Il est loin le temps où la Chine était considérée uniquement comme « l’atelier du monde ». La régulière montée en puissance de la Chine, notamment dans le domaine technologique, est impressionnante. Alors comment expliquer cette transformation si spectaculaire ?
Diverses raisons peuvent être mises en avant mais on peut trouver la genèse de cette réussite dans l’apport incroyable de cette jeunesse qui avait été bannie lors de la révolution culturelle. A la fin de celle-ci, faute de trouver un emploi dans la fonction publique, et possédant un niveau d’instruction élevé, beaucoup de ces jeunes se sont tournés vers la création de leur entreprise. Au fil du temps, cette volonté entrepreneuriale a continué à se développer sans discontinuer dans bien des secteurs dont celui des technologies de l’information et de la communication. Les dirigeants politiques du pays ont très vite compris tout l’intérêt d’un marché libre permettant l’expérimentation conjointe d’un grand nombre de projets TIC pour ensuite prendre le contrôle des entreprises les plus performantes en vue de collecter, trier et gérer toute sorte de données servant à contrôler l’activité des entreprises et des individus. A cet égard, la sociologue américaine Shoshana Zuboff décrit de façon explicite les symptômes, les impacts ou les conséquences de la transformation numérique. Elle décrypte également les lois de fonctionnement de ce qu’elle appelle le capitalisme de surveillance (lois cachées, lois inapparentes aux utilisateurs, abus de données). Finalement, Shoshana Zuboff entend dégager les mécanismes fondamentaux de ce nouvel ordre économique fondé sur une nouvelle forme de création de la valeur.
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L’Etat chinois peut accéder à toutes ces données à tout moment selon les informations qu’il souhaite acquérir et les contrôles qu’il entend réaliser. Cette situation peu commune dans les pays occidentaux nous amène à prendre conscience que, regroupées avec d’autres ensembles de données et analysées grâce à des systèmes utilisant l’intelligence artificielle, ces datas qui, en soi, sembleraient inoffensives, ont en fait une valeur insoupçonnée.
En réalisant qu’elle pouvait utiliser toutes les ressources à sa disposition pour construire un nouvel ordre mondial, la Chine est devenue une puissance technologique capable d’imposer ses référentiels et ses normes sur le plan international. C’est particulièrement le cas dans le domaine de la cybersécurité dans lequel la Chine bouscule l’ordre établi et tente d’imposer ses standards au niveau global. Le chemin est long et compliqué. En cas de succès, la Chine pourra, grâce à son leadership sur le secteur et sa capacité à promouvoir sa technologie, prendre une position dominante au niveau mondial dans des domaines clés (industriels et aussi financiers)
Un seul pays aujourd’hui est en capacité de lutter contre cette montée en puissance de la Chine : Les Etats-Unis.
Bien sûr, l’Intelligence Artificielle est au cœur de cet affrontement entre les deux pays. Les autres nations dans le monde ne se contentant que de niches ci et là.
Afin de tenter de garder le leadership, notamment sur l’intelligence artificielle, le gouvernement américain a débloqué en 2020, une enveloppe de 625 millions de dollars sur cinq ans. Ces sommes assurent le financement de la R&D des centres américains de recherche en intelligence artificielle et informatique quantique. Cette enveloppe sera complétée par un apport de 340 millions de la part des secteurs privés et académiques, soit un total de près d’1 milliard de dollars, devant ainsi permettre la création de 12 nouveaux centres de recherche et développement.
Car voilà bien l’enjeu à venir : le quantique. La nation qui arrivera à asseoir son autorité sur la technologie quantique comme instrument de développement sera la nation qui affirmera sa suprématie pour les 10/20 ans à venir.
Le secteur privé américain l’a bien compris et les grandes firmes annoncent des moyens considérables pour contrer la montée en puissance de la Chine. Fin 2019, Google annonçait déjà avoir expérimenté la « suprématie quantique » avec un processeur capable de faire un calcul en trois minutes là où un supercalculateur classique aurait mis 10.000 ans. Au même moment, IBM, autre géant américain de la tech, très avancé dans le développement du quantique, annonçait rendre accessible aux chercheurs et développeurs une machine quantique de 53 qubits (la brique de base de cette technologie), soit l’équivalent en puissance de celle de Google. Enfin, pour se limiter à trois exemples, Honeywell (groupe industriel américain) qui fournit beaucoup d’équipements aux entreprises, annonçait le lancement de « l’ordinateur quantique le plus puissant au monde ».
