Tous deux très impliqués sur les sujets technologiques, le député Renaissance Paul Midy et le sénateur socialiste Rémi Cardon reviennent pour Forbes France sur les annonces faites durant le sommet IA qui s’est tenu le 10 et 11 février à Paris. L’occasion de parler de l’intelligence artificielle et de ses retombées pour l’économie française et européenne.
Forbes France : En marge du Sommet, le président a annoncé des investissements privés de 109 milliards d’euros dans l’IA en France, comment l’interprétez-vous ?
Paul Midy : Cette annonce de 109 milliards d’euros d’investissements privés est une excellente nouvelle ! Qu’ils soient français, européens ou non-européens. Relativement au PIB américain, c’est deux fois plus important que le projet Stargate de Donald Trump de 500 milliards. C’est vraiment considérable, surtout après un exercice budgétaire qui était moins satisfaisant. On a besoin d’énormément d’investissements et il n’y en a jamais trop.
Dans ces 109 milliards, il y a beaucoup de choses, comme des data centers, des infrastructures. Je salue, notamment, l’entreprise Mistral AI qui va investir plusieurs milliards d’euros en Essonne, autour du plateau de Saclay, sur mon territoire.
Rémi Cardon : C’est une nouvelle qui semble positive d’un point de vue de l’effet d’annonce. Mais en tant que parlementaire, je ne peux pas me contenter de regarder ça sous cet angle. Nous avons aussi un rôle de contrôle et il faut aussi examiner ce qui se passe derrière. Si j’ai bien compris, 50 milliards viennent des Émirats arabes unis : oui, des fonds sont levés, des pays étrangers investissent en France, mais il y a forcément des contreparties. Je ne pense pas que ce soit fait pour nos beaux yeux. Je pose cette question parce qu’il y a un point très important sur lequel il faut être transparent pour le débat public.
Le deuxième point est plus technique : est-ce que ces investissements se concentrent seulement sur des infrastructures, ou y a-t-il des efforts dans d’autres secteurs, comme la recherche ? Il est aussi important d’avoir des clarifications. Par exemple, une partie de ces investissements provient très clairement des Émirats arabes unis. Mais pourquoi viennent-ils chez nous ? Est-ce que ces infrastructures seront installées en France et exploitées sous notre contrôle, ou bien y aura-t-il une cogestion avec des pays étrangers ? Ce sont des questions légitimes. Nous devons clarifier ces points pour garantir une transparence maximale.
Nous devons également être conscients des dangers potentiels. Nous avons des levées de fonds massives en France et en Europe, mais la question est de savoir si c’est une opportunité que nous contrôlons ou une menace incontrôlée. Nous devons éviter que des géants du numérique s’emparent de ces investissements à notre place.
Paul Midy : Effectivement, c’est une excellente question et les réponses viendront dans un second temps. Mais nous devons nous réjouir que ces investissements créent de l’emploi en France, qu’ils profitent à notre économie.
L’IA pourrait également modifier voir détruire certains emplois : comment être sûr de prendre le virage ?
Paul Midy : L’IA ne va pas nécessairement détruire des emplois, même si certains emplois vont se transformer. Le vrai sujet, ce n’est pas la destruction de certains emplois, mais l’écart qui va se créer demain entre ceux qui maîtrisent les outils de l’IA et ceux qui ne les maîtrisent pas. La crainte que l’on doit avoir, c’est que certains salariés soient remplacés par d’autres plus qualifiés dans l’utilisation des outils d’IA, à l’instar de ceux qui n’ont pas été embarqués dans l’aventure numérique ou informatique il y a 20 ans et qui ont été remplacés par des personnes maîtrisant ces outils.
Il faut éviter qu’une fracture IA se creuse comme celle du numérique à partir des années 2000. C’est pourquoi il est absolument crucial de former massivement à l’utilisation des outils d’IA. C’est l’occasion d’ailleurs d’embarquer aussi ceux qui étaient loin des outils numériques en général et de faire d’une pierre deux coups. Nous devons définir des objectifs clairs et mettre en place les mécanismes nécessaires pour y parvenir. La bonne nouvelle, c’est que de nombreuses entreprises se créent pour proposer des formations aux outils de l’IA.
Si nous réussissons à former plus vite, nous pourrons récolter les bénéfices économiques de l’IA, avec un potentiel de croissance estimé à 400 milliards d’euros. Mais il faut que les Français et les Françaises s’engagent avant les autres pays. Si nous attendons 10 ans, les gains de productivité auront déjà été captés par d’autres pays.
