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Internet Et Les Réseaux Sociaux Modifient Notre Perception Du Temps

Les cadres parmi les mieux payés de la Silicon Valley envoient désormais leurs enfants dans des écoles où mobiles et tablettes ne sont pas autorisés.

Le grand classique « À la recherche du temps perdu » de Marcel Proust rappelle à chacun d’entre nous que la quête du temps est une démarche universelle. A l’ère de l’invasion du numérique, cette recherche pousse-t-elle cette quête jusqu’aux confins de l’absurde ? La question mérite un examen approfondi.

Si Facebook et autres Twitter font déjà partie de notre quotidien, il n’est pas trop tard pour s’interroger sur l’ampleur de leurs effets pervers. Plusieurs cadres de Facebook ont récemment tiré la sonnette d’alarme à ce sujet. C’est aujourd’hui le tour de Sean Parker, ex-président du réseau social : il a admis publiquement avoir aidé « à construire un monstre » ! Sans ambiguïté aucune, il accuse Facebook d’exploiter les vulnérabilités de la nature humaine. Il craint surtout l’impact sur les plus jeunes : « Dieu seul sait ce que ça fait aux cerveaux de nos enfants » ! On se souvient que Steve Jobs et Bill Gates avaient interdit l’usage du smartphone et de la tablette à leurs propres enfants.

Depuis lors, une vague de remords s’est emparée de personnalités en vue de la « high tech » californienne, prêtes à dénoncer les manipulations des ténors de l’Internet. C’est le cas de Tristan Harris, ancien éthicien en design chez Google. Il explique lors d’une conférence sur TEDx comment les applis conçues par le géant peuvent contribuer à détériorer la santé mentale de ceux qui en font usage. Résultat ? Les cadres parmi les mieux payés de la Silicon Valley envoient désormais leurs enfants dans des écoles où mobiles et tablettes ne sont pas autorisés et où les réseaux sociaux sont accusés de voler le plus possible de temps à l’attention consciente de leurs abonnés. La répétition d’un simple mécanisme explique comment une telle usurpation devient possible : « la petite dose de dopamine secrétée par le cerveau lorsqu’un ami clique sur le bouton « Like », commente votre photo ou tout autre post suffit pour que vous deveniez « accro ».  

La déstructuration du temps

C’est dans ce contexte de questionnement que Mastercard a commandé à Ipsos une étude intitulée « Les nouvelles temporalités ». Dirigée par Mastercard et conduite par Françoise Hernaez Fourrier, ‎Directrice Planning Stratégique chez Ipsos, elle a pour objectif d’explorer la question clé des nouvelles temporalités induites par la digitalisation et ses conséquences pour les marques dans différents secteurs d’activités. Ce phénomène de déstructuration du temps résulte des sur-sollicitations auxquelles sont soumis les cerveaux confrontés à ces nouvelles technologies. « L’ubiquité permise par le digital déstructure la notion même de temporalité » ajoute Françoise Hernaez Fourrier.

Conséquence : les limites du temps individualisé sont fixées par tout un chacun, si bien que les frontières entre temps libre et temps de travail deviennent plus floues. En France, le statut d’autoentrepreneur a favorisé l’exercice d’une activité indépendante en complément d’un emploi salarié ainsi que le développement d’emplois de non-salariés à titre exclusif. Exercer plusieurs métiers comme le font les ‘slashers’[1] devient de plus en plus courant. 81 % des ‘slashers’ parmi les deux millions répertoriés par l’INSEE cumulent plusieurs emplois salariés chez différents employeurs.

Par ailleurs, 75 % de français équipés de smartphones travaillent pendant leur temps libre selon une enquête PageGroup. Les 66 % de français équipés estiment que les objets connectés ont une réelle incidence sur leur équilibre de vie. Au vu de ces pourcentages, il n’est pas étonnant que les moments de vie évoluent dans le temps. Ainsi, des séniors se rencontrent sur des sites spécialisés après la cinquantaine, voire plus, alors que des jeunes filles de 35 ans congèlent leurs ovocytes afin de programmer à loisir leur future grossesse. Ces mutations signent-elles la fin du temps ?

La capacité d’attention en baisse

« Ce qui est sûr, c’est que l’attention des consommateurs devient toujours plus éphémère » constate Françoise Hernaez Fourrier. La capacité d’attention et de concentration s’est réduite avec le développement des nouvelles technologies et des médias sociaux. D’après une étude réalisée en 2015 chez Microsoft au Canada, la capacité d’attention de ses employés a chuté de 12 à 8 secondes. A titre comparatif, la capacité d’attention d’un poisson rouge est de neuf secondes ! Sur un même registre, les jeunes accordent moins de huit secondes à une nouvelle information. Cette baisse de la capacité d’attention touche de plus en plus de personnes et impacte toutes les activités humaines.

