Tout ceux qui s’intéressent à l’Intelligence Artificielle (IA) ont leur regard tourné vers le Grand Palais pour « l’AI Action Summit », le Sommet international de l’IA des 10 et 11 février. Cette grande conférence internationale réunira les leaders du monde pour discuter de la conception d’une IA responsable pour l’humanité, des risques et des enjeux géostratégiques de cette technologie. Dès lors, une question s’impose : l’Europe sera-t-elle l’arbitre ou le spectateur de la prochaine révolution technologique de l’intelligence artificielle ?
Une contribution de Flavien Chervet
Les chiffres donnent le vertige : 200 milliards de dollars investis dans l’IA en 2023 selon McKinsey, dont 65% par les seuls États-Unis et la Chine. On pourrait croire que la partie est déjà jouée. Mais c’est oublier un peu vite que dans le jeu d’échecs de la technologie, le fou peut parfois mettre le roi en échec. Et si l’Europe pouvait voler la vedette au pouvoir financier écrasant des deux mastodontes qui l’entourent ?
L’alignement : Skynet ou IA salvatrice ?
Imaginez un instant une intelligence artificielle comme un enfant surdoué. Lui donner de la puissance sans éducation, c’est comme confier une Formule 1 à un adolescent qui vient d’avoir son permis.
Les IA ne sont pas construites comme des objets traditionnels. Elles sont entraînées, et leurs concepteurs ne découvrent de quoi elles sont capables qu’une fois celles-ci lancées. Dès lors, un nouveau problème se pose : comment s’assurer que l’IA soit sécurisée et reste sous notre contrôle ? Qu’elle soit « bien éduquée » ? On parle du problème de « l’alignement » : comment faire pour qu’une IA reste « alignée » avec les valeurs de la société et de ses concepteurs ?
L’histoire de ChatGPT est révélatrice. Si ce modèle a conquis 100 millions d’utilisateurs en deux mois, ce n’est pas uniquement grâce à sa puissance brute. C’est parce qu’OpenAI a su le rendre suffisamment fiable, sûr, aligné avec nos valeurs. Grâce à une technique d’alignement, ChatGPT refuse par exemple de donner la recette du cocktail Molotov ou des idées de crime parfait.
Ce sujet était cher à l’auteur de science-fiction Isaac Asimov qui avait imaginé les fameuses « 3 lois de la robotique », à implanter dans toutes les machines intelligentes, pour s’assurer qu’elles ne fassent pas le mal.
Aujourd’hui, le réel a rattrapé la science-fiction… Sauf que les 3 lois d’Asimov ne marchent pas ! La question n’est donc plus seulement : « Qui aura l’IA la plus puissante ? » Elle devient : « Qui saura maîtriser cette technologie, avant qu’elle nous dépasse ? »
Performance vs sûreté : la place de l’Europe
Les États-Unis, avec Google, viennent de dévoiler une percée dans l’informatique quantique avec un nouveau processeur baptisé Willow. Marck Zuckerberg a annoncé le lancement du plus grand centre de calcul pour l’IA en 2025. La Chine répond par des investissements massifs dans son industrie des puces. La rivalité entre les deux puissances accélère aussi les investissements militaires sur l’IA, qui devient peu à peu une hyperarme s’infiltrant partout dans les arsenaux guerriers.
La société Anduril, par exemple, est en train de construire une méga-usine d’un nouveau genre, permettant de construire des armes autonomes à un rythme effréné (projet « Rebuil the Arsenal »).
Cette course à la puissance, en l’absence d’un contrôle fin sur la technologie, se heurtera rapidement à un mur. Sans sûreté des systèmes, ceux-ci seront inutilisables. Dans le champ militaire, ils pourraient même devenir très dangereux, pour ceux qui développent la technologie ! En 2023, des centaines de scientifiques et industriels du domaine ont signé une déclaration (« Statement on AI Risk ») alertant sur les risques d’un développement rapide et sans garde-fous de l’IA.
L’Europe a ici une carte majeure à jouer. Elle peut tout d’abord se positionner comme une terre neutre, propice à la diplomatie, pour que les grands acteurs se mettent d’accord. Le lieu choisi pour le Sommet international, Paris (Bletchley en Angleterre et Séoul en Corée pour les deux premières éditions), est révélateur. Il n’aura pas lieu aux Etats-Unis ou en Chine, pourtant champions de la performance des IA.
En jouant cette carte diplomatique, l’Europe peut prendre une place stratégique d’arbitre.
Mais elle peut aussi trouver dans cette situation une opportunité économique de premier choix. Si elle est loin derrière dans la course à la puissance brute, elle peut en revanche développer une industrie de l’alignement et du contrôle des IA pérenne. Comme le montre l’exemple de ChatGPT, le contrôle d’une IA est une condition à sa commercialisation et à sa mise en œuvre. Plus les systèmes seront puissants, plus le besoin en solutions d’alignement sera fort.
En développant un savoir-faire de pointe sur le sujet, l’Europe pourrait rapidement devenir un acteur économique et industriel stratégique dans le développement de l’IA. Cela légitimerait d’autant plus sa position diplomatique d’arbitre de cette technologie.
Pour réaliser cette vision, l’Europe dispose d’atouts uniques : une expertise académique de premier plan, des centres de recherche d’excellence comme l’INRIA, et surtout, une vision humaniste de la technologie qui manque aux géants américains et chinois. Elle a par exemple pris comme cheval de bataille sur Sommet la question des « communs » technologiques, pour faire de la puissance que représente l’IA un pouvoir partagé.
Vers une gouvernance internationale
Le Sommet du 10 février représente ainsi pour l’Europe un moment crucial pour affirmer sa position, son identité dans le monde de l’IA. Elle est une terre fertile pour organiser une gouvernance mondiale, à la fois éclairée sur les risques (un des projets est de créer une sorte de GIEC pour l’IA), ouverte sur le progrès scientifique (pourquoi pas un CERN pour l’IA ?), et permettant aux retombées d’être partagées.
C’est aussi un moment clé pour mettre en place une stratégie d’investissement et de développement scientifique et industriel sur le sujet de l’alignement. Notre continent a déjà prouvé, avec le RGPD, sa capacité à influencer les standards mondiaux. L’alignement des IA pourrait bien être notre prochain coup de maître.
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