Rémi Cardon : Il faut peut-être apporter encore plus d’impulsion. Effectivement, il y a des actions menées par le biais de l’Éducation nationale qui vont dans la bonne direction. Mais il faut voir comment on peut maximiser ces efforts. Je pense que pour impulser une dynamique forte, cela doit être porté par la puissance publique d’abord, plutôt que de consacrer du temps à contrôler des organismes privés qui risquent de ne pas faire les choses correctement. L’élan doit venir de l’Éducation nationale et de l’enseignement supérieur. Si le secteur privé veut s’y associer, il pourra le faire en complément.
À mon avis, cela sera beaucoup plus rassurant pour tout le monde si cette initiative est portée par les institutions publiques. Le message doit être clair et cohérent. Il faut l’envoyer sans ambiguïté.
Concernant les femmes, comment faire pour qu’elle contribue également à cette révolution technologique ?
Paul Midy : Le nombre de femmes dans les métiers technologiques, et en particulier dans l’IA, est encore beaucoup trop faible, et malheureusement, cela n’évolue que très peu. Si on regarde les derniers chiffres du rapport Atomico, la proportion de femmes dans la tech en Europe et aux États-Unis n’a quasiment pas progressé ces dernières années. En 2005, elles représentaient 37 % de la main-d’œuvre dans la tech ; aujourd’hui, c’est à peine 36 %. C’est une stagnation inquiétante, voire un léger recul.
La part des levées de fonds qui vont spécifiquement vers des équipes de confondatrices 100% féminines reste trop faible : il y a 15 ans, cela représentait 4 % des investissements, aujourd’hui cela atteint seulement 5 %. Ce n’est pas acceptable et pas à la hauteur des enjeux. Et les chiffres sont pires quand on regarde le secteur de l’IA en particulier. Nous devons renverser la table sur cette question.
À cet égard, j’ai fait voter une augmentation des moyens dans le budget du programme « Tech pour toutes », qui vise à accompagner 10 000 femmes dans les métiers de la tech. C’est une très bonne chose, et j’en suis fier. Mais je suis aussi conscient que cela ne suffira pas pour atteindre la parité. Le pourcentage de femmes dans les métiers du numérique en France est actuellement de 22%, et on n’atteindra pas la parité à 50% avec seulement ces programmes.
Pour arriver à cet objectif, il nous faut des mesures plus structurelles. Je propose des mesures contraignantes et progressives. Nous devons également intégrer des mesures dans chaque étape de l’éducation, en mettant en place des options mathématiques obligatoires et en veillant à ce que les femmes soient davantage orientées vers les parcours techniques. Ce genre de mesure contraignante, mais progressive, pourrait avoir un réél impact.
Rémi Cardon : En tant que législateur, nous pourrions effectivement réfléchir à une proposition de loi collective pour mettre en place ce type de « discrimination positive », qui pourrait orienter davantage de femmes vers ces filières. Je n’aime pas particulièrement ce terme, mais l’idée est d’apporter une contrainte pour enclencher une dynamique.
Cela peut être inspiré par l’exemple de la parité en politique, notamment pour les élections départementales, où des mesures contraignantes ont permis d’augmenter de manière significative la place des femmes. Ce type de mesures permet de consolider la place des femmes de façon ferme et durable, plutôt que de subir des fluctuations chaque année.
Certains ont estimé que ce Sommet avait été une offensive contre la régulation, qu’en pensez-vous ?
Paul Midy : Je ne suis pas vraiment d’accord. L’innovation doit bien sûr être notre priorité. Concernant la régulation, nous avons déjà fait un grand pas en Europe avec l’adoption de l’IA Act. C’est la première régulation de ce type dans le monde. Une grande partie de ce règlement a été longuement préparée, et c’est une bonne chose. Cependant, pour une petite partie, il aborde d’une manière trop restrictive les modèles de fondation sans se poser la question de leur utilisation, en imposant des limites qui sont trop basses. Il faudra continuer de travailler pour faire évoluer la législation dans le bon sens.
Mais si nous voulons davantage protéger nos concitoyens, il faut surtout que ces technologies soient développées ici en France. Par exemple, si les réseaux sociaux avaient été créés en France et en Europe plutôt qu’en Chine et aux États-Unis, nous aurions moins de problèmes pour appliquer nos lois et garantir notre souveraineté numérique. Nous avons changé de monde. Il ne faut plus compter sur l’accès sans contre-partie aux technologies des Américains ou sur le fait que les Chinois fabriquent tout dans leurs usines. Maintenant, il faut produire en Europe et innover en Europe. Il faut que l’Europe redevienne le continent le plus prospère et le plus innovant au monde, comme elle l’a été pendant des siècles avant les deux guerres mondiales.
