Une contribution de Sébastien Lescop, directeur général de Cloud Temple
À eux seuls, les GAFAM ont généré en 2023 plus de 1 500 milliards de dollars de revenus. Pour la même période, Numeum évalue à 65 milliards d’euros le chiffre d’affaires du secteur IT en France. Que serait l’économie française aujourd’hui si les entreprises technologiques pesaient le même poids qu’aux Etats-Unis, où elles représentent plus de 9% du PIB ? Que seraient la croissance, les créations d’emplois, si la France avait choisi de faire de la tech la locomotive de son économie, dès les années 2000.
Bien au contraire, la tech est aujourd’hui une source de dépendance stratégique accrue. En 2023, le numérique et l’électronique représentent 20 milliards d’euros de déficit commercial pour la France, soit un cinquième du déficit global. Un chiffre en croissance de 17% depuis 2019, qui ne cesse d’augmenter.
Rééquilibrer ce déficit est clé, car le numérique n’est pas un secteur comme les autres. C’est le socle sur lequel reposent pour l’essentiel la puissance d’innovation du pays, la transformation de l’industrie, la performance des entreprises et la modernité de l’action publique. À l’heure où les regards sont rivés sur l’IA et ses opportunités de création de valeur, il est essentiel de disposer en France d’infrastructures cloud puissantes, capables de faciliter et d’accélérer l’adoption des nouveaux usages numériques des entreprises et de la sphère publique.
Depuis 2020, sous l’impulsion de l’Etat, les acteurs français ont investi dans un cloud de confiance qui garantit la sécurité et la souveraineté des données les plus stratégiques et sensibles. Mais les atouts des acteurs nationaux sont galvaudés. Malgré le travail de l’ANSSI, le “confiance washing” est omniprésent et la souveraineté est revendiquée par tous les fournisseurs de cloud, même extra-européens.
Pourtant, l’heure n’est pas au renoncement. Alors qu’une grande consultation démocratique vient d’avoir lieu, les Français ont fait des choix pour leur avenir. Pour les responsables politiques qui sollicitent leur vote, se poser les bonnes questions est le seul moyen de trouver les bonnes réponses. Faut-il renoncer à faire du numérique une richesse pour la France ? Les acteurs français doivent-ils limiter leurs ambitions à un marché de niche réservé, celui de la souveraineté des données sensibles ?
Ma conviction est que le protectionnisme n’est pas la solution. Pour retrouver la maîtrise de notre destin, il faut créer en France et pour l’Europe les conditions d’émergence d’alternatives compétitives aux hyperscalers américains. Pour y parvenir, j’identifie quatre grands leviers dont pourront s’emparer le Parlement et le gouvernement lors de la prochaine législature.
Pour répondre aux besoins de transformation et de résilience de l’économie française, il faut dès aujourd’hui accélérer l’élargissement de l’offre des fournisseurs de cloud. A ce titre, l’appel à projet “Renforcement de l’offre de services cloud” lancé au printemps par Bpifrance va jouer un rôle de catalyseur d’innovation, en incitant l’écosystème à aller plus loin et à avancer ensemble.
Il convient en parallèle d’agir sur la commande publique. C’est la condition sine qua non pour sortir de l’omniprésence de grands acteurs, qu’ils soient français ou américains, qui ne créent pas de valeur technologique en France. Adoptée au printemps, la loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (SREN) constitue un pas important pour rétablir une concurrence saine, mais il importe désormais de faire évoluer les règles des marchés publics pour faire grandir les entreprises qui concourent à la réindustrialisation technologique de la France.
L’homogénéisation des normes à l’échelle européenne constitue également un puissant accélérateur pour les acteurs du cloud. Le schéma commun EUCS de certification du cloud, âprement discuté à Bruxelles, vise à construire un “Schengen” des services cloud en ouvrant les frontières réglementaires des 27 pays membres. Il jouera le rôle de tremplin en favorisant l’émergence de champions du cloud, conformes grâce à l’ANSSI aux meilleurs standards de performance et de sécurité. C’est une étape indispensable pour rayonner sur la scène internationale.
Et enfin, la bataille culturelle doit être menée. Il est urgent de faire de l’autonomie numérique française un enjeu stratégique pour le pays. Le “soft power” américain se joue sur le champ des idées et des convictions. Pour contrer l’admiration parfois aveugle des décideurs français pour les big tech américaines, la puissance publique doit donc se montrer exemplaire et conduire – avec le soutien des acteurs français – une action simultanée d’influence, de sensibilisation aux enjeux de souveraineté et de formation aux solutions technologiques françaises.
La montée de nouvelles conflictualités, les incertitudes géopolitiques sur nos alliés de demain, l’accroissement de la menace cyber augmentée à l’IA, sont de nature à ouvrir une fenêtre de tir inédite. Le moment est venu de remettre en question l’idée acceptée de la domination numérique incontestable des États-Unis, au nom d’une motivation supérieure : l’autonomie stratégique de la France.
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