Les missions de l’entreprise deviennent contradictoires au point d’en perturber la gestion : création de valeur pour l’actionnaire, écoute du client, responsabilité sociale et environnementale, création d’emploi, innovation. Le repère de l’iconomie lui permet d’unifier sa mission et de clarifier sa gouvernance.
Equation économique de l’entreprise
Pour le Code Civil, l’entreprise est instituée « dans l’intérêt commun des associés » pour « partager le bénéfice ou profiter de l’économie qui pourra en résulter ». Ceci se décline, en termes de gouvernance, par « créer de la valeur pour l’actionnaire », ce qu’entérinent les économistes néo-classiques qui considèrent l’entreprise comme un « agent producteur de richesse ».
Comme cette vision de l’entreprise n’est plus acceptée par le public, l’entreprise se retrouve écartelée entre juridique et sociétal. Pour repenser sa mission, revenons à l’équation classique de sa création de richesse :
Re(Ressource) x Bm(Business model) = Rm(Richesse marchande) + Ex(externalités)
Cette équation évolue avec la conjonction de quatre tendances de fond.
1 – Valorisation des externalités positives
L’externalité la plus connue est la pollution, mais on s’est récemment intéressé aux externalités positives qui sont à l’origine du succès des géants du numérique.
La valeur de Google provient des milliards de cliqueurs qui travaillent gratuitement : les externalités de leur activité de recherche constitue sa ressource principale. De même la qualité des contributions dans Amazon est mesurée grâce à la question : « ce commentaire vous a-t-il été utile ? ». Une location d’appartement sur AirBnB, la prestation d’un chauffeur de Blablacar, la propreté d’une Autolib‘ sont notés entre une et cinq étoiles. Une information postée par un contributeur de Facebook et les vidéos de Youtube sont encouragées par des « like ». Un lecteur de Forbes révèle son intérêt lorsqu’il le partage sur Twitter. Linkedin étudie votre graphe social pour deviner quelles personnes vous connaissez sans doute. Criteo analyse les traces des internautes pour prédire leurs intentions d’achat.
La rupture technologique provient des métriques de ces externalités, qui sont dès lors devenues des richesses non marchandes mesurables (Rn) puis des ressources exploitables Re(Rn).
2 – Création de nouvelles ressources
Amazon et Google ont commencé par rendre un service traditionnel, puis l’ont amélioré grâce à ces métriques. Aujourd’hui, les start-up n’hésitent plus à solliciter la coopération des entreprises en vue d’un service futur.
Flyovergreen offre aux golfs des vidéos de présentation de leurs installations, réalisées par drones. En échange, ils renseignent une fiche technique et les numéros de téléphone des profs. Les golfeurs visionnent ces vidéos et donnent des notes, ce qui révèle leur intérêt. Au final, golfeurs et golfs disposent d’informations croisées qui améliorent la qualité globale du service.
Tecbak installe des baby-foots pour créer du lien entre les employés. Ces jeux sont bardés de capteurs et connectés à un réseau social pour que les matchs soient suivies et commentés en ligne, et que les équipes et les tournois soient organisés pour entretenir les échanges avant et après les parties. La même dynamique peut s’appliquer entre partenaires ou avec les clients.
Agriconomie envoie un kit aux agriculteurs grâce auquel ils extraient des échantillons de leurs sols, qui sont ensuite analysés par des laboratoires partenaires. Sur la base de ces analyses et du projet agricole, la plateforme préconise un plan de conservation et d’enrichissement du capital-sol adapté, parcelle par parcelle. Elle se rémunère en partageant les bénéfices.
Au même titre que la simple identification du modèle d’extraction et de distribution de pétrole a valorisé instantanément le désert saoudien en 1930, le foisonnement de ces nouveaux business models (Bm’) incite les entreprises à explorer leur sous-sol immatériel et à créer autant de nouvelles ressources Re(Bm’).
3 – Nouvelles externalités positives
La responsabilisation sociétale des entreprises est tangible.
Marqueur de cette tendance, l’intégration des critères sociaux et environnementaux dans la rémunération des dirigeants devient la norme au sein des grandes entreprises françaises. Près des trois quarts (73%) du CAC40 est aujourd’hui converti contre seulement 10 % il y a 10 ans. DanoneWave (6000 salariés) s’engage à promouvoir une agriculture durable, économiser l’eau, réduire ses déchets et encourager l’économie circulaire. Microsoft et Société Générale imputent une taxe carbone interne aux business units pour inciter les responsables à améliorer leur efficience énergétique (téléprésence plutôt que déplacement en avion).
La mesurabilité plus fine des indicateurs associés les y encourage. Les indicateurs clés de performance (key performance indicators ou KPI) par exemple explosent au profit de la business intelligence. La conjugaison de la responsabilité sociale et des métriques imprime une nouvelle intention pour le développement d’externalités positives Ex*.