Ainsi, seulement 70% des internautes visionnent jusqu’au bout une vidéo de moins de deux minutes commencée sur le web. Pour la lecture d’un article relativement court, seulement 50% des mots sont réellement lus par les internautes. Ces modifications substantielles de la perception du temps ont poussé Youtube à développer un format publicitaire de six secondes impossible à zapper. De plus, elles nourrissent une forte intolérance aux attentes, servant de point de départ à de nouveaux services censés faire gagner du temps comme la commande en ligne d’un véhicule chez Uber ou d’un appartement chez Airb&b.

Culture de l’immédiat

Parmi d’autres modifications apportées par Internet, on constate que 50 % des français veulent désormais faire leurs courses à n’importe quel moment de la journée, pourcentage qui  passe à 78% chez les populations jeunes. C’est un moyen simple pour reprendre le contrôle de son temps. Mais, ce n’est pas le seul. Dans le commerce, par exemple, la chasse aux temps d’attente bat son plein. La technologie aide à diminuer la taille des queues et le temps dédié au paiement. L’application « Je file » de Carrefour reproduit en France le « No line, no checkout » qu’affichent certains commerces de l’autre côté de la Manche. Cette appli place le client qui a fini ses courses dans une file d’attente virtuelle. Chaque minute, l’application l’informe du nombre de personnes devant lui ainsi que du temps d’attente estimé. Burger King pousse un cran plus loin cette logique en proposant un jeu qui permet de gagner des places dans la queue, inévitable aux heures de repas.

Une culture de l’immédiat et de l’éphémère

Se développe ainsi une véritable culture de l’éphémère. Sur les réseaux sociaux, les rapports deviennent succincts et font de plus en plus appel aux Emoji et autres stickers. Sur le smartphone, la culture du ‘live’ et du ‘streaming’ s’impose chez les 13-19 ans qui sont 82% à regarder des vidéos en ‘streaming’ (source Junior Connect, Ipsos 2017). 85% des mobinautes utilisent des applications de messagerie instantanée contre 69% il y a deux ans (source Mediabrands Wave 2016).

Bien ou mal, la consommation amoureuse épouse également cette culture de l’immédiat propagée par des sites comme Tinder où l’on dénombre quotidiennement plus de 45 millions de « swipes »[2] émis à 85% par des français âgés de 18 à 34 ans. A ce sujet, « il y a une contradiction puisqu’on cherche de plus en plus à gagner du temps alors qu’être en couple, c’est perdre du temps ensemble » remarque avec pertinence Eric Dacheux, chercheur en communication au CNRS. L’avenir dira si l’impact à long terme de l’immédiateté dans les rapports de couple sera bénéfique ou non.

Dans cette quête éperdue après le temps perdu, l’enquête Mastercard confirme que la technologie apporte une aide indispensable pour accéder plus vite à une multitude de services : la reconnaissance faciale pour s’authentifier et payer plus rapidement, le balayage de l’iris implémenté par la banque britannique TSB afin de permettre à ses clients de se connecter plus vite à leur compte en ligne, etc. Les traitements administratifs dans le secteur bancaire sont accélérés à coups de ‘chatbots’ ou de ‘blockchains’. Cette quête ne tourne-t-elle pas à l’obsession ?

La question se pose avec la pratique du « speed watching » qui permet de regarder des séries TV en mode accéléré, une pratique qui n’a pas que des effets bénéfiques sur le cerveau.  YouTube et VLC permettent de visionner une vidéo en accélérant de 20% à 50% le défilement des images. Les assistants personnels qu’Amazon ou Google veulent installer dans nos salons visent aussi à nous faire gagner du temps. L’irruption de l’intelligence artificielle est aussi à prendre en compte. Quelle sera sa place demain ? Va-t-on vers un monde déshumanisé ? Reste la question de fond : mais pourquoi faire ?

« L’homme augmenté de demain n’est pas celui qui aura un smartphone dans la main, une puce électronique sous la peau et des « Google-Glass » sur le nez, mais bien celui qui avancera en étant connecté à ce qui fonde son humanité » affirme à ce sujet Virginie Rio-Jeanne dans la Harvard Business Review  de septembre 2017. A méditer !

[1]                              Ce terme anglais définit les personnes qui partagent leur temps entre plusieurs activités professionnelles, salariées ou non.

[2]                              Le bouton swipe est l’équivalent du bouton Like sur Facebook.

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