L’IA représentant un défi technologique tout comme un enjeu stratégique au cœur de la rivalité sino-américaine, la Chine entend continuer sa marche en avant en structurant ses actions avec un objectif clair : « faire de la Chine le leader mondial de l’IA à l’horizon 2030 », telles sont les ambitions affichées par le gouvernement chinois dans son plan de développement de l’IA « made in China 2025 », avec comme objectifs prioritaires :
- Contrer l’hégémonie américaine dans des domaines clés (recherche fondamentale, semi-conducteurs, formation, etc.)
- Consolider et développer ses points forts (quantité et qualité des données, écosystème d’innovation…).
Avec ce plan ambitieux, la Chine vise l’autosuffisance technologique sur 75 % des composants et matériaux clés à l’horizon 2030.
L’Intelligence Artificielle peut être considérée comme une technologie générique. Ce qui signifie qu’elle est à même de conduire à des gains de productivité notables dans un large éventail de secteurs. Dans le même temps, son déploiement nécessite des investissements dans un certain nombre de facteurs complémentaires – et peut amener les organisations à repenser leur stratégie globale. La course à la suprématie technologique avec l’intelligence artificielle comme étendard suppose donc d’énormes efforts d’investissements. Les entreprises américaines et chinoises évoluant dans le domaine de l’intelligence artificielle ont capté ensemble en 2021, environ 80% des investissements mondiaux de capital risque dans le secteur, selon une étude de l’OCDE .
Sur les 73,6 milliards de capital risque investis dans les entreprises d’IA dans le monde, les États-Unis en ont capté 56%, et la Chine environ 24%. L’UE vient ensuite avec 4% (dont 1% en France, au 10e rang mondial) suivie par le Royaume-Uni et Israël (autour de 3%), l’Inde, le Canada, le Japon, Singapour et la Corée du Sud. Les start-ups spécialisées en IA dans les secteurs des véhicules autonomes, de la santé, des médicaments et des biotechnologies, des fonctions support aux entreprises, sont celles qui ont attiré l’essentiel des montants investis ». Par ailleurs, on note que les entreprises chinoises privilégient leurs investissements dans leur pays d’origine alors que les investisseurs américains n’hésitent pas à sortir de leur territoire. Les investissements chinois représentent seulement 3% des investissements de capital risque en IA aux États-Unis, tandis que les investisseurs américains représentent 10% des investissements de capital risque en IA en Chine.
Cette course à la suprématie numérique entraîne inévitablement une lutte menant à une guerre commerciale qui ne se cantonne plus aux échanges de produits physiques, mais s’étend aux transferts de technologies. D’ailleurs, l’année 2022 est très révélatrice de ce phénomène. Les approvisionnements en semi-conducteurs ont fait l’objet d’une lutte féroce impactant un grand nombre de secteurs économiques. Notamment, les semi-conducteurs sont des éléments incontournables pour tous les projets technologiques de la Chine, des produits connectés aux smartphones, en passant par les véhicules électriques ou encore les réseaux intelligents en plein essor. Ils sont aujourd’hui l’illustration de la faiblesse d’un système qui n’est pas encore capable de répondre à une montée en puissance immédiate de la demande. Actuellement, la Chine consomme cinq fois plus de semi-conducteurs qu’elle n’en produit, les Etats-Unis restant encore à la pointe sur ce secteur. Pour autant cette domination américaine est en train de s’éroder. Alors que plus d’un tiers des puces commercialisées sur la planète étaient fabriquées aux Etats-Unis en 1990, la production américaine ne représente plus, en 2021, que 15 % du volume global. Et la Chine pourrait représenter 25 % du total mondial d’ici 2030.
Autre technologie devenue un véritable enjeu à la fois technologique, économique mais aussi politique : la 5G. On se rappelle la polémique créée par l’administration Trump quand ce dernier signait en Mai 2019 un ordre exécutif sur la « sécurisation des technologies de l’information et la communication et de la chaîne logistique » allant jusqu’à l’interdiction de Huawei sur le sol américain.
