Après une période de confinement plus ou moins longue pour ralentir la propagation du Covid-19, certains pays européens – France, Allemagne, Espagne, Italie… – ainsi que les Etats-Unis et le Canada, commencent leur sortie de confinement. Cette étape est très délicate car il ne faut pas reperdre en quelques jours les bénéfices de plusieurs mois d’isolement et de fort ralentissement de la vie sociale et économique. En plus des gestes barrières qui restent de rigueur, du télétravail qui est toujours recommandé, de la distribution ou de la vente de masques qui finalement semblent utiles, des tests qui vont monter en puissance très progressivement, il est envisagé d’avoir recours à une application pour retracer le parcours des personnes diagnostiquées positives.
En effet, la France envisage de mettre en place une application de tracing, et non de tracking, dite StopCovid. L’objectif est de pouvoir identifier toutes les personnes que quelqu’un a croisées 14 jours avant d’être testé positif pour les inviter à se faire tester et à prendre les précautions requises pour ne pas contaminer leur entourage. Ce projet de système de surveillance de masse, bien qu’étant destiné à un objectif de santé publique, n’a pas manqué de susciter de vives réactions négatives et une polémique largement relayée dans les médias. Certains chercheurs alertent sur le risque de basculement vers une société totalitaire et font référence des dystopies telle que celle dépeinte par George Orwell dans 1984.
Le fichage systématique et la fin de la vie privée ?
Depuis le 22 février 2020, un décret autorise la Gendarmerie Nationale à recueillir et conserver dans la base GendNotes des données personnelles telles que les origines ethniques, les opinions politiques, les croyances religieuses, les appartenances syndicales, les orientations sexuelles ou l’état de santé. Bien entendu, seulement si ces données sont « strictement nécessaires, adéquates et non excessives au regard des finalités poursuivies », ce qui est très subjectif. Cette application mobile de prise de notes accessibles sur les terminaux numériques des gendarmes a officiellement pour but de faciliter la prévention et les investigations.
Bien que ces données soient saisies en vrac dans une zone de commentaires libres et que la durée de conservation ne soit que d’un an au maximum, c’est le gendarme lui-même qui décide des données qu’il juge important de collecter. Celles-ci pourront ensuite être transmises à d’autres personnes appartenant aux autorités judiciaires et administratives, ainsi qu’à des organismes de coopération internationale, donc vers d’autres fichier qui peuvent les garder beaucoup plus longtemps. Par ailleurs, GendNotes facilite aussi la collecte de photos qui peuvent potentiellement être transférée vers des systèmes de reconnaissance faciale.
Le contexte actuel d’état d’urgence sanitaire destiné à faire face à l’épidémie de Covid-19 pourrait conduire à des dérives numériques susceptible de porter atteinte aux libertés individuelles. Le fichage, la géolocalisation et le traçage pourront être facilités par une application appelée StopCovid, encore en développement.
Cette application fonctionnera sur la base de deux fichiers : le Sidep qui contient les informations associées aux personnes testées positives ; et le Contact Covid qui regroupe les coordonnées des personnes à contacter car elles ont été fréquentées par les malades. Les données soumises au secret médical n’étant pas anonymisées, leur diffusion aux membres des brigades sanitaires (ou brigades d’anges gardiens…) qui ne sont pas tous médecin est inquiétante.
StopCovid est un système développé par l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et automatique), pour permettre son fonctionnement à la fois sur les iPhones et les smartphones Android. L’objectif est d’utiliser le système Bluetooth pour enregistrer les coordonnées de toutes les personnes que l’on croise en cas de futur diagnostic positif au Covid-19. Dans cette éventualité, toutes ces personnes pourront être alertées et invitées à s’isoler et à se faire tester.
L’idée est donc de casser les chaînes de contamination et de freiner l’épidémie. La centralisation des données et la sécurisation de l’application mettent en péril la protection de la vie privée. Beaucoup de médecins dénoncent le fait que soigner n’est ni ficher, ni contraindre.
La menace sur le secret médical est selon eux bien réelle avec un accès à des données sur la santé de leurs patients à des professions qui ne sont pas tenues par ce secret. Le 11 mai, le Conseil Constitutionnel a d’ailleurs censuré les mesures de traçage numérique et exige de « définir des modalités de collecte, de traitement et de partage des informations assurant leur stricte confidentialité ».
