid du top management ? Cette question culturelle est l’un des chantiers prioritaires. Aux Etats-Unis, la plupart des chefs d’entreprise impulsent la transformation avec beaucoup de conviction et ne pilotent pas leurs employés à marche forcée. Il est regrettable que beaucoup d’initiatives louables demeurent en surface, je pense à des voyages immersifs ou des rencontres avec des start-up : on saisit le « quoi » mais on ne comprend pas le « comment »… Au final, ce sont surtout de beaux discours qui auront échoué à lever les résistances en interne et à promouvoir les changements en profondeur, si vitales à ces structures.
Second chantier à activer, la mise en place du mode « test & learn », c’est-à-dire essayer de nouvelles approches, pratiques et outils à moindre frais et en tirer un maximum d’enseignements. L’objectif étant de multiplier les expérimentations et d’en accepter les échecs éventuels, pour multiplier les chances de trouver des relais de croissance. Les essais sur le terrain, et en conditions réelles ventilés sur quelques jours ou plusieurs semaines, apportent davantage que de nombreuses réunions à imaginer ce qui pourrait être fait.
Il convient, enfin, de se saisir du chantier du mobile. Hier, l’approche était polarisée par les marques mais aujourd’hui, à l’ère des Millennials, l’usage est centré sur nous-même (user-centric ou customer centric). Auparavant, les entreprises définissaient leurs objectifs et leur stratégie et tentaient de drainer les consommateurs à grand renfort de marketing. Seth Godin est l’un des auteurs les plus éclairant sur ce sujet, dans son livre « La Vache Pourpre », les disrupteurs d’aujourd’hui que sont Uber, Airbnb, Doctolib…créent avant tout de la valeur pour leurs utilisateurs, par la suite ils exploitent cette ressource grâce à leur business model.
Le mobile est devenu le fer de lance de ce monde User Centric. Pour les entreprises qui sont en retard, il ne s’agit pas seulement de bien réussir sur mobile, mais de comprendre cette nouvelle doxa. Cependant bien souvent, les entreprises classiques se contentent d’adapter leurs sites en Responsive Design, sans revisiter le cœur de leur stratégie ou redéfinir leur expérience client.
Le dernier baromètre ROOMn dédié à la rencontre d’affaires mobilité expose que 86% des décideurs estiment « se sentir perdus face à un manque d’informations concrètes » et 84% souhaiteraient « davantage de retours d’expérience de la part des prestataires ». Comment pourrait-on concrètement optimiser l’information et inverser la tendance ?
La complexité vient notamment de la multiplication des nouveaux sujets, et du buzz quasi systématique autour des nouvelles technologies. Toutefois, des technologies très prometteuses sur le papier se retrouvent parfois en échec à l’épreuve des usages, comme par exemple les balises bluetooth beacons qui n’auront finalement jamais réussi à révolutionner le commerce physique en se référant aux parcours des clients en magasin.
L’adoption d’une technologie émerge aussi, parfois, dans un tout autre domaine que celui qui était anticipé – je pense à l’IoT qui impacte davantage l’industrie que les particuliers. De plus, les prestataires qui se positionnent sur de nouveaux secteurs font face à plusieurs difficultés : ils n’ont pas encore de réels retours d’expérience ou sont tenus à la confidentialité. Ce déficit d’informations doit donc davantage être nuancé.
Bpifrance vient de lancer le Digitalomètre, un outil d’auto-diagnostic pour évaluer la maturité digitale des PME, lesquelles accusent un retard en la matière à rebours des grands groupes hexagonaux : « La France se situe en 18e position sur 28 en Europe », alerte Fanny Letier, directrice chez bpifrance. Le Digitalomètre permettra à ces entreprises de cartographier leur stratégie à travers les enjeux de vente, de pilotage, de production et de transformation. Comment soutenir efficacement ces sociétés intermédiaires alors qu’elles n’ont pas forcément les budgets ?
Les PME qui ont perçu le digital comme une « menace», et non comme une opportunité, sont restées statiques. Peut-être parce que l’univers du numérique, particulièrement nébuleux avec tous ses acronymes, leur a paru inaccessible. Nous revenons à la question centrale de « l’acculturation » et du passage à l’action. Les collectivités territoriales et les chambres de commerce et d’industrie ont leur rôle à jouer à travers des événements favorisant l’évangélisation comme le Salon des Entrepreneurs. Proposer des contenus éducatifs et des outils d’auto-diagnostic serait intéressant, à condition toutefois qu’ils soient gratuits et produits de manière totalement indépendante (et non par un fournisseur exclusif).
D’un point de vue budgétaire, il y a également méprise car les PME imaginent devoir consacrer des sommes conséquentes à leur transformation numérique, alors qu’il est tout à fait possible d’optimiser ses ventes à moindre coût. Durant mes interventions auprès de PME, je rappelle que Deezer a atteint 10 millions d’utilisateurs sans aucune dépense publicitaire ou que beaucoup d’enseignes en France sont passées au couponing et aux campagnes par SMS, approches plus efficaces et moins dépensières que le canal du prospectus papier. Les exemples sont légions.
Ce processus de mutation organisationnelle et opérationnelle a également fait émerger de nouvelles fonctions pour 73% des entreprises interrogées par ROOMn, la transformation digitale est-elle une chance pour l’emploi ?
Oui, tout à fait ! Cependant, il y a clairement pénurie pour certains profils, les data scientists ou les UX designers ou encore les développeurs, de fait il faudrait au préalable relever le défi de la formation. Dans les grandes écoles où j’interviens, je vois de nombreux managers avec plus de 15 ans d’expérience se « recycler » aujourd’hui dans le digital. Ils y trouvent un nouvel élan pour leur carrière. Cette tendance peut d’ailleurs soutenir la cohabitation intergénérationnelle : un jeune digital native bien formé est parfois plus compétent sur les outils que son manager expérimenté, qui lui dispose de la pensée stratégique. Le mélange des âges pourrait être un facteur de réussite au même titre qu’il encouragera la parité et la diversité.
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