Cofondateur du fameux Wired Magazine, une sommité dans la presse Tech, Kevin Kelly a rapidement délaissé le chemin de l’université pour explorer pléthore de domaines dans lesquels il a fondamentalement excellé. Speaker lors de l’édition 2017 de la Conférence USI (Unexpected Souces of Inspiration) en juin dernier, il revient pour Forbes France sur son parcours étonnant, sur l’émergence de l’internet et sur sa nouvelle passion pour les vidéos « plus proches du cœur de la culture » que les livres.
Vous êtes notoirement connu pour avoir été le cofondateur et le directeur exécutif de Wired Magazine, la référence des revues High-Tech. Pouvez-vous revenir sur les étapes marquantes qui ont jalonné votre parcours ?
Au lycée, j’étais ce genre de geek nerd que vous voyez dans de nombreuses séries… et j’ai redoublé toutes mes classes de sciences et de maths. J’ai cependant fait l’effort de passer une année à l’université pour étudier la géologie, mais cela m’ennuyait profondément. Alors j’ai pris le parti de quitter la fac et j’ai commencé à voyager au début des années 1970, en Asie. Une expérience incroyable qui a profondément changé ma vie, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la différence criante entre l’endroit où j’avais grandi – je n’avais pour ainsi dire jamais quitté la Nouvelle Angleterre – et ce que je découvrais au gré de mes pérégrinations. Il convient de souligner qu’à cette époque l’Asie était encore très « médiévale » et n’avait pas beaucoup évolué, loin de la croissance fulgurante que nous connaissons de nos jours. Mais sur certains points néanmoins, les choses changeaient très vite, là, juste sous mes yeux. L’urbanisation galopante a laissé les gens dans le dénuement le plus total. J’ai beaucoup appris là-bas. A la fois sur moi-même et sur les autres. Lorsque je suis rentré au bercail, une dizaine d’années plus tard, je savais mieux que quiconque comment voyager avec un budget limité. Alors j’ai décidé de monter une société de vente par correspondance appelée Nomandic Books où je vendais des guides de budgets de voyages. J’ai aussi, par la suite, lancé mon propre magazine sur la marche parce que j’adorais marcher, faire de la randonnée, et qu’aucune revue ne traitait ces thématiques. Dans le cadre de ce projet, je travaillais dans les locaux de l’université de Géorgie. J’utilisais un ordinateur dans leur laboratoire pour monter mon magazine et j’avais accès à un modem pour pouvoir aller en ligne. A l’époque, c’était très compliqué de pouvoir se connecter, mais pas infaisable. Ainsi, je bénéficiais des « services de la technologie » pour écrire mon guide pour ensuite l’envoyer au journal local afin qu’il soit édité. Une fois qu’il était imprimé, je le découpais et je le collais pour que cela ressemble à quelque chose. Et croyez-moi, le résultat était vraiment pas mauvais, même si j’étais tout seul dans ma chambre à le faire. C’était, en quelque sorte le début de l’édition, et je l’ai pratiquée bien avant tout le monde grâce à mon modem.
Un modem qui « élargit » votre champ des possibles ?
Exactement. J’ai découvert qu’il y avait un autre monde qui commençait à émerger en ligne. J’écrivais toujours à propos des voyages à ce moment-là, en freelance, pour divers magazines, et j’ai commencé à travailler pour le New Age Journal, qui m’a laissé enquêter sur ce monde « en ligne ». Ce qui m’a permis d’écrire The Network Nation comme s’il s’agissait d’un nouveau pays étranger qu’on aurait tout juste découvert. Je ressentais le besoin de parler de ce nouveau monde parce que j’avais à l’époque un style très télégraphique et que je travaillais bien mieux en ligne. Je pense que je suis vraiment la première personne à avoir trouvé un boulot en ligne, et c’était littéralement un rêve ! Fort de cette expérience et mon intérêt pour ce « monde parallèle », j’ai participé à la fondation du WELL, un service en ligne basique, de première génération, lancé en 1985 et qui a permis de vraiment accéder à Internet (Le WELL est aujourd’hui considéré comme le pionnier dans le développement de communautés en ligne et de réseaux sociaux. Il a influencé divers protagonistes du secteur, et non des moindres, comme AOL, ndlr). Vous pouviez communiquer avec des personnes qui étaient sur le même service que vous. A cette période, pour avoir accès à Internet vous deviez faire partie d’une université, d’un gouvernement, ou d’une très grosse société. Nous avons offert cet accès au monde pour seulement 8 dollars par mois. Nos conférences aussi étaient publiques. C’était un peu les prémices d’une démarche communautaire et de réseau. C’est ce qui m’a donné le courage de m’exprimer sur l’avenir : les bons et les mauvais côtés de ce qu’apportait cette connexion entre les gens. Bien avant les webcams, nous savions qu’une tranche de la population allait être particulièrement affectée : les jeunes, et surtout les jeunes hommes, les adolescents, qui étaient déjà capables à l’époque de rester des heures sur leur clavier.
Vous attendiez vous à ce qu’Internet prenne tant d’importance, à ce qu’il occupe une telle part dans nos vies ?
Bien sûr, c’était évident. Mais j’ai tout de même été surpris par une chose : au début, pendant longtemps, nous pensions qu’à l’instar des médias, tout le contenu qui circulerait sur Internet allait être créé par des entreprises. Pour la plupart des gens, Internet allait représenter une télé améliorée, avec des centaines de chaines sur des sujets bien précis. C’est ce qu’on s’imaginait, qu’il y allait avoir une chaine dédiée aux amateurs d’aquariums… Nous n’avons pas vraiment anticipé correctement ce qu’allait devenir Internet. Le contenu n’a pas été créé par des chaînes, mais par les utilisateurs eux-mêmes. Qu’une audience créée du contenu n’avait pas du tout été pensé avant que cela ne se produise. Et les processus sont devenus si simples que tout le monde peut désormais faire une vidéo et la poster en ligne. A l’origine, ce n’était pas vraiment ce que nous avions envisagé pour Internet.