La France plus vigilante que d’autres pays ?
Si l’application française StopCovid constitue une menace pour les droits fondamentaux des citoyens, comme l’expliquent 300 spécialistes en cryptologie et sécurité informatique, d’autres pays sont allés plus loin. La Grande Bretagne travaille avec Google et Apple au développement d’une autre application de lutte contre le Coronavirus.
Ces géants du numérique américains ont été soupçonnées à plusieurs reprises d’exploiter les données privées à leur profit. Cette démarche questionne sur la pertinence d’une solution technique nationale quand les frontières seront de nouveau ouvertes, et sur la souveraineté numérique européenne face aux USA.
En Pologne, une application contacte les citoyens afin qu’ils prennent un selfie pour prouver qu’ils respectent bien le confinement. En Israël, le gouvernement a autorisé la géolocalisation des personnes testées positives et de toutes les personnes entrées en contact avec elles pendant 30 jours. En Corée du Sud, certains voyageurs mis en quarantaine sont suivis grâce à leur téléphone et doivent répondre tous les jours à une liste de questions sur leur santé. En Russie, à Hong Kong et à Taïwan, les malades réels ou potentiels sont surveillés à l’aide d’un bracelet électronique pour les forcer à rester en quarantaine. La société française Sigfox a proposé au Gouvernement l’utilisation de bracelets électroniques connectés comme alternative à l’application StopCovid dans l’identification des contacts d’une personne testée positive.
En Chine aussi des bracelets électroniques sont utilisés cette fois pour prendre la température de collégiens en temps réel et alerter les autorités si celle-ci est trop élevée. Cependant, le dispositif numérique le plus répandu est l’affectation d’un QR code de couleur différente à chaque citoyen en fonction de son niveau de risque, évalué selon ses déplacements et son état de santé.
Avant d’entrer dans un commerce, une entreprise ou une résidence, il faut scanner le code à l’entrée et c’est le gérant du lui qui autorise ou refuse l’accès. Si une personne avec un code vert peut circuler librement, un code jaune ou rouge peut empêcher une personne d’entrer dans une boutique, d’aller à son travail, ou même de rentrer chez-elle.
Le crédit social chinois comme modèle ?
La tentation est grande de s’inspirer de ces exemples et de mettre en place des dispositifs numériques de surveillance et de contrôle de la population sous prétexte de lutter contre la pandémie. Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) comme les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) font d’ailleurs du lobbying auprès des collectivités territoriales pour vendre leurs services dans ce domaine.
Leurs services sont variés et peuvent être combinés entre eux : vidéo surveillance, reconnaissance faciale et corporelle, objets connectés, capteurs sonores dans les rues et les transports, box numérique de reconnaissance vocale et analyse sémantique… Toutes ces technologies peuvent être orchestrées grâce à l’intelligence artificielle et misent entre les mains des autorités policières.
En Chine, depuis l’instauration du crédit social, la criminalité et l’incivilité ont été fortement réduites. Considérée par certains comme la première dictature numérique mondiale, la Chine s’appuie sur les travaux de Lin Junyue, ingénieur en chef du projet, pour donner une note entre 350 et 950 à chaque citoyen en fonction de son comportement. Pour lui, ce système est idéal pour éduquer la population et gérer les risques de pratiques déviantes, extrêmes et dangereuses pour la société. 600 caméras de surveillance et un système de reconnaissance faciale et corporelle rendent le système opérationnel pour surveiller tout le monde, partout et tout le temps. Toute infraction est immédiatement sanctionnée, mais le civisme, l’obéissance et la solidarité est aussi récompensée. Un barème très précis est diffusé avec une incitation à la délation et une catégorisation progressive de la population.
La note est publique et les citoyens les moins bien notés sont mis au ban de la société dans une liste noire avec moins de droits, tandis que les mieux notés sont considérés comme des citoyens d’exception et voient leur portrait affiché dans les rues comme des modèles. L’accès à l’emploi, au transport, au crédit bancaire, ou à certains lieux est conditionné par une note de crédit social suffisante.