4 – Nouvelles comptabilités
Les nouvelles métriques réinventent la comptabilité. Les contorsions comptables actuelles entre goodwill, actifs immatériels et informations extra-comptables essaient d’estimer en monnaie des valeurs d’un autre ordre. Les entreprises établissent déjà des bilans comptables, analytiques, fiscaux, matière ou carbone. Les métriques vont beaucoup plus loin. Elles extraient du système d’information des comptabilités alternatives qui représentent l’entreprise sous toutes ses dimensions, tout comme la France se représente avec des cartes géographiques, démographiques, hydrographiques ou géologiques. Elles peuvent aussi étalonner les richesses non marchandes avec des tokens, ces jetons dérivés du bitcoin, de la même manière que les euros étalonnent l’économie marchande.
Lazooz et ArcadeCity, qui veulent concurrencer Uber, distribuent des tokens à leurs pionniers pour les intéresser à leur futur succès collectif. Synereo et Qrator, qui veulent concurrencer respectivement Facebook et Youtube, rémunèrent les apports de contenu par des tokens. Colony, Akasha, Backfeed et Steemit distribuent des tokens aux contributeurs de travaux collectifs, pour évaluer les valeurs relatives de leurs contributions en attente d’une marchandisation éventuelle des résultats.
De manière classique les terrains pétrolifères (en hectares) peuvent se convertir en réserves estimées (en barils) lorsque les campagnes d’exploration sont suffisamment avancées, puis enfin en richesses marchandes (en dollars) lorsque leurs conditions d’exploitation sont éclaircies. De même les tokens peuvent être convertibles entre eux ou en argent, ce qui fluidifie l’exploitation des richesses non marchandes.
Ces comptabilités alternatives sont performatives, c’est-à-dire qu’elles orientent les comportements de l’entreprise ainsi que les business models Bm*.
Mission classique
De l’équation économique de l’entreprise Re x Bm = Rm + Ex découle sa mission : conquérir des ressources (extension de territoires) et améliorer la productivité du business model (nouvelles techniques) pour accroître les richesses marchandes sous contraintes réglementaires relatives aux externalités.
Mission iconomique
L’iconomie est une vision de la société entièrement transformée par les nouvelles technologies, au même titre qu’elle a été transformée par l’électrification et la mécanisation il y a un siècle.
L’équation de l’entreprise iconomique se métamorphose pour devenir :
(Re + Re(Rn) + Re(Bm’)) x (Bm + Bm*) = (Rm + Rm’) + Rn + Ex*
De cette équation découle sa nouvelle mission :
1 – Finalité. L’économie a confondu richesse et richesse marchande pendant deux siècles, ce qui a abouti au tiraillement des entreprises entre plusieurs objectifs apparemment contradictoires.
→ Réhabiliter la mission de l’entreprise en tant que producteur de richesse’s’, dans son plein sens économique, et non seulement de richesse marchande.
2 – Ressources. Les ressources immatérielles Re(Rn) et Re(Bm’) sont le pétrole de l’ iconomie. Elles présentent davantage de potentiel que la conquête de ressources traditionnelles.
→ Cartographier l’entreprise pour les révéler, identifier et inventer les business models pour les exploiter.
3 – Comptes. Au prétexte du secret des entreprises, celles-ci se sont opposées à la divulgation de leurs informations comptables pendant un siècle. Le Plan Comptable Général a été imposé en 1942 puis la Libération a entériné cette norme, et sa pratique a rendu des services que personne ne conteste. Il en sera de même pour les comptabilités alternatives.
→ Rendre des comptes multi-dimensionnels à ses parties prenantes selon des comptabilités alternatives adaptées.
4 – Arbitrages. Les comptabilités alternatives représentent des valeurs d’ordres différents. Pour faciliter les conversions avec le carbone, par exemple, l’ADEME a établi que chaque kilo de viande de bovin consommé équivaut à un rejet de 13,4 kilogrammes de CO2 et qu’un kilomètre en voiture équivaut à 259 grammes de CO2.
→ S’inspirer des équivalences de l’ADEME pour faciliter les arbitrages entre objectifs, adopter des taxes internes, orienter les modèles d’affaires Bm* et les externalités Ex* vers les priorités de l’entreprise.
L’entreprise iconomique dispose de sources d’information nouvelles dont les métriques tirent parti de façon radicale pour éclairer sa gouvernance, la simplifier, l’outiller et éviter son écartèlement par ses parties prenantes. Sa mission doit être redéfinie comme devant produire des richesses marchandes et non marchandes pour ses parties prenantes c’est-à-dire, finalement, du bien-être matériel pour la population.
Avec la contribution de Michel Volle, co-Président de l’Institut de l’Iconomie
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