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La fusion nucléaire peut « devenir la pierre angulaire de l’indépendance énergétique de l’Europe »

La CEO de Gauss Fusion et Présidente du conseil d’administration de l’European Fusion Association, Milena Roveda, et le CTO de Gauss Fusion, Frédérick Bordry, plaident pour la création d’un “Airbus européen” de la fusion afin que l’Europe rattrape son retard sur ses concurrents, les Etats-Unis et la Chine notamment.

 

Forbes France : Gauss Fusion vise à accélérer l’industrialisation de l’énergie de fusion. Quels sont les principaux obstacles à la réalisation de cet objectif aujourd’hui ?

Milena Roveda :  La demande d’énergie propre, fiable et abordable croît à un rythme sans précédent, et l’instabilité géopolitique actuelle ne fait que renforcer l’urgence de développer une nouvelle source d’énergie souveraine. L’énergie de fusion n’est pas seulement une avancée technologique ; elle a le potentiel de devenir la pierre angulaire de l’indépendance énergétique et de la prospérité à long terme de l’Europe. Mais soyons clairs : l’Europe doit se réveiller – maintenant.

Certains défis techniques doivent être relevés, mais si vous me demandez quel est “le” plus grand obstacle, je vous répondrais que c’est le manque d’engagement ferme des décideurs politiques européens tant à Bruxelles que dans les capitales européennes, pour que ce travail aboutisse. 

Pour permettre l’industrialisation de la fusion et son intégration au réseau électrique au cours des deux prochaines décennies, voici ce dont nous avons besoin :

  • Un leadership politique audacieux : des décideurs prêts à investir dans des technologies de rupture et à prendre des risques calculés pour assurer l’avenir énergétique de l’Europe.
  • Mais également, un financement public solide : un engagement financier clair et important de la part du secteur public est essentiel pour débloquer des capitaux privés à grande échelle. Sans cela, l’Europe risque d’être distancée dans la course mondiale à la fusion.
  • Sans oublier, un cadre réglementaire allégé : la fusion est fondamentalement différente de la fission et ne doit pas être réglementée de la même manière. Nous avons besoin d’un cadre adapté – pragmatique, scientifique et rationalisé – qui accélère le déploiement au lieu de le retarder à cause d’une bureaucratie dépassée.
  • Il doit y avoir un réel sentiment d’urgence : la vitesse est un facteur clé. La fusion ne doit plus rester une technologie de demain. Les États-Unis, la Chine et d’autres pays avancent rapidement. Si l’Europe n’agit pas maintenant, elle risque de devenir un client – et non un leader – dans la prochaine révolution énergétique.

Retarder l’action met en péril non seulement le leadership technologique de l’Europe, mais aussi sa sécurité énergétique, ses objectifs climatiques et sa compétitivité industrielle. Le compte à rebours est lancé. La fusion peut alimenter l’avenir, mais seulement si nous choisissons d’en faire une réalité.

Depuis 2022, vous avez levé environ 30 millions d’euros et souhaitez employer une centaine de personnes d’ici 2030. Quels sont vos objectifs de financement et de croissance à moyen terme ?

Frédérick Bordry :  Nous avons une vision claire et une feuille de route stratégique : d’ici le début des années 2040, Gauss Fusion livrera Gauss Giga – la première centrale électrique de fusion commerciale en Europe, connectée au réseau électrique à l’échelle du gigawatt. Pour y parvenir, nous passons par trois phases bien définies :

  • Phase 1 – Phase de conception (2023-2025) : cette phase jette les bases de la centrale à fusion GIGA en élaborant un solide projet conceptuel. Tous les systèmes et composants sont analysés en profondeur pour définir les spécifications préliminaires et les dimensions globales. Le travail aboutit à un rapport d’étude conceptuelle (CDR) à la fin de 2025, qui décrit l’architecture de la centrale et identifie les prochaines étapes de l’ingénierie et du développement pour la phase 2.
  • Phase 2 – Phase d’ingénierie (2026-2032) : la deuxième phase se concentre sur l’ingénierie détaillée, l’approvisionnement et la sélection du site pour préparer la construction. Un rapport de conception technique (TDR) complet définira toutes les spécifications nécessaires à la construction de la centrale à fusion. Parallèlement, les stratégies de réduction des risques seront affinées et le choix du site sera finalisé en collaboration avec les autorités, y compris l’obtention des autorisations. Dans la mesure du possible, les travaux de génie civil pourront commencer en même temps que les travaux d’ingénierie en cours, afin d’assurer une transition en douceur et en temps voulu vers la phase de construction.
    Phase 3 – Construction et déploiement (2033-2043) : la phase finale donne vie à la centrale à fusion GIGA, sa construction progressant conformément aux spécifications techniques finalisées afin de garantir précision et efficacité. Les travaux de génie civil entamés au cours de la phase précédente se poursuivent parallèlement à l’assemblage des systèmes centraux. La mise en service commence par étapes, validant les performances pas à pas pour garantir la disponibilité opérationnelle. 

