Les micro-processeurs sont un composant stratégique et les pénuries actuelles ont ralenti ou stoppé les productions d’un grand nombre d’entreprises. Ce constat a conduit les États-Unis, la Chine et l’Union européenne à adopter des politiques industrielles visant à sécuriser leurs approvisionnements. Notamment, l’ « European Chips Act » se propose d’assurer la souveraineté technologique des pays de l’UE dans ce domaine. Les objectifs de cette loi semblent particulièrement ambitieux. Elle entend rattraper le retard technologique de l’Union Européenne dans la conception et la fabrication de micro-processeurs. Elle ambitionne également de doubler la part de marché des productions européennes dans le marché mondial des micro-processeurs. Les objectifs stratégiques de l’ « European Chips Act » sont donc clairement établis. Toutefois, la viabilité économique de ce plan est questionnée.
Proposée par la Commission Européenne en février 2022, l’ « European Chips Act » est justifiée par les pénuries de micro-processeurs en raison de la pandémie covid-19. L’approvisionnement de ce composant a beaucoup souffert des fermetures ponctuelles des sites de fabrication et du ralentissement des chaines logistiques induits par la pandémie.
La Commission Européenne entend répondre à ce problème conjoncturel par un vaste plan structurel visant à développer drastiquement la production européenne de micro-processeurs à la pointe de la technologie. Ainsi, l’« European Chips Act » fournit une base juridique permettant aux États membres de l’UE d’utiliser des subventions pour attirer les fabricants de micro-processeurs à la pointe de la technologie. Un budget européen de €43 Mds sur 5 ans doit subventionner l’installation dans l’UE de fabricants utilisant des technologies absentes dans notre union. Dans ce cadre, le gouvernement français s’est félicité l’été dernier de l’alliance entre STMicroelectronics et GlobalFoundries en vue de la construction d’une « mega-fab » en Isère. De son côté, le Bundestag annonçait financer à hauteur de 40% le projet d’installation, évalué à 17Mds d’euros, d’un site de fabrication Intel à Magdebourg.
La faiblesse du budget européen a déjà été soulignée. Que représente les €43 Mds du plan européen quand TSMC annonce un budget d’investissement annuel de $30 Mds ? Comment rattraper notre retard et assurer notre indépendance technologique avec un tel budget quand Intel consacre $15 Mds par an à sa R&D ?
Cette faiblesse budgétaire est loin d’être le seul point d’achoppement du plan de l’UE. La structure de la demande européenne et les caractéristiques du marché des micro-processeurs questionnent l’intérêt de l’« European Chips Act ». Nous exposons ici les principales interrogations soulevées par ce plan.
L’industrie européenne n’est pas demandeuse d’une technologie de pointe, et elle n’est pas la seule !
Les principaux fabricants européens de micro-processeurs gravent des puces en 40 nm alors que les leaders mondiaux du secteur ont développé le format 7nm depuis 2015. On pourrait souligner, un peu vite, le retard technologique des premiers sur les seconds mais GlobalFoundries a annoncé dès 2018 l’arrêt du développement de cette technologie de pointe, préférant se concentrer sur des formats plus porteurs[1]. De son côté, Intel entend partager les risques et compte sur des partenariats avec des fondeurs pour proposer des puces en 7nm. Ainsi, d’un point de vue purement technologique les entreprises occidentales semblent faire moins bien que Samsung et TSMC. Mais quelle en est la raison ?
La production d’ordinateurs, de smartphones et plus généralement d’appareils reliés aux technologiques de l’information et de la communication est localisée en Asie. Le coréen Samsung et le Taiwanais TSMC développent les formats les plus à même de répondre aux demandes qui leur sont adressées. Les hauts niveaux de coordination et d’intégration exigés le long de la chaine de valeur de ces produits favorisent les fabricants de micro-processeurs asiatiques. Ces derniers sont les moteurs d’un progrès technologique au service de clients spécifiques réputés « technology takers ».
La fabrication d’ordinateurs et de smartphones en Europe est anecdotique. Faut-il imaginer que l’installation de « fabs » à la pointe de la technologie soit le socle d’un futur écosystème dédié aux technologies de l’information et de la communication ? Où sont les entreprises européennes susceptibles de supplanter Lenovo, Samsung ou Foxconn ?
L’absence de champions européens des technologies de l’information et de la communication questionne la nature des partenariats noués avec GlobaFoundries pour la France ou Intel pour l’Allemagne. Les deux entreprises américaines sont-elles engagées dans des partenariats technologiques avec des Etats européens ? Cherchent-elles à partager les risques inhérents au développement de technologies nouvelles ?
Ou bien ont-elles accepté de s’implanter en Europe pour se rapprocher de clients demandeurs de technologies déjà matures ? Cherchent-elles en Europe des débouchés pour des technologies anciennes ?
L’union européenne doit certainement sécuriser ses approvisionnements de micro-processeurs. Pour autant, les besoins de notre industrie diffèrent grandement des exigences portées par les entreprises chinoises, taiwanaises ou coréennes et la recherche de micro-processeurs à la pointe de la technologie ne devrait pas être notre priorité.