Au-delà de la volonté d’améliorer le civisme et de responsabiliser les individus, le crédit social pourrait aussi être utilisé pour supprimer les déviances, la dissidence, la rébellion, la critique ou les comportements jugés comme nuisibles à la collectivité. Il pourrait intégrer des algorithmes de discrimination ethnique, religieuse, politique et sociale. Les personnes qui sont jugées inaptes sont envoyées dans des camps de rééducation où ils apprennent à être de bons citoyens.
Vers la reconnaissance faciale pour tous ?
La Chine a manifesté sa volonté d’exporter son système et Lin Junyue souhaite cibler en particulier les dizaines de pays qui participent aux « Nouvelles Routes de la Soie » dont la France. La reconnaissance faciale y est déjà pratiquée dans les aéroports grâce au fichier TES (Titres Electroniques Sécurisés) créé en 2016 et qui regroupe les données relatives aux cartes d’identité et aux passeports, et le système PARAFE (Passage Automatique de la Frontière).
Certaines des licornes chinoises, start-up du numérique qui partent à la conquête du monde – comme Huawei, SenseTime, Ikvision, ou Megvii – promeuvent les technologies de reconnaissance faciale et les systèmes de surveillance. En 2017, Huawei a offert à la ville de Valencienne 217 caméras de vidéosurveillance dans le cadre de l’expérimentation du projet Safe City.
Les villes de Marseille et de Nice expérimentent également la technologie de reconnaissance faciale, avec les conseils d’experts chinois, pour sécuriser ses rues. Pour certains experts, la France pratique déjà le crédit social sous différentes formes, avec tous les systèmes de notation en ligne, la course aux likes et aux vues, ainsi que le scoring bancaire.
Le marché mondial de la cybersurveillance, et en particulier de la reconnaissance faciale, représente des dizaines de milliards d’euros potentiels dans les prochaines années. La concurrence s’organise afin de proposer les services les plus compétitifs de sécurisation des espaces publics et de contrôle d’accès comme dans les aéroports, mais aussi dans les écoles, les hôpitaux et les banques.
La modélisation du visage devient la nouvelle empreinte digitale, mais pas seulement : la démarche et la silhouette sont elles aussi individualisées. Les caméras peuvent reconnaître quelqu’un même vu d’un drone à plusieurs centaines de mètres d’altitude. Elles peuvent interpréter les comportements et les émotions. Certaines entreprises vont jusqu’à suggérer que leur technologie de surveillance doté d’une intelligence artificielle est capable de détecter les individus suspects et de les empêcher de commettre des crimes.
En pleine crise du Covid-19, alors que la population était confinée, la révélation d’une commande de 651 drones de surveillance faite par le Ministère de l’Intérieur français le 12 avril a créé la polémique. Capables de filmer à des centaines de mètres, de zoomer, d’envoyer des images à plusieurs kilomètres, et équipés de caméras thermiques, ces drones représentent un investissement de 3,8 millions d’euros. Si les gouvernements et les collectivités territoriales et les entreprises investissent massivement dans la reconnaissance faciale, des laboratoires de recherche dénoncent les erreurs souvent commises par ces technologies, en particulier sur les minorités. C’est le cas d’Amazon Rekognition et d’Apple Face ID qui associent des photos à d’autres personnes ou qui ne reconnaissent pas une personne qui est pourtant authentifiée dans la base de données.
Les autorités de certains pays semblent décidées à utiliser la peur pour inciter leur population à renoncer à certains de leurs droits fondamentaux. Que ce soit la peur du virus ou la peur des criminels, susciter l’angoisse et la culpabilité semble être un moyen efficace de faire tomber les dernières résistances. Des situations exceptionnelles, destinées à faire face à des périodes de crise, deviennent des situations permanentes comme le Patriot Act aux Etats-Unis qui dure depuis 18 ans alors qu’il devait s’arrêter au bout de 4. Si le FBI peut déjà identifier 50% des américains grâce à une simple photo, même de mauvaise qualité, la ville de San Francisco a banni la reconnaissance faciale, ce qui peut paraître paradoxal pour la capitale de la Silicon Valley. Cet exemple inspire d’autres villes américaines et dans d’autres pays qui envisagent de faire la même chose. Le totalitarisme numérique n’est donc pas nécessairement le seul horizon qui s’offre à l’humanité.
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