Notre stratégie de financement est étroitement liée à notre feuille de route en trois phases. Depuis notre création en 2022, nous avons levé environ 30 millions d’euros de financement initial, ce qui nous a permis d’accélérer nos activités de R&D et de constituer une équipe solide et pluridisciplinaire. Nous sommes actuellement en train de lever une série A de plusieurs millions d’euros pour financer Gauss Fusion jusqu’au début de 2028 et assurer la transition de la phase 1 à la phase 2.

À moyen terme, nous prévoyons un important financement de série B pour soutenir le cœur de la phase 2. Cette phase comprendra la construction et l’essai de prototypes technologiques essentiels pour GIGA, notamment trois modèles de bobines supraconductrices, un prototype de gestion du tritium et un module optimisé de chauffage du plasma. Les cycles de financement suivants se concentreront sur l’infrastructure et le déploiement industriel, ouvrant la voie au développement et à la construction à grande échelle de la centrale de fusion Gauss Giga.

Nous menons également des discussions actives avec des institutions publiques afin de garantir un cofinancement et de développer des partenariats public-privé qui seront essentiels pour réduire les risques d’investissement et accélérer les délais. La fusion est une entreprise à forte intensité de capital, mais qui présente également un énorme potentiel de rendement, tant en termes d’indépendance énergétique que de décarbonisation à l’échelle mondiale. Notre objectif n’est pas seulement de lever des fonds, mais de créer un champion européen de la fusion. 

L’Europe est à la traîne des États-Unis et de la Chine dans le domaine de la fusion. Comment Gauss Fusion peut-il contribuer à inverser cette tendance ?

M.R : L’Europe a toujours été pionnière en matière de recherche sur la fusion, qu’il s’agisse de la physique des plasmas ou de l’ingénierie de systèmes de fusion complexes. Pourtant, nous avons de plus en plus l’impression que le continent est à la traîne en ce qui concerne l’innovation menée par le secteur privé. 

Gauss Fusion a été fondée par l’industrie et vise à aider l’Europe à rattraper son retard dans la course à la fusion en associant la science de pointe à une exécution agile et entrepreneuriale. En choisissant une voie simplifiée pour passer d’une centrale de fusion à un déploiement commercial sans dispositifs intermédiaires, Gauss Fusion accélérera le calendrier de la fusion en Europe. 

Notre atout réside dans la combinaison unique de leadership industriel et de partenariats universitaires ciblés, tels que des collaborations avec des instituts européens de premier plan (y compris des universités) dans plusieurs pays européens, notamment la France, afin d’assurer un transfert rapide des connaissances. Le succès sera mesuré par les dépôts de brevets, les prototypes de démonstration et la rapidité avec laquelle nous passerons de la conception à la réalité technique – des étapes concrètes qui montrent que l’Europe peut rapidement combler le fossé. 

Notre approche agile et nos étapes claires peuvent donner aux investisseurs, aux décideurs politiques et au grand public l’assurance que l’Europe a un rôle clé à jouer dans la course à la fusion commerciale. Notre devise est “la fusion avec intégrité”, et grâce à notre approche pragmatique et réaliste de la fusion, nous souhaitons inspirer une nouvelle génération de scientifiques et d’ingénieurs spécialisés dans la fusion, qui seront les moteurs de l’innovation continue. En fin de compte, notre mission est de démontrer que l’Europe n’est pas seulement capable de rattraper son retard dans le domaine de la fusion, mais aussi de mener l’effort mondial vers un avenir énergétique plus propre.

 

Comment l’Europe peut-elle mieux protéger sa souveraineté technologique dans le domaine de la fusion ? Avons-nous besoin d’un “Airbus de la fusion” ?

M.R : Absolument, c’est ce que Gauss Fusion représente. Nous appelons cette approche “Eurofighter for Fusion”, mais “Airbus for Fusion” convient également. Concrètement, cela signifie un projet de fusion paneuropéen impliquant la France, l’Allemagne, l’Italie et éventuellement l’Espagne, le Danemark et les Pays-Bas. 

Nous avons déjà entamé des discussions avec les gouvernements de ces pays. Les principaux partenaires industriels et technologiques sont à bord, et nous sommes prêts à mener le processus. Notre objectif : construire la première centrale à fusion en Europe.

Gauss Fusion occupe une position unique pour diriger l’effort industriel européen en matière de fusion. Nous sommes la seule entreprise européenne fondée par des leaders industriels de la chaîne d’approvisionnement mondiale de la fusion. Nous combinons le savoir-faire scientifique à l’expertise en matière de fusion de partenaires industriels solides dans le but de commercialiser cette technologie.

Structurellement, cette approche de consortium impliquerait un programme de R&D commun, un financement public et privé coordonné et des normes de sécurité harmonisées. Nous plaidons activement en faveur d’initiatives telles qu’un fonds européen dédié à la fusion et des protocoles de licence rationalisés afin de garantir que l’Europe puisse capitaliser sur sa force collective. Au-delà de la sécurité énergétique, ce modèle “Airbus pour la fusion” stimulerait la collaboration industrielle transfrontalière, protégerait la propriété intellectuelle et favoriserait le leadership technologique bien au-delà du secteur de l’énergie.

