Les préoccupations au sujet des dangers de notre économie numérique sont devenues beaucoup plus vives. Dans un éditorial paru dans le New York Times de ce 10 mai 2019, le cofondateur de Facebook et ancien colocataire d’université de Mark Zuckerberg, Chris Hughes, insiste maintenant pour que Facebook soit démantelé. Il suit Roger McNamee, investisseur précoce sur Facebook et mentor de Zuckerberg, en qualifiant l’entreprise de « catastrophe ».
Comment l’industrie de la technologie peut-elle être réglementée ?
Mark Zuckerberg a lui-même lancé un appel aux législateurs en faveur de davantage de réglementation. Il a également insisté, avec le chef de Google, Sundar Pichai, sur le fait que la protection de la vie privée doit être le mot d’ordre de leurs entreprises pour l’avenir.
Toutefois, nous savons tous parfaitement bien que la notion de vie privée telle qu’elle existait avant les ordinateurs personnels, est impossible à moins de se débrancher complètement du réseau. Il y a une raison pour laquelle Shoshanna Zuboff, professeur à la Harvard Business School, a adopté le terme « capitalisme de surveillance » : c’est ainsi que fonctionne le modèle économique.
Pourtant, il y a plus que l’observation numérique de tous nos faits et gestes en ligne. Il y a, comme le fait remarquer Hughes, « la volonté sans bornes de capter toujours plus de notre temps et de notre attention. » Bien que le trouble déficitaire de l’attention soit une découverte relativement récente, nous sommes maintenant confrontés à un nouveau phénomène : ce que l’on pourrait appeler le « trouble de distraction de l’attention ».
Nous sommes confrontés à une lutte constante pour notre attention : Combien de temps avez-vous perdu hier soir à faire défiler Facebook, à poster de l’éphémère sur Instagram (également une plateforme Facebook) et à regarder des vidéos d’animaux ? Les plates-formes sont conçues pour collecter des données sur le comportement en ligne de manière à garder les utilisateurs collés à leurs écrans.
Bien entendu, il ne s’agit, à un certain niveau, que d’un prolongement des efforts de la télévision pour proposer des espaces aux annonceurs publicitaires. Mais les méthodes rudimentaires du groupe Nielsen en matière de collecte de données ne sauraient faire oublier les méthodes basées sur l’intelligence artificielle déployées par les plateformes de réseaux sociaux pour monopoliser notre attention.
Dans son éditorial du New York Times, Hughes affirme que nous avons les outils nécessaires pour réglementer Facebook et créer un impératif de responsabilité vis-à-vis du pouvoir considérable que la plateforme exerce sur la parole. Il rajoute que le pouvoir de Zuckerberg va « bien au-delà de celui de quiconque dans le secteur privé ou au gouvernement ». Les outils de réglementation dont Hughes parle sont les outils traditionnels du droit antitrust et anti-monopole qui, selon lui, sont tombés en désuétude.
Mais ce type de lois a été créé pour des industries semblables qui se sont combinées verticalement ou horizontalement dans le but de dominer des segments particuliers de l’économie : les chemins de fer, l’acier, les services téléphoniques. Reste à savoir si ces outils pourront s’appliquer aux nouvelles technologies qui sont à l’origine d’un tout nouveau mode de vie. Car c’est ce que nos appareils personnels et les applications que nous utilisons ont créé : un mode d’existence entièrement nouveau. La plupart des personnes veulent utiliser leurs appareils parce qu’ils rendent la vie plus facile, plus intéressante, plus divertissante. Les appareils captent notre attention, et font tout leur possible pour ne pas lâcher prise.
Parce que Facebook exerce sa domination sur l’espace de réseaux sociaux d’une manière unique, son démantèlement constituerait un cas type très utile comme l’a proposé Elizabeth Warren. En attendant, nous devrons peut-être abandonner l’idée que toutes ces plates-formes Internet sont « gratuites ». Qui sera prêt à payer pour utiliser les plateformes afin de reprendre le contrôle de ses informations personnelles ?
Hughes confirme ce que toute personne attentive aurait suspecté : Zuckerberg n’a invité à réglementer les réseaux sociaux que parce qu’il craint que les législateurs n’aillent plus loin et ne brisent son empire. Et il n’y a aucun doute que la colère envers Facebook s’est accrue depuis les révélations concernant le scandale de Cambridge Analytica.
Pendant ce temps, les travailleurs des grandes entreprises de technologie se mobilisent. Des employés de Google ont présenté leur démission pour exprimer leur colère au sujet de comportements inappropriés à caractère sexuel au sein de l’entreprise. Les travailleurs d’Uber et Lyft ont récemment fait grève pour exprimer leur mécontentement au sujet des salaires et des conditions de travail, au moment même où les introductions en bourse enrichissent les fondateurs de l’entreprise.
Il semblerait, en somme, que la roue tourne pour les grandes entreprises considérées comme étant les génies de la technologie qui nous ont séduits. La technologie de haut niveau a atteint sa maturité. Parce qu’elle domine une part croissante de l’économie, elle est de plus en plus tenue responsable des problèmes et des risques inhérents au modèle économique actuel.
Et certains des créateurs de ce nouveau monde regardent avec horreur et honte ce qu’ils ont créé. Tout ceci rappelle la réaction de J. Robert Oppenheimer face à l’explosion de la première bombe atomique : il cite les paroles de la Bhagavad Gita : « Maintenant je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes. »
La question est maintenant de savoir si les entreprises de technologie peuvent vraiment être tenues responsables. Après tout, l’amende de 5 milliards de dollars infligée à Facebook n’est vraiment qu’un coût lié à leur activité. Il faudra bien plus que des amendes pour maîtriser ces entreprises.
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