C’est à la suite d’une conférence en octobre 2017 au Grand Palais de Lille sur le thème « Les experts comptables vont-ils disparaître ? » en clôture du congrès annuel de l’ordre des experts comptables que je me suis aperçu qu’il y avait derrière cette thématique de la disparition ou non des experts comptables un enjeu de société brûlant, celui des métiers de demain, au-delà même des experts comptables, naturellement. La crise du coronavirus n’a fait qu’accélérer cette prise de conscience que les métiers sont en train d’évoluer.
C’est une réalité aujourd’hui : les nouvelles technologies sont déjà bien présentes, blockchain, robotique, big data et intelligence artificielle. On ne compte plus les études à ce sujet. Véritable enjeu sociétal en termes d’emploi et de création de richesse, l’IA, par exemple, inonde les entreprises de façon transversale et tous les secteurs : primaires, secondaires et tertiaires. Les métiers ne vont pas nécessairement disparaître mais se transformer et s’enrichir dans les années à venir. D’autres au contraire vont se créer.
L’impression globale en Occident, depuis les Luddites lors de la Révolution industrielle en Angleterre, voire même dans les films comme Blade Runners (1974), Mondwest (1982) ou Terminator (1984), est que la technologie est quelque chose de néfaste pour l’humanité et destructrice d’emplois sur le terrain économique.
En réalité nous vivons un cycle d’offre depuis 1980 en deux étapes :
(1) 1980-2015 est une période où l’on observe une contribution négative des technologies récentes, c’est-à-dire une destruction nette d’emplois. Il est vrai que les technologies émergent à peine avec une avance aux Etats-Unis. Le MIT, par exemple, en 2011 montre que pas loin de 1,1 million de secrétaires aux EU auraient disparu, 64% des opérateurs téléphoniques, 46% des agents de voyage, 26% des comptables de 2000 à 2011. De même, l’OCDE (2016) pour sa part, montre que 10% des emplois des pays de l’OCDE en 2012 sont des métiers automatisables dans les fonctions support et principalement exercés par la classe moyenne.
(2) 2015-2040 où, au contraire, nous allons observer de plus en plus des créations nettes d’emplois qui ne pourront d’ailleurs se faire qu’en lien avec la politique économique et les politiques structurelles des gouvernements. Gartner, par exemple, montre qu’en 2017, l’IA a créé 2,3 millions d’emplois en détruisant en parallèle 1,8 million d’emplois aux USA. On constatera aisément un solde positif. L’ouvrage « Capitalisme et Technologie : les liaisons dangereuses – vers les métiers de demain » aux Editions Forbes en recense plus d’une vingtaine. Le WEF (2018), par exemple, montre que les nouvelles technologies créeront en net 58 millions d’emplois d’ici à 2022 dans le monde. On voit d’une certaine façon que Technophiles et Technophobes ont raison mais pas à la même période.
Que va-t-il se passer à la fin du cycle ? Les nouvelles technologies vont booster la productivité des entreprises avec un risque de surproduction à 2030/2040. En réalité, cette stimulation de la productivité va en parallèle augmenter les rendements du capital technologique mais quid de la demande en face ? Quid du pouvoir d’achat puisque, par ailleurs, on observe effectivement que la part de la valeur ajoutée du travail baisse considérablement alors que la part des profits augmente ?
La question qui vient logiquement dans le livre est celle de l’accroissement des écarts de compétences et celle des inégalités.
On remarque en effet, dans les statistiques macro-économiques, le passage d’une structure sociale en forme de montgolfière vers une structure en sablier. Les métiers des classes moyennes et des fonctions support sont de plus en plus automatisés : Soft skills versus Hard Skills (nouveaux métiers vs disparition des fonctions support). Il faut donc que ces classes moyennes, pour éviter de tomber dans une pléthore de petits jobs, enrichissent leur propre métier par des formations en digital et numérique. Il faudra tout miser sur la formation professionnelle pour développer ces soft skills et éviter ainsi toute forme d’inégalités et d’instabilité (un revenu universel serait envisageable)… »
Les impacts de l’IA sur nos métiers et nos compétences sont multiples :
Plus les métiers vont être routiniers et manuels (hard skills), plus ils auront vocation à disparaître, et ce sont surtout les métiers de l’analyse et de l’interprétation qui vont être préservés. Les métiers de demain devront être alignés sur les nouvelles demandes du consommateur, des outils fulgurants d’aide à la décision vont être déployés pour faciliter l’interaction en temps réel et agile avec la clientèle. En parallèle, la place de la donnée va modifier en profondeur l’organisation du travail qui elle-même à vocation à optimiser l’utilisation de la donnée. Les demandes de compétence vont donc évoluer vers la recherche d’une pensée analytique capable de résolutions de problèmes complexes, créativité, originalité vont aller de pair (soft skills).
Quelques exemples :
Les experts comptables vont se positionner sur la pertinence, l’interprétation, l’analyse financière, la valeur ajoutée, dans la chaîne de valeur des entreprises.
