Créée en 2003 par Stéphane Distinguin, l’entreprise de produits et de services numériques propose régulièrement de scruter de près la croissance des géants du web à travers une série d’études intitulée “Gafanomics”. Cyril Vart, vice-executive président de l’organisation, a accepté pour Forbes France de délivrer son analyse sur le positionnement à adopter face au monopole des Gafam
Quelle expertise délivrez-vous auprès de vos clients ? Pourquoi avoir choisi de vous focaliser plus précisément sur les Gafam ?
Cyril Vart : Notre étoile polaire, c’est partir du contexte et des enjeux de nos clients pour leur apporter les meilleures solutions possibles. Ce n’est pas uniquement notre positionnement vis-à-vis des Gafam. En réalité, en fonction du projet, ils peuvent être des concurrents, des fournisseurs de services stratégiques ou des briques technologiques parmi d’autres. À noter qu’il est par exemple difficile de penser une stratégie marketing en ligne en évitant Google ou Facebook.
Notre expertise se focalise sur ces acteurs issus de la troisième révolution industrielle et elle est nourrie par les risques et les opportunités que présente la nouvelle économie. Nos convictions et notre recul en la matière sont une grille de lecture et d’analyse singulière que nous partageons avec nos clients.
En résumé, notre plus-value est d’aider nos clients à comprendre le paysage du numérique pour identifier les opportunités et éviter les faux pas. C’est en ce sens que nous réalisons nos études Gafanomics : elles sont accessibles à tous et contribuent à la lisibilité de la révolution numérique et des grandes transformations.
Quelle étape marquent les récentes révélations de Frances Haugen sur l’encouragement de la haine par Meta sur sa plateforme ?
Meta est aujourd’hui dans un dilemme : son business model mise sur le surengagement des utilisateurs sans se soucier des usages réels de la plateforme. Résultat, Meta perd le contrôle. Cette automatisation à outrance a très bien été décrite par trois professeurs à l’université de Stanford dans un livre de septembre dernier intitulé “System Error: Where Big Tech Went Wrong and How We Can Reboot”. Ces derniers affirment que nous avons créé des systèmes de machine learning beaucoup trop complexes à gérer.
Et c’est le cas pour Meta : personne ne peut piloter ce réseau social, même avec 10 000 modérateurs dans une même pièce. Ces algorithmes ont trop longtemps été entraînés sur des comportements ultralibéraux pour maximiser l’engagement. Le fait est que la nature humaine semble largement préférer le sensationnalisme et les algorithmes vont donc mécaniquement surexposer ce type de contenu. C’est ainsi que les équipes de modération se retrouvent parfois à réguler des niches de deux millions de personnes qui partagent tous une même fausse information. C’est une situation inédite.
Frances Haugen a révélé que les managers de Meta ont délibérément laissé faire les algorithmes, tout en rangeant dans un placard les études qui prouvent leurs effets toxiques sur le comportement des utilisateurs. C’est la même dynamique qui a poussé l’industrie du tabac à omettre les risques de cancer liés à la cigarette ou encore aujourd’hui la bataille en Europe sur la transparence quant aux colorants et conservateurs utilisés dans nos aliments. Il a fallu attendre passer à l’échelle pour se rendre compte de la toxicité de ces produits et aujourd’hui nous consommons tous au moins 200 grammes des réseaux sociaux par jour, sans connaître les risques.
S’agissant de la régulation, nous avons affaire à une confrontation d’idéologies assez marquée. Nous pouvons par exemple la retrouver dans le contentieux entre la Sacem et Google, à qui il est reproché de ne pas rétribuer justement les ayants droit. Dès qu’il était précisé à Google que des journalistes perdent de l’argent à cause du moteur de recherche, la première réaction a été de répondre : “pourquoi je ne les paye pas directement moi-même ?”.
Il a aussi été évoqué que les algorithmes de Google pouvaient écrire des articles plus rapidement et à moindre coût… Nous sommes manifestement d’emblée très différents sur le terrain de la pensée. Les Gafam considèrent l’utilisateur comme un produit et je n’ai pas l’impression que cela soit en phase avec la philosophie de fond imaginée par l’Europe.
Cyril Vart : J’ai passé six ans aux Etats-Unis et j’ai bien vu les effets de l’ultra libéralisme qui consiste à maximiser le profit avant tout sans se soucier des conséquences.
En 2017, aux côtés de Spotify et Deezer, Stéphane Distinguin avait signé une lettre publique à l’attention de la Commission européenne pour exiger plus de régulation dans le marché numérique. 5 ans plus tard, est-ce que l’adoption du Digital Services Act signifie que la Commission européenne a tenu sa promesse ?