Huawei, leader de la 5G, technologie qui va conditionner le développement de l’Internet des objets et de l’intelligence artificielle, et qui à travers l’échange massif de données pourrait représenter une menace importante d’espionnage industriel. Par ailleurs, les Etats-Unis contrairement à ce qui se passe en Chine, commencent tout juste à développer à grande échelle la 5G alors que les Chinois commencent déjà à expérimenter la… 6G… ceci expliquant sans doute cela.
Face à cela, que peut faire l’Europe ?
Dans le but de mieux réguler les pratiques les plus risquées, et de favoriser l’innovation en Europe, la Commission Européenne imagine des actions visant à exister dans ce combat.
Conscient du retard pris par rapport aux Chinois ou aux Américains en matière d’intelligence artificielle, les autorités européennes ont publié en avril 2021, une approche stratégique pour tenter d’exister. Nos données personnelles et l’activité en ligne des internautes étant devenues une marchandise dans les modèles économiques des GAFAM (Américains) et autres BATX (Chinois), il est ainsi proposé de créer un marché unique des données.
Celles-ci doivent ainsi mieux circuler entre les différents pays et secteurs d’activités de l’UE, tout en respectant les règles européennes de concurrence et de protection de la vie privée. Ce marché unique est déjà en cours de construction : depuis 2016, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) encadre l’utilisation des données personnelles, en conférant notamment aux utilisateurs un droit à l’information, à la portabilité ou à l’oubli de leurs données.
Plus récemment, le règlement sur la gouvernance européenne des données (appelée aussi Data Governance Act) pose les bases d’un mécanisme harmonisé de réutilisation de certaines données protégées du secteur public, comme celles qui relèvent des droits de propriété intellectuelle. Des dispositions spécifiques y sont également mentionnées pour faciliter le traitement d’informations personnelles, recueillies avec le consentement des individus concernés, à des fins non commerciales, pour la recherche médicale, l’amélioration des services publics ou encore l’étude comportementale des consommateurs par exemple. C’est ce qui est appelé “l’altruisme des données”.
Toujours sur le plan réglementaire, la Commission a défini un cadre juridique pour ce qui est appelé « les bacs à sable réglementaires » en matière d’intelligence artificielle. Ces dispositifs donnent la possibilité aux entreprises de mettre en place des tests de façon ponctuelle quant à leurs technologies sans avoir à respecter l’intégralité de la législation, notamment au sujet des données personnelles.
L’Europe compte enfin se donner les moyens d’exister autrement que par la règlementation et compte augmenter progressivement les investissements publics et privés dans l’IA pour atteindre un total de 20 milliards d’euros par an avec deux axes majeurs :
- Investir à la fois dans des infrastructures, notamment de collecte puis de traitement des data, et dans les compétences numériques des Européens.
- Investir sur pour former des professionnels de haut niveau à l’intelligence artificielle. Il s’agit notamment de soutenir les initiatives de reconnaissance mutuelle, entre pays de l’UE, des formations spécialisées dans l’IA ainsi que le développement de nouveaux programmes éducatifs dédiés aux nouvelles technologies au sein de l’Europe.
Conclusion
Alors dans cette guerre technologique quel sera le gagnant ? on le voit, la Chine a des ambitions de leadership dans le secteur de l’IA, mais elle en est encore très loin. Nous n’en sommes encore qu’aux balbutiements de cet affrontement entre deux blocs qui possèdent des moyens démesurés pour asseoir à terme leur hégémonie. Chacun possède des points forts et aussi des points faibles.
On constate également que la COVID 19 à fait prendre conscience à d’autres nations des limites d’être trop dépendant vis-à-vis de pays tiers, d’où des relocalisations de certaines activités à forte valeur ajoutée pour atténuer cette interdépendance.
L’Europe tente d’exister dans cette bataille mais au regard du retard pris, se contente aujourd’hui de combler une partie de son retard. L’enjeu majeur sera de favoriser le développement de pépites dans le domaine de l’IA et de conserver ses talents pour le futur. Bien des questions n’ont pas encore de réponses….
Pascal Montagnon, Directeur de la Chaire de Recherche Digital, Data Science et Intelligence Artificielle (OMNES EDUCATION )
Eric Braune, Professeur associé – INSEEC Bachelor
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