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Frédérick Bordry, CTO de Gauss Fusion.

Le ministère allemand de l’éducation et de la recherche a récemment accordé à Gauss Fusion un financement public de 19 millions d’euros – un signal fort. Quelles sont vos priorités en matière de R&D ?

F.B : Nous développons plusieurs technologies clés en vue de construire la première centrale à fusion. Ces technologies feront progresser l’industrie de la fusion dans son ensemble et seront également utilisées dans d’autres secteurs.

À titre d’exemple, nous travaillons sur deux projets et technologies innovants et développons la propriété intellectuelle dans les domaines des aimants, de la production du tritium et du cycle du combustible. Le premier est l’optimisation de la conception des bobines supraconductrices démontables et des aimants. La maintenabilité est l’un des facteurs clés d’une centrale électrique à fusion commerciale viable. La maintenance et le remplacement des composants sont assez complexes. En développant et en produisant des bobines démontables, nous facilitons l’accès au réacteur à plasma pour permettre le remplacement des composants endommagés.

Nous cherchons à simplifier la géométrie de la bobine tout en conservant la même forme du plasma. Ce processus d’optimisation a un impact significatif sur les coûts de construction et présente donc un grand potentiel pour des brevets.

Le second est la Reproduction du tritium et cycle du combustible. Le deutérium et le tritium sont le combustible des centrales à fusion. Alors que le deutérium peut être relativement facilement extrait de l’eau, le tritium doit être produit in situ dans le réacteur. Le tritium a déjà été produit avec succès en laboratoire, mais la production à grande échelle et de manière rentable reste une problématique non résolue. Le cycle de production permet de produire et d’extraire du tritium afin de garantir un approvisionnement constant en combustible pour la centrale. Gauss Fusion effectue un travail de pionnier pour développer un cycle de production et de combustible en boucle fermée en collaboration avec des institutions de recherche et des entreprises européennes de premier plan.

 

Pensez-vous que l’énergie de fusion pourra concurrencer les autres sources d’énergie à faible teneur en carbone d’ici 2050 ?

F.B : L’ère de la fusion a déjà commencé et son impact sera visible dans la seconde moitié de ce siècle. Compte tenu de l’augmentation prévue de la demande mondiale d’énergie, il est clair que nous n’y parviendrons pas avec les seules énergies renouvelables. L’énergie éolienne et solaire est essentielle, mais elle est intrinsèquement intermittente. Dans des régions comme l’Europe du Nord, elles ne peuvent pas répondre de manière fiable à la demande tout au long de l’année sans une capacité de stockage massive ou des sources contrôlables complémentaires.

C’est là que la fusion entre en jeu. La fusion est le candidat le plus prometteur pour une énergie de base propre et permanente. Elle ne produit aucune émission de gaz à effet de serre pendant son fonctionnement, évite les déchets radioactifs à longue durée de vie et offre une source d’énergie pratiquement illimitée. En d’autres termes, elle constitue un complément parfait aux énergies renouvelables, comblant les lacunes et assurant la stabilité d’un monde de plus en plus électrifié.

La fusion ne permettra pas d’atteindre les objectifs climatiques d’ici 2045, mais les premières centrales électriques seront mises en service à la fin de la première moitié du siècle. La fusion n’est pas une solution immédiate, mais c’est une solution à long terme. Et si nous voulons un système énergétique véritablement durable et résilient pour les générations futures, nous devons commencer à le construire dès aujourd’hui.

Les critiques affirment que l’énergie de fusion est encore trop éloignée et trop chère. Que répondez-vous à ces critiques ?

M.R : Exploiter l’énergie d’une étoile sur Terre est l’un des projets les plus ambitieux de l’humanité. Mais le rythme des progrès dans le domaine de la fusion s’est considérablement accéléré – les percées sont plus rapides et plus fréquentes. C’est pourquoi le moment est venu d’industrialiser la fusion et de mettre en service les premières centrales électriques dans les 15 prochaines années.

Quant au coût : le cabinet de conseil Strategy& estime que 30 à 40 milliards d’euros ont été investis à ce jour dans la fusion au niveau mondial. À titre de comparaison, l’Allemagne à elle seule a dépensé environ 200 milliards d’euros pour le développement de l’énergie solaire. C’était la bonne décision : l’énergie solaire est aujourd’hui incroyablement rentable. Mais il y a dix ans, les critiques posaient les mêmes questions : “Pourquoi dépenser autant ?”

Des études récentes suggèrent que l’électricité issue de la fusion pourrait à l’avenir être compétitive en termes de coûts par rapport aux énergies renouvelables d’aujourd’hui. Au fur et à mesure de la maturation et de l’extension de la technologie, et comme pour toute infrastructure énergétique à grande échelle, les coûts diminueront de manière significative après la phase d’investissement initiale, pour finalement s’aligner sur le coût nivelé de l’électricité produite par la fission nucléaire, voire le réduire.


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