Remi Cardon : Il est essentiel d’adopter une approche européenne sur cette question, et non uniquement française. Une régulation ambitieuse au niveau européen est nécessaire pour encadrer les avancées technologiques, en intégrant des critères environnementaux et sociaux. L’objectif est clair : faire en sorte que l’intelligence artificielle serve l’humain et non l’inverse.
Le problème survient lorsque la seule logique dominante devient celle du profit à tout prix. Bien que l’investissement privé soit légitime, il est crucial de fixer des limites pour éviter des conséquences négatives sur la démocratie et le marché du travail. C’est là que l’Europe doit jouer un rôle central. Nous avons besoin d’un véritable élan européen sur ces enjeux.
Des travaux ont déjà été initiés, et il ne s’agit pas de remettre cela en question. Le récent sommet sur l’IA en témoigne, même si des malentendus protocolaires ont pu brouiller certains échanges. Toutefois, ces détails ne doivent pas nous détourner de l’essentiel : la nécessité pour la France d’être force de proposition, non pas dans une logique de domination, mais en fédérant une dynamique collective au sein de l’Union européenne.
L’évolution technologique progresse à une vitesse fulgurante, et chaque retard dans la prise de décision nous expose à une dépendance accrue vis-à-vis des géants du numérique. Ces derniers savent pertinemment que diviser leurs interlocuteurs leur permet de mieux asseoir leur domination. Face à cela, la réponse doit être collective, structurée et solidaire. L’Europe doit s’organiser pour ne pas subir, mais bien maîtriser et encadrer les évolutions technologiques, dans l’intérêt général.
Un budget a finalement été adopté pour 2025, êtes-vous satisfait des évolutions par rapport aux dispositifs d’aide pour la French Tech ?
Paul Midy : Tout d’abord c’est une très bonne nouvelle que la France se soit doté d’un budget. Deuxième point, dans ce budget, les moyens pour l’innovation restent importants et il faut le saluer : 7 milliards sur le crédit impôt recherche, 5 à 6 milliards pour France 2030, plusieurs dizaines de milliards pour la loi de programmation de la recherche.
La mauvaise nouvelle, et ce pourquoi le budget n’est pas satisfaisant : c’est qu’il faut qu’on accélère, pas qu’on décélère. Et les moyens de l’innovation dans ce budget sont plutôt tournés vers la décélération. C’est pour moi une grave erreur. Je pense à la suppression du dispositif Jeune Docteur ou les restrictions sur les jeunes entreprises innovantes (JEI). On a réussi à améliorer la copie par rapport à la mouture initiale qui supprimaient des dispositifs entiers, mais il va falloir continuer à travailler dessus afin de reprendre une dynamique d’accélération plutôt que de décélération.
Rémi Cardon : Je trouve ce budget injuste sur la partie investissements. Quand je dis injustifié, ce n’est pas seulement une question de volonté, mais aussi de mise en œuvre. On peut également évoquer le Crédit Impôt Innovation (CII), qui est maintenu jusqu’en 2027, mais avec un taux qui passe de 30 à 20 %. Je ne parle même pas des coupes dans le cadre de France 2030, même si plusieurs actions sont déjà consommées. Tout cela ne semble pas indiquer une véritable volonté d’accélérer, mais plutôt une volonté de planification, d’organisation et de prévention par l’État sur les enjeux numériques, et en particulier sur l’IA.
On a plutôt l’impression que les intérêts privés vont accélérer, alors que la puissance publique semble tâtonner, regarder, manquer de volonté politique. Et ça, c’est quelque chose qu’il faut absolument rattraper, parce qu’à force de laisser le secteur privé s’emparer du terrain, comment allons-nous contrôler démocratiquement tout ça ? Comment impliquer les citoyens, les chercheurs, les pouvoirs publics pour garantir que l’usage de l’IA soit acceptable et compris ? Il est important que la puissance publique ait aussi sa pédale d’accélération et qu’elle soit en mesure de jouer un rôle de contrôle démocratique, pour éviter de passer pour des naïfs. Ce contrôle est peut-être un mot fort, mais c’est important pour garantir une régulation forte et une volonté politique affirmée.
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