Avec un financement de 200 millions de dollars, Scott Wu, 28 ans, et son équipe chez Cognition s’attèlent à développer un outil d’IA innovant, conçu pour coder de façon entièrement autonome, se positionnant comme une véritable « armée d’ingénieurs juniors ».
À l’approche de Noël 2023, la petite équipe de Cognition, une start-up d’IA basée à San Francisco, s’efforçait de mettre en place un serveur de données particulièrement complexe pour Devin, leur nouvel assistant de codage. Après des heures passées à déchiffrer les documents techniques et à tester diverses commandes, sans succès, l’équipe, épuisée et frustrée, a finalement décidé de laisser Devin tenter sa chance. Lorsque l’IA a pris le relais, elle a surpris ses propres créateurs. « Elle lançait des commandes presque magiques, dignes de sorcellerie », raconte Walden Yan, 21 ans, cofondateur et responsable produit. Pendant un moment, Devin semblait aussi bloqué qu’eux. Puis, soudain, le voyant rouge d’un terminal serveur, inactif depuis des heures, s’est allumé en vert : le serveur de données était enfin opérationnel. Devin avait identifié et supprimé un fichier système défectueux, une erreur que l’équipe avait manquée. « C’est à cet instant que j’ai vraiment saisi l’ampleur de la révolution à venir dans le génie logiciel », confie Walden Yan.
Cette première réussite marqua un tournant pour Devin : la preuve de concept que Cognition pouvait concrétiser sa vision d’une IA capable de délester les ingénieurs des tâches répétitives de codage. Près d’un an plus tard, Devin gère désormais des tâches de base en ingénierie, comme repérer et corriger les bogues, mettre à jour des segments de code ou les migrer d’une plateforme à une autre. La plupart du temps, une simple instruction suffit et le résultat est au rendez-vous.
Cognition adopte une approche distincte de celle des géants établis dans le domaine en plein essor des outils d’IA pour développeurs, tels que GitHub (acquis par Microsoft pour 7,5 milliards de dollars en 2018) et Codeium, valorisé à 1,3 milliard de dollars. Ces derniers proposent des assistants numériques qui suggèrent des lignes de code grâce à l’IA. Devin, lui, va plus loin : c’est un agent d’IA autonome, capable, en théorie, de coder sans intervention humaine et de mener à bien des projets entiers habituellement confiés à des développeurs. Le nom Devin, dérivé de « dev » pour « développeur », reflète cette ambition. « Nous avons identifié une réelle opportunité de passer de la complétion de texte à la complétion de tâches », explique Scott Wu, 28 ans, cofondateur et PDG de Cognition.
IA : opportunité pour l’industrie ou menace pour les codeurs ?
Le code généré par l’IA est en train de transformer l’industrie technologique. En octobre, Sundar Pichai, PDG de Google, a révélé que l’IA produit désormais plus d’un quart du nouveau code de l’entreprise. Du côté de GitHub, filiale de Microsoft dont le chiffre d’affaires devrait atteindre 2 milliards de dollars en 2024, son outil de complétion de code a contribué à 40 % de la croissance annuelle, selon le PDG de Microsoft, Satya Nadella. Brendan Burke, analyste chez PitchBook, souligne que le codage assisté par l’IA est devenu l’application la plus financée de l’IA générative, avec plus d’un milliard de dollars levés par des start-up spécialisées au premier semestre 2024.
Les revenus générés par le code assisté par l’IA commencent à peine à décoller : selon le cabinet IDC, ils devraient dépasser 4 milliards de dollars d’ici 2029. Plusieurs start-up spécialisées dans ce domaine ont déjà franchi la barre des 10 millions de dollars de chiffre d’affaires annuel. Bien que Cognition n’ait pas divulgué ses revenus, son président, Russell Kaplan, indique que l’entreprise collabore avec des dizaines de clients, chaque contrat annuel se chiffrant généralement entre six et sept chiffres.
L’intérêt pour ce marché grandissant attire également les géants de la technologie : Anthropic, Amazon et IBM ont lancé leurs propres outils de codage, aux côtés de start-up prometteuses comme Poolside, valorisée à 3 milliards de dollars, et Anysphere, estimée à 400 millions de dollars. Selon Ritu Jyoti, analyste chez IDC, la capacité à écrire du code est désormais un enjeu stratégique pour les modèles d’IA, avec ChatGPT d’OpenAI en tête. Cependant, le développement d’IA capables de coder de manière totalement autonome, à l’image de ce que Cognition est en train de construire, « pourrait provoquer un changement radical ».
