Jean-Philip Piquemal est directeur du laboratoire de chimie théorique à Sorbonne Université/CNRS, et cofondateur de Qubit Pharmaceuticals, société deeptech spécialisée dans la découverte de nouveaux candidats médicaments grâce à la simulation et la modélisation moléculaire accélérée par le calcul hybride HPC et quantique. Entretien.
Si vous deviez expliquer ce que vous faites à un novice en la matière ?
Jean-Philip Piquemal : Nous avons développé une plateforme permettant de faire de la simulation et de la génération de nouveaux candidats médicaments. Cela permet de faire économiser du temps de développement et nous avons permis à 7 programmes au total de découvrir de nouveaux médicaments – y compris dans le domaine de petites molécules ciblant l’ARN.
Dans le secteur pharmaceutique, les lois de la physique quantique s’appliquent car il s’agit de manipuler des molécules très petites et au fonctionnement complexe. Les équations qui régissent le comportement de ces molécules sont trop complexes pour être résolues exactement par un ordinateur classique, seul un ordinateur quantique peut le faire. En combinant ordinateur classique et quantique, nous essayons de proposer le meilleur des deux mondes, profiter de la vitesse des ordinateurs classique et de leur robustesse industrielle couplée à la précision des ordinateurs quantiques.
Vous n’avez donc pas besoin d’attendre l’apparition d’un ordinateur quantique parfait pour proposer des cas d’usage, c’est bien cela ?
J.-P. P. : Oui, l’arrivée de l’ordinateur quantique parfaitement stable n’est pas le Saint Graal. Il y a déjà des solutions existantes avec les ordinateurs bruités actuels couplés à des supercalculateurs classiques. Bien que les ordinateurs quantiques actuellement en développement sont des grosses machines complexes et toujours instables, cela s’améliore très rapidement, on parle de 10000 qubits à un horizon 2- 3ans. De plus, grâce à notre émulateur, hyperion-1, nous pouvons d’ores et déjà créer, tester et déployer des algorithmes qui reproduisent des calculs quantiques sur un ordinateur classique. Cela nous permet de les préparer en avance de phase et de les industrialiser dès que les ordinateurs seront disponibles à plus grande échelle.
Notre plateforme offre un important gain de temps pour découvrir des nouvelles familles chimiques, des candidats médicaments, très innovants et différents de l’existant. Cela est possible car, dans la mesure où nos calculs sont aussi précis que l’expérience, nous limitons les synthèses et les tests aux seules molécules les plus intéressantes. Sur certains programmes, on réduit le nombre de molécules testées d’un facteur 20 ! La capacité à chercher des molécules très nouvelles est essentielle, par exemple, pour certains traitements du cancer, il faut pouvoir créer des molécules spécifiques à plusieurs groupes de patients, il faut de la variation dans les composés chimiques et nous offrons justement cette diversité.
Pour autant, l’arrivée de plus en plus significative de qubits stables serait bénéfique pour vous ? L’Europe pourra-t-elle vous fournir ce dont vous avez besoin ?
J.-P. P. : Oui, nous bénéficions directement de toutes les avancées en cours dans l’informatique quantique. Nous sommes des utilisateurs de ces nouveaux modèles d’ordinateurs quantiques et la bonne nouvelle est que certains des ordinateurs les plus puissants sont présents en Europe.
Néanmoins, la file d’attente pour accéder aux ordinateurs quantiques est très longue et l’Europe aurait tout à gagner à investir massivement dans le secteur pour permettre justement à des startups comme la nôtre de s’installer durablement sur ce marché ultra-concurrentiel. Les investissements en Europe – majoritairement sur la partie hardware – progressent mais restent toujours insuffisants face aux milliards déjà mobilisés outre-Atlantique.
En France, la Direction Générale pour l’Armement (DGA) a annoncé en mars dernier la signature de contrats-cadre sur 15 ans avec 5 startups françaises (Pasqal, Alice & Bob, Quandela, C12 et Quobly). Un programme baptisé Proqcima et qui souhaite équiper les armées de deux calculateurs tolérants aux erreurs. Cet effort de commande publique est une très bonne nouvelle pour l’écosystème mais il ne faut pas non plus oublier le software. Pour s’imposer dans la course au hardware quantique l’Europe ne doit pas oublier le software !
Pourquoi cette partie software vous semble autant cruciale que celle du hardware ?
J.-P. P. : Prenons par exemple le succès fulgurant de Nvidia, dont les cartes graphiques et processeurs sont largement plébiscités par les acteurs de l’IA, et même de l’émulation quantique. Son succès n’est pas uniquement dû à l’engouement autour de l’IA générative mais aussi grâce à son offre très riche en software dans tous les autres domaines d’application (véhicule autonome, santé, industrie 4.0). C’est ce qui explique par ailleurs que cet acteur a pris autant d’avance face à son principal concurrent AMD.
La France et l’Europe risquent justement d’être dépassées sur ce terrain car les géants du numérique présents sur le quantique sont justement des entreprises du logiciel à part entière. En résumé, la partie hardware nécessite évidemment des fonds conséquents mais si le software est négligé, il sera encore plus difficile de maintenir sa place lorsque les premières percées technologiques vont arriver. C’est pourquoi nous parions sur le futur en établissant dès maintenant des partenariats forts avec les développeurs de hardware quantique pour proposer des écosystèmes complets comme l’a fait Nvidia.
À quand estimez-vous l’arrivée du premier ordinateur quantique fiable ?
J.-P. P. : C’est assez compliqué de répondre car nous sommes au tout début de l’industrie. Nous avons connu ces derniers mois de nombreuses annonces en matière d’augmentation du nombre de qubits stables. Cela reste un moyen de montrer que les développements progressent à rythme constant mais nous ne sommes toujours pas arrivés à l’ordinateur quantique star comme a pu l’être le Macintosh d’Apple ou les GPU industriels de Nvidia. On pourra dire que l’on est dans l’ère de l’ordinateur quantique dès qu’une commande industrielle aura été passée. Un exemple récent et encourageant : la startup Pasqal a signé un contrat exclusif avec Aramco la semaine dernière qui prévoit la livraison d’un de ses ordinateurs quantiques d’ici fin 2025.
Encore une fois, le déploiement industriel va arriver plus vite qu’on ne le pense et il faut que la France et l’Europe misent tout dès maintenant. Car dans seulement 5 ans, les couts d’entrée seront tellement hauts qu’il sera encore plus difficile de se faire une place.
Les aides publiques – notamment dans le cadre du Plan quantique – sont-elles suffisantes ?
J.-P. P. : Le monde politique commence à se rendre compte de l’urgence et ce plan est significatif car il permettra à des startups du hardware quantique de passer à l’échelle. Le software devrait suivre dans la foulée maintenant que les infrastructures hardware sont présentes.
En matière de deeptech, c’est toujours le même refrain : les temps de développement sont longs et il n’est jamais assuré que les efforts entrepris permettent de maintenir sa place dans la compétition. Mais prendre du retard parce que c’est joué d’avance est encore pire : l’Europe a perdu la bataille des semi-conducteurs classiques à la base de l’IA donc il faut essayer de mieux préparer celui du quantique.
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