Les caractéristiques du marché des micro-processeurs
Les micro-processeurs, un marché cyclique
Depuis l’essor de la micro-informatique dans les années 1980 et tout au long du développement des technologies de l’information et de la communication à partir des années 1990, le marché des micro-processeurs est caractérisé par des cycles d’expansion et de contraction de la demande et des prix. En effet, le caractère cyclique de la demande se heurte à la rigidité de la production et l’ajustement de l’une à l’autre s’effectue tout d’abord au travers des prix. Ainsi les ventes de smartphones ont une nouvelle fois chuté au 3ème trimestre 2022, tombant à leur plus bas niveau depuis 2014. Cette phase baissière devrait perdurer et Samsung a abaissé son objectif de ventes pour 2023 de 40 millions d’unités (260 millions vs. 300 millions). Compte tenu des capacités de production installées, les prix des puces entrant dans la fabrication de ces appareils devraient donc baisser l’année prochaine et l’approvisionnement pour ce composant est largement assuré. En d’autres termes, alors que les entreprises et les gouvernements du monde entier investissent des centaines de milliards de dollars en réaction à la pénurie actuelle, il existe un risque réel de surcapacité pour certains types de puces. Les retours espérés sur ces investissements seraient alors mis en péril.
Une adaptation coûteuse de la production à l’évolution de la demande :
Nous avons souligné la rigidité des volumes de production des « fabs ». Celles-ci sont également peu adaptables : modifier les caractéristiques des micro-processeurs à produire est un processus long (plusieurs mois) et cher. Jusqu’à présent, la concentration de l’offre de micro-processeurs rendaient acceptable les investissements à consentir pour adapter l’offre à l’évolution de la demande. La multiplication des sites de production induite par les engagements (supra) étatiques bouleverse cet équilibre. En allongeant les délais de retour sur investissement la déconcentration de l’offre de micro-processeurs pourrait générer un ralentissement de la vitesse de commercialisation des progrès technologiques. Les business models des « fabs » mais également ceux des producteurs de biens technologiques ou des distributeurs sont donc impactés par la nouvelle donne imposée par les nouveaux entrants.
Des efforts de R&D constants
En amont de la fabrication, la conception de micro-processeurs nécessite des investissements en R&D à la fois colossaux et constants. Ainsi, Intel consacre chaque année $15 Mds à la R&D. Pourtant, cette entreprise accuse aujourd’hui un retard technologique sur Samsung et TSMC qui projettent des investissements annuels de $30 Mds.
Le marché des micro-processeurs est donc technologiquement très actif. Pour exister sur ce marché, et plus encore pour atteindre les 20 % de parts de marché ambitionnés par le plan européen, des investissements annuels de plusieurs dizaines de milliards d’euros doivent être provisionnés. Le volume de cet investissement est très supérieur aux capacités des entreprises européennes présentes sur ce marché. A titre d’exemple, STMicroelectronics prévoit un chiffre d’affaires de $15 Mds pour 2022 et le partenariat avec GlobalFoundries devrait lui permettre de franchir la barre des $20 Mds de C.A. Pour rester concurrentiel, STMicroelectronics doit compter sur les transferts technologiques réguliers de GlobalFoundries vers l’Europe. Ainsi, le site français matérialisant l’alliance entre les deux entreprises sera géré par le personnel de GlobalFoundries qui se félicite de renforcer sa position de premier fondeur de semi-conducteurs en Europe grâce à cette alliance. L’atteinte d’une souveraineté technologique de la France en matière de micro-processeurs s’éloigne et l’intérêt d’un engagement financier de l’Etat dans cette affaire est questionné.
Conclusion
Nous avons tenté de comprendre les intérêts associés à l’« European Chips Act » en comparant les annonces des diverses parties prenantes avec un certain nombre de réalités économiques qui nous semblent objectives. L’absence de cohérence entre les premières et les secondes nous incite à penser que la communication politique a considérablement brouillée les objectifs réels du plan européen. Celui-ci répond à une stratégie de sécurisation des approvisionnements en micro-processeurs utilisant une technologie mature et fortement consommés par l’industrie européenne. Loin d’assurer la souveraineté technologique de l’UE, ce plan renforce notre dépendance technologique vis-à-vis des Etats-Unis et peut contribuer à l’approfondissement de l’alignement géopolitique de l’Union Européenne avec ce pays. Dans un contexte d’aggravation des relations commerciales et politiques avec la Chine, ce choix porte des conséquences bien réelles dont les Pays-Bas ont déjà fait l’expérience. En effet, Bloomberg rapporte que l’administration américaine a demandé à ASML Holding NV de cesser de vendre des équipements de fabrication de micro-processeurs à la Chine. Utilisant des brevets américains dans sa production, ASML a accepté la demande américaine. En d’autres termes la dépendance technologique induite par le plan européen contraint les opportunités d’exportation des fabrications européennes.
L’ « European Chips Act » génère également une course aux subventions étatiques entre les différents pays de l’Union Européenne, chacun souhaitant accueillir une « fab ». Le partenariat STMicroelectronics – GlobalFoundries répond à l’implantation d’Intel à Magdebourg et l’Italie négocie l’implantation d’une « mega-fab » en Vénétie. L’Espagne et la république Tchèque, tous les deux grands producteurs automobiles, veulent certainement sécuriser leurs approvisionnements et nous parions sur l’implantation prochaine de « fabs » dans ces deux pays. Compte tenu du caractère cyclique du marché des micro-processeurs, la multiplication des sites de fabrication devrait renchérir les problèmes de surcapacités rencontrés périodiquement par les producteurs de puces.
Enfin, centré sur la sécurisation d’approvisionnement de composants matures, le plan européen semble oublier l’émergence d’une technologie disruptive qui bouleversera durant la prochaine décennie l’architecture d’un grand nombre de produits : les processeurs quantiques. Nous pensons que l’ « European Chips Act » acte le retard technologique de l’Europe et trace le chemin de sa dépendance vis-à-vis de la technologie américaine.
Article rédigé par :
Eric Braune, Professeur associé – INSEEC Bachelor
Pascal Montagnon, Directeur de la Chaire de Recherche Digital, Data Science et Intelligence Artificielle – OMNES EDUCATION
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