Cette révolution technologique n’est peut-être pas une bonne nouvelle pour les 5 millions de programmeurs américains, dont le salaire médian atteint 130 000 dollars, ni pour les 13 millions de développeurs en Inde et en Chine. Scott Wu, cofondateur de Cognition, tempère toutefois les craintes en affirmant que des pertes d’emplois massives ne sont pas imminentes. Selon lui, « le secteur est actuellement limité par l’offre de talents disponibles », ce qui pourrait laisser de la place pour une transition progressive.
Les programmeurs traditionnels restent prudents, mais les investisseurs, eux, sont séduits. En avril, le Founders Fund de Peter Thiel et Khosla Ventures ont investi 176 millions de dollars dans Cognition lors d’un tour de table de série B, portant la valorisation de la start-up à 2 milliards de dollars, à peine six mois après sa création. Cet investissement est venu s’ajouter à une levée de fonds de 21 millions de dollars réalisée en janvier lors d’une série A, seulement trois mois plus tôt.
Cognition compte déjà plusieurs clients de renom. La société de gestion des dépenses Ramp, qui a généré 300 millions de dollars de chiffre d’affaires annuel en 2023, utilise Devin pour automatiser la création de tests logiciels et le nettoyage des segments de code devenus obsolètes. MongoDB (1,7 milliard de dollars de chiffre d’affaires en 2024) s’appuie sur l’outil pour moderniser son architecture de code, permettant à ses clients d’économiser des millions, selon Sahir Azam, directeur général des produits. Enfin, les programmeurs de Nubank, géant de la fintech avec 8 milliards de dollars de revenus en 2023, utilisent Devin pour des tâches comme la mise à jour des référentiels de code.
Scott Wu, prodige du codage, et son pari sur l’avenir de l’intelligence artificielle
Bien que Cognition en soit encore à ses débuts, John Luttig, partenaire chez Founders Fund, a misé sur l’entreprise en estimant qu’elle dispose d’une avance technologique suffisamment importante pour rendre « très difficile » toute tentative de rattrapage en matière de codage d’agents. Microsoft semble partager cette conviction : en mai, la société a signé un partenariat pour intégrer Devin à sa plateforme cloud Azure. Lors de sa conférence annuelle pour développeurs, le directeur technique Kevin Scott a qualifié Devin d’outil « extraordinaire ».
Cependant, la Silicon Valley regorge d’exemples d’entreprises qui, malgré une avance éclatante sur Amazon ou Google, ont fini par être dépassées. Les fondateurs de Cognition, eux, parient que leur expertise unique leur permettra de créer la machine à coder ultime. Tous trois sont des programmeurs de classe mondiale, médaillés d’or lors d’Olympiades internationales informatiques, qui se sont rencontrés sur le circuit de la programmation compétitive. Scott Wu, notamment, s’est distingué dès l’école primaire comme prodige en mathématiques et a atteint le rang de « grand maître légendaire » sur Codeforces, une plateforme de concours de codage. « Scott Wu a probablement l’un des cinq meilleurs QI parmi toutes les personnes que j’ai rencontrées », affirme Eric Glyman, investisseur providentiel de Cognition et PDG de Ramp. « Scott est indéniablement brillant, curieux et animé d’une ambition sans limite », affirme Sarah Guo, investisseuse en capital-risque et fondatrice de Conviction, qui a soutenu Cognition lors de trois levées de fonds. Wu n’en est pas à sa première reconnaissance : il avait déjà été sélectionné pour le classement Forbes30 Under 30 en 2019 grâce à sa précédente entreprise, Lunchclub, une plateforme alimentée par l’IA qui organise des rencontres de réseautage.
D’après un investisseur de Cognition, Wu a quitté Lunchclub en 2022 pour explorer de nouveaux horizons, bien qu’il ait refusé de commenter cette décision. Lunchclub, qui a levé environ 30 millions de dollars, continue cependant à se développer.