Quel a été exactement votre rôle à Wired ?
J’ai participé au lancement de Wired en 1993 et j’ai été son directeur exécutif au cours de ses sept premières années d’existence. Nous étions trois rédacteurs, designers, à avoir cofondé le magazine, j’étais l’un de trois. J’ai quitté Wired quand nous l’avons vendue à l’un de nos investisseurs. Même si les fondateurs détiennent encore la grande majorité des parts dans cette entreprise, nous avons décidé de vendre parce qu’Internet était en plein boom. Je m’appelle « dissident » de Wired parce qu’aux Etats-Unis, quand on quitte une entreprise qu’on a fondée de cette manière, on garde en quelque sorte un titre honorifique de son ancien poste. Actuellement, je dois écrire un article par an pour eux, et c’est tout. Je n’y ai aucune responsabilité. Je n’ai jamais été rédacteur en chef lorsque j’y travaillais, j’étais seulement directeur exécutif. Je devais essayer de réfléchir aux articles qu’on allait publier dans l’année. En quelque sorte, mon boulot, c’était d’anticiper, même si c’est dur de prédire l’avenir lorsqu’on commence à plancher sur un magazine six mois avant que le public ne puisse le tenir entre ses mains. Je devais faire en sorte de récupérer les papiers à temps, respecter les deadlines…
Votre passion pour les cultures étrangères ou encore la géographie ont quelque peu guidé votre carrière. Après avoir à peu près touché à tout, est-ce qu’il y a autre chose, un nouveau domaine dans lequel vous aimeriez vous lancer, que vous aimeriez explorer ?
Avec quelques amis, notamment de chez Pixar, nous avons créé un roman graphique il y a de cela quelques années. Cela nous a pris près de 11 ans. Nous l’avons entamé en 2003 et il a été achevé en 2012. J’aimerais me repencher sur des scénarios, mais aussi sur des documentaires –j’adore regarder des documentaires -, ou un film… J’aimerais faire plus de vidéos. Je pense vraiment que le cœur de la culture est loin des textes et des livres, mais pas des vidéos. Mes enfants par exemple, regardent plus de vidéos qu’ils ne lisent de livres. Alors oui, j’aimerais vraiment approfondir ce côté vidéo.
En parlant de texte et de vidéo, vous n’avez pourtant pas cessé de penser aux livres, puisque vous en sortirez deux prochainement ?
En effet, je vais très prochainement sortir un livre, mais un livre photos à propos de la disparition de certaines traditions en Asie. Je ne suis pas encore certain de la date à laquelle je le terminerai. Il s’agit d’un projet qui requiert énormément de travail et de temps, alors je pense que nous pourrons attendre encore quelques années avant de le voir en librairie. Je travaille également sur un livre sur le « futur », bien qu’il n’y ait aucune prédiction très sérieuse ou du moins avérée pour l’heure, je me penche sur le sujet. Ce livre regroupera des estimations, des pronostics officiels à propos du futur. Nous ne sommes vraiment certains de rien, il s’agira plus d’un livre d’anticipation. Mais nous avons encore du temps ! Avant de finir ces livres je veux vraiment me pencher sur les vidéos, et en sortir plusieurs, si c’est possible. En tout cas c’est un projet sur lequel je travaille.
Vous avez eu un parcours atypique, on ne peut pas dire que vous ayez suivi le modèle traditionnel du lycée, des études… comme vous nous le racontiez en début d’entretien. Quel conseil donneriez-vous à de jeunes entrepreneurs désireux de se lancer ?
J’ai énormément de choses à leur dire, je pourrais y passer des heures ! Mais je dirais que l’essentiel pour les jeunes, peu importe ce qu’ils font, d’où ils viennent, ce qui les intéresse, leur âge…, est d’apprendre, continuellement, encore et toujours, et plus important encore, lorsqu’ils vieillissent, d’apprendre à optimiser son apprentissage selon ses propres capacités, son propre « style », parce que nous sommes tous différents. Il faut appréhender comment soi-même, sa propre personne, apprend le mieux et de ne jamais cesser d’apprendre. Si vous êtes capables de maîtriser ce « superpouvoir » alors vous êtes capables de faire énormément de choses, y compris entreprendre. Cela ne signifie pas que tout le monde doit devenir entrepreneur, mais si vous le devenez, ne cessez jamais non plus d’apprendre. Cette soif de connaissance vous aidera peu importe ce que vous faites. N’apprenez pas pour apprendre, apprenez pour vous, de la meilleure manière pour vous. Et ce même si c’est très difficile, que cela demande énormément de travail, d’essais, de remises en question. Cela vous prend toute une vie, de savoir comment vous apprenez le mieux et d’apprendre à vous connaître.
Le mot de la fin ?
Je suis très optimiste quant aux progrès technologiques et aux changements qu’ils apporteront dans nos pays. Même si cela engendre énormément d’inquiétude chez certains. Mais je me dois de leur dire que ces bouleversements n’en sont qu’à leurs prémices. L’intelligence artificielle, les robots…, il s’agit de notre avenir, et ils créeront des milliers d’emplois à terme. Avec le recul, nous regarderons nos boulots d’aujourd’hui en nous demandant bien ce que nous pouvions leur trouver ! Cela ne se fera pas sans heurts mais nous en tirerons de nombreux bénéfices dans nos sociétés. Chaque année, la population mondiale croît de 2%. Ce qui suppose l’émergence d’une nouvelle civilisation en un siècle.
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