Imaginez un monde dans lequel des humains seraient sans cesse confrontés à des avatars incroyablement réalistes jusqu’à nous faire complètement oublier qu’il ne s’agit en fait que de machines. Le projet Neon présenté lors de l’édition 2020 du CES à Las Vegas donne à réfléchir sur les risques de déshumanisation du fait de technologies toujours plus perfectionnées. La machine imite les émotions de l’Homme au point de brouiller notre perception du monde réel.
Un monde dans lequel des « humains artificiels », en apparence tout ce qu’il y a de plus réels, seraient capables d’anticiper et de simuler nos émotions : des personnages visibles sur des écrans vidéo (smartphones, tablettes…) qui nous enverraient des stimuli en phase par avec nos attentes, conscientes ou inconscientes, et qui, du fait de leur sophistication, pourraient prendre le pas sur notre raison. Bien sûr il y aurait de quoi s’inquiéter. L’humain cesserait alors d’être confronté à son humanité au profit de robots. En forçant à peine le trait, c’est le monde que nous offre « STAR Labs », laboratoire de recherches du géant Samsung qui, lors du dernier CES à Las Vegas, à créé le buzz en présentant son projet «Neon ».
Humains artificiels
« Neon » a été créé à partir d’images de synthèse. Capable d’interagir avec des humains grâce à son extraordinaire degré de réalisme, cette technologie, encore en phase de développement, a été imaginée pour répondre à des fins marketing ; en particulier pour les besoins spécifiques de métiers de services qui nécessitent que des humains soient, en temps réel, aidés, orientés et conseillés. Qu’il s’agisse de vente en magasins, d’accueil dans le secteur de l’hôtellerie ou de la banque, voire d’interfaces pour jeux vidéo…, ces images visibles sur écrans reproduisent, jusque dans les moindres mouvements, la quasi-intégralité des expressions de visage dont nous autres, humains, sommes capables. Adossées à une intelligence artificielle, ces machines étant bien sûr capables de s’exprimer en langage naturel. Le couplage de ces deux ingrédients, « émotions » et « langage », aboutit à un résultat sidérant de réalisme pour ces avatars humains, trop humains.
Intégrer des éléments émotionnels dans des systèmes artificiels
L’étude des émotions est un sujet en plein devenir. Si l’on sait depuis Darwin que celles-ci font partie de l’héritage universel de l’espèce humaine dans un but de survie et de communication entre congénères, la science nous a récemment appris que la raison et l’émotion guident chacun de nos pas, tout particulièrement en ce qui concerne les relations avec les autres. Beaucoup d’émotions ont pour point de départ l’information que nous transmettent les sens en provenance du monde qui nous environne. Cervelet, thalamus, cortex cérébral sont au centre de cette production d’émotions, en celles compris les plus élaborées d’entre-elles telles la pensée et l’imaginaire.
Aujourd’hui, les possibilités offertes par l’application de nouvelles techniques d’imageries médicales – tomographie par émission de positons (TEP), imagerie par résonance magnétique (IRM), optogénétique…- ouvrent des perspectives fascinantes sur cette connaissance des émotions jusqu’à nous permettre d’intervenir sur ces dernières dans un but thérapeutique mais aussi d’intégrer des éléments émotionnels dans des systèmes artificiels. Autrement dit, de lire et d’agir artificiellement sur nos émotions, que cela soit avec un objectif médical ou dans le cas de projets de recherches en intelligence artificielle ayant des débouchés économiques concrets, à l’instar du projet « Neon ».
Dépossédés de notre humanité ?
On doit bien sûr se réjouir de ces avancées scientifiques qui permettent déjà d’avoir une connaissance approfondie des émotions qui combinent rationalité de la logique et modulation des affects, étape cruciale si l’on cherche à établir des synergies entre mondes rationnels et émotionnels, tout en améliorant notre propre consentement. Néanmoins, la démocratisation de ce déchiffrement de notre conscience et de nos émotions, surtout à des fins grand public via des technologies telles que Neon, aboutit à un vertige métaphysique.
Verrons-nous, dans un avenir proche, des machines capables de lire et de répondre à nos émotions jusqu’à nous influencer, pour ne pas dire nous contrôler suite à l’analyse fine de nos émotions grâce à des interfaces externes (grand public du type « Neon » qui donnent l’illusion qu’une véritable interaction d’humain à humain est à l’œuvre) ou internes (interfaces cerveaux-machines qui permettent de détecter des informations spécifiques du cerveau au moyen de capteurs). Certes, et dans le cas de « Neon », nous n’en sommes pas encore tout à fait à ce point : Samsung précise qu’il s’agit avant tout de « refaire vivre le côté humain afin de rendre l’interaction avec leurs produits technologiques plus proche d’une interaction humaine ». Pour autant, ce brouillage de perception entre monde réel et avatars numériques donne à cette interrogation une évidente pertinence.
Cette question philosophique donne le vertige. Pour le moins, elle nous incite à réfléchir à la place que nous voulons accorder à la technologie. S’il y a très peu de chance[1] pour qu’un jour une intelligence artificielle dite « forte » soit consciente d’elle-même et, à ce titre ressente des émotions, il est en revanche plus que probable pour que nous soyons de plus en plus menacés par des techniques élaborées en capacité de décoder notre for intérieur. Un tel scénario de science-fiction prolonge cette idée que si nous n’y prenons pas garde nous courons le risque d’être nous-mêmes menacés par des techniques que nous croyons posséder mais qui pourraient bien se retourner contre nous en nous dépossédant d’une partie de notre humanité.
[1] Voir le récent livre d’Aurélie JEAN, « De l’autre côté de la machine » – éditions de l’Observatoire, 2019
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