Cognition a dévoilé Devin en mars, suscitant une grande effervescence. Une vidéo de démonstration, vue 30 millions de fois sur X, affirme que Devin a « réussi des entretiens techniques d’ingénierie avec des entreprises d’IA de premier plan » et accompli des tâches de codage complexes. Si certains ingénieurs ont été impressionnés par les capacités techniques de Devin, d’autres ont exprimé des inquiétudes pour leur emploi. Peu après le lancement, une vidéo montrant Scott Wu, alors en septième année, brillant lors d’un concours de mathématiques, a refait surface. Les internautes ont plaisanté : « Il n’est pas humain, c’est une IA » ou encore « Devin, c’est juste Scott qui répond à vos questions via une messagerie. »
Un pari audacieux qui divise la communauté technologique
Cependant, l’euphorie a vite été ternie. Carl Brown, un développeur indépendant bien connu à Austin, au Texas, a accusé Cognition d’exagérer les performances de son IA. Dans une vidéo intitulée Debunking Devin, visionnée plus de 500 000 fois, il a accusé Devin d’être bien moins efficace qu’un humain, prenant beaucoup plus de temps pour accomplir certaines tâches tout en introduisant des erreurs. Ses critiques ont jeté le doute sur les promesses de l’entreprise.
Ces performances mitigées soulèvent des questions sur Devin et sur l’éventualité qu’il ne soit qu’une nouvelle itération dans la bulle médiatique de l’IA. Krish Maniar, ingénieur chez Labelbox, entreprise spécialisée dans l’étiquetage des données, a testé l’outil pour la création d’applications web. Selon lui, lorsqu’on demande à Devin de concevoir une interface utilisateur attrayante, les résultats restent « décevants ». Plusieurs fondateurs de start-up concurrentes confient à Forbes qu’ils jugent les promesses de Cognition exagérées, laissant entendre qu’un ingénieur pourrait utiliser Devin immédiatement pour coder n’importe quel projet. En réalité, disent-ils, ses capacités sont bien plus limitées et adaptées à des tâches spécifiques comme le nettoyage de code existant.
Lors d’une démonstration en direct, Forbes a demandé à Devin de créer une application pour accorder une guitare. L’outil a généré une application en 10 minutes environ, mais celle-ci n’a pas réussi à identifier correctement les notes jouées. Même les fondateurs de Cognition n’ont pas su expliquer cette défaillance. « Il existe toujours un écart entre ce qui est techniquement possible et ce qui fonctionne de manière fiable », souligne Varun Mohan, PDG de la start-up concurrente Codeium.
Wu admet que Devin est loin d’être parfait. « Dans le monde réel, l’ingénierie logicielle est extrêmement désordonnée », explique-t-il depuis le siège du Founders Fund, avec vue sur la baie de San Francisco. « Les humains créent des bugs en permanence. » Malgré ses limites, même certains critiques, comme Krish Maniar, se disent impressionnés par les capacités de l’outil. Wu affirme que Devin a beaucoup progressé au cours des sept mois qui ont suivi son lancement, en partie grâce aux retours des premières entreprises clientes, qui considèrent l’IA comme un projet en constante évolution. « Nous ne nous attendons pas à ce que l’outil soit magique », confie Vitor Olivier, directeur technique de Nubank. « Mais nous sommes prudemment optimistes.» Selon lui, les ingénieurs utilisant Devin ont, dans certains cas, multiplié leur productivité par huit.
Cognition poursuit ses recherches et ses tests. Début 2024, l’équipe a expérimenté une nouvelle version de Devin capable de superviser des IA subordonnées pour l’assister. Mais ce mode « manager » a rapidement échappé au contrôle : les sous-Devins se sont mis à déléguer leurs tâches à d’autres IA, qui, à leur tour, en créaient de nouvelles, engendrant une chaîne sans fin de bureaucratie artificielle. « Nous avons dû interrompre le processus, car ils continuaient à se déléguer le travail sans fin », explique Russell Kaplan, président de Cognition.
Russell Kaplan souligne que Devin donne de meilleurs résultats lorsqu’il est déployé en parallèle sur plusieurs projets, agissant comme une « armée d’ingénieurs juniors ». Une formule qui pourrait inquiéter les professionnels dont le métier est précisément de coder. Scott Wu reconnaît que la crainte de voir l’IA remplacer les emplois d’ingénieurs en informatique est l’une des principales raisons des critiques envers Cognition. Pourtant, il estime que Devin pourrait au contraire permettre aux entreprises de réaliser davantage de projets et de recruter des talents pour se concentrer sur des tâches stratégiques.
« Les inquiétudes sont nombreuses », admet Wu. « Beaucoup se demandent ce que ce nouveau paradigme implique pour eux et pour l’avenir de leur profession. »
Un article de Rashi Shrivastava et Richard Nieva pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
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