Nous appelons de manière générale à plus de réglementation et les récents Facebook Papers montrent bien cette nécessité. Nous sommes aujourd’hui convaincus – en tant que militants – que la plupart des algorithmes sont biaisés et ne sont pas raisonnables par définition. Il est urgent de redéfinir ce qui est raisonnable en la matière. C’est d’ailleurs l’objet de notre dernière étude qui présage l’avènement de standards d’expérience plus vertueux.
Au niveau européen, nous ne sommes pas complètement satisfaits des réponses apportées ; la généralisation de l’USB-C comme chargeur universel n’étant par exemple pas ce qui devrait être la priorité. En revanche, indépendamment de l’outcome politique basé sur le temps long, les questions posées aux plateformes deviennent de plus en plus pertinentes : en témoignent notamment les discussions autour du RGPD ou encore du Digital Services Act.
Je suis content de voir la fin des métaphores et de voir que la transparence des algorithmes devient un vrai sujet. Les questions s’orientent désormais sur les bénéfices des Gafam : À quel moment le changement de leurs algorithmes a permis de maximiser les profits ? Nous restons pressés de voir les choses changer mais le contexte est bien plus encourageant.
Ces réflexions font d’ailleurs partie de notre travail autour du partage des données touristiques en lien avec le think tank Digital New Foundation. Le second livre blanc publié en mai 2021 pointe la domination des plateformes d’intermédiation du secteur : une captation de valeur qui produit des déséquilibres sur le marché et fragilise les acteurs français du tourisme.
Etes-vous optimistes quant à notre capacité à réguler ces déséquilibres ? Le front antitrust européen peut-il faire face au lobbying des grandes plateformes sur les leviers normatifs en cours ?
J’ai passé six ans aux Etats-Unis et j’ai bien vu les effets de l’ultra libéralisme qui consiste à maximiser le profit avant tout sans se soucier des conséquences. Mais il est illusoire de penser que nous pouvons faire sans eux. Je crois au modèle de fonctionnement en fédérations industrielles qui mixe le public et le privé, sans pour autant inclure les Gafam dans les décisions de gouvernance.
Il faut encourager le front antitrust européen en cours et la première étape est de bien comprendre le contexte et repérer les signaux faibles quant au potentiel technique et business de la technologie. L’ennemi des Gafam c’est la variété : tout ce qui est de l’ordre de la dentelle économique est une opportunité de créer de nouveaux champions.
Jeff Bezos disait récemment que “votre marge est mon opportunité” et je pense que nous devrions adopter cette même stratégie, au lieu de chercher à créer à tout prix un champion à la cheville d’Amazon. Il faut entrer dans leur jeu et si vingt entreprises s’allient, elles auront toutes leurs chances de concurrencer les grandes plateformes. Il faut pour cela retrouver une granularité satisfaisante de nos données – même si elle reste inférieure à la leur – et encourager l’inter-opérabilité quoiqu’il en coûte.
Stéphane Distinguin l’avait déjà précisé dans une chronique : « On le sait ou dit trop peu, mais on trouve aux fondements de l’économie numérique autant de coopération que de compétition ». Tous les organismes européens y gagneraient à s’allier de manière inter-opérable. Les consortiums sont à même de nous procurer cette granularité de la donnée et donc de nous rendre plus efficaces et performants.
La clé réside donc dans la collaboration ?
Je crois en l’utopie d’un système collaboratif et ouvert qui fait de l’expérience utilisateur une exigence. Je reste convaincu que l’éthique va devenir un avantage compétitif – même d’un point de vue business.
Prenez par exemple la situation paradoxale dans laquelle les marques de fast fashion se mettent à vendre des produits durables. Peut-être font-elles preuve de bonnes intentions mais c’est aussi leur feedback client qui commence à peser. Patagonia est précurseur de la mode éthique et elle a prouvé qu’il est possible d’amener plus de transparence – notamment grâce à la rétro-ingénierie – tout en restant compétitif.
Nous prédisons que ces critères éthiques vont naturellement se manifester davantage dans le scoring des consommateurs. De la même manière, l’open source prend de plus en plus d’ampleur et présage de nouveaux modèles collaboratifs à venir.
<<< À lire également : Jean-Marc Lazard, cofondateur d’Opendatasoft : « Au lieu de débattre sur la souveraineté et la propriété des données, il vaudrait mieux en garantir l’ouverture permanente pour une meilleure information pour tous. » >>>
Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook
Newsletter quotidienne Forbes
Recevez chaque matin l’essentiel de l’actualité business et entrepreneuriat.
Abonnez-vous au magazine papier
et découvrez chaque trimestre :
- Des dossiers et analyses exclusifs sur des stratégies d'entreprises
- Des témoignages et interviews de stars de l'entrepreneuriat
- Nos classements de femmes et hommes d'affaires
- Notre sélection lifestyle
- Et de nombreux autres contenus inédits