Le Chief Risk Officer va réaliser grâce à la donnée plus d’études prospectives, et développer davantage d’analyses prédictives sur les risques, ainsi qu’un suivi ex post et une sélection ex ante des segments de clients : scoring, screening, corrélation, causalité, utilisation d’algorithmes d’analyse de données et de techniques de dépistage prédictif…
Les RH vont bénéficier d’un gain de temps considérable et d’un gain de coût à travers les logiciels qui automatisent les tâches quotidiennes du responsable, qui digitalisent le récurrent, puis le transactionnel, la gestion du risque, l’analytique, le prévisionnel, le sourcing stratégique, mais pas le relationnel qui restera un « soft skill » indispensable à son évolution. Aussi les RH pourront développer une meilleure recherche internet, des analyses prédictives sur les effectifs, un suivi ex-post et ex-ante des effectifs, des enquêtes salariés ainsi qu’une optimisation du sourcing d’un candidat…
Les machines intelligentes allant exiger de nous certaines capacités bien précises, Il nous faudra nous adapter à l’apparition de ces nouvelles technologies.
La connaissance représente aujourd’hui une part importante des emplois, en particulier dans les services, mais pas uniquement. Avec les nouvelles technologies, en particulier les robots et l’intelligence artificielle, cette part ne va certainement pas cesser d’augmenter. Il faudra donc nous adapter et développer certaines capacités du futur, les capacités 3.0 finalement. Les machines intelligentes allant exiger de nous certaines capacités bien précises, comment adapter l’ensemble des salariés à l’apparition de ces nouvelles technologies ? Pour cela, nous nous sommes inspirés dans le livre des travaux de Davenport et Kirby du MIT (2016). L’idée consiste à développer 5 approches qui sont autant de messages pour affronter les métiers 3.0.
L’approche ascendante, c’est l’exemple de Niven Narain, un chercheur en cancérologie. En 2005, il cofonde Berg, une start-up qui permet d’appliquer l’intelligence artificielle à la découverte de médicaments. Les installations de Berg disposent de spectromètres de masse à haut débit qui tournent en continu et produisent plusieurs milliards de points de données résultant de l’analyse d’échantillons de sang et de tissus, associés à de puissants ordinateurs. En sortie, les données aident à préciser certaines molécules pour améliorer l’efficacité des soins. Ici, l’approche ascendante permet d’ajouter de la valeur grâce à une utilisation des données et de prendre de la hauteur, donc d’améliorer les soins. D’une certaine manière, on peut dire qu’il y a complémentarité parfaite entre l’homme et l’intelligence artificielle. On peut trouver ce type de profil chez les responsables de marques, qui orchestrent toutes les activités nécessaires au bon positionnement et au renforcement des processus très orientés clients (ici patients).
Le diplôme idéal est un MBA ou un PhD et une grande capacité d’interprétation et d’analyse. À ce niveau, il faut bien comprendre que si nous sommes effectivement moins performants dans l’analyse d’énormes quantités de données, les ordinateurs feront toujours exactement l’inverse de nous : ils excellent dans le traitement efficace de la donnée, mais ont du mal à formuler des jugements élémentaires qui seraient à la portée de n’importe qui. Un ordinateur portable d’entrée de gamme bat le plus intelligent des mathématiciens dans certaines tâches, alors qu’un superordinateur doté de 16 000 processeurs est incapable de battre un enfant, par exemple dans l’identification d’un chat parmi 10 millions de vidéos. Ces exemples sont bien connus, Kasparov, etc. (mars 1997).
Message 1 : l’humain sera toujours indispensable à l’interprétation des données et à la prise de décision. Hauteur de vue = création de valeur
Il y a l’approche parallèle ensuite. Il s’agit ici d’être doté de connaissances codifiables. Il faut être créatif et intuitif. Il faut être capable de manipuler des concepts qui trouveront un écho auprès de clients raffinés. Il faut être capable de développer une intelligence multiple. Le légendaire entraîneur américain D. Wayne Lukas ne saurait expliquer comment il parvient à évaluer le potentiel d’un « yearling ». De même, le designer d’Apple, Jonathan Ive, ne peut demander à un ordinateur de télécharger depuis son cerveau le sens du goût qui fait sa créativité. Ricky Gervais ne fait-il pas rire son public avec des répliques qu’aucune machine ne saurait imaginer ?
Message 2 : il faut aussi développer une intelligence multiple dont sont incapables les ordinateurs… Science et créativité
Il y a ensuite l’approche inclusive. Ici, la compétence clé est celle de maîtriser les logiciels et plus particulièrement leur décision automatique. L’expert est l’expert en politique de taux qui va s’appuyer sur l’innovation et l’ordinateur. La formation à ce niveau devra être axée sur les sciences, les technologies, la veille. Un exemple est cité par les auteurs. C’est l’histoire rapportée en 2014 par le « New York Times », à propos d’un homme qui venait de changer de travail et qui avait déposé une demande de refinancement de son emprunt immobilier. Alors qu’il avait occupé un poste dans la fonction publique gouvernementale pendant huit ans et connu une situation stable dans l’enseignement les vingt années précédentes, son dossier d’emprunt a été retoqué.
Le système automatisé qui avait évalué sa requête avait reconnu que les nouveaux remboursements prévus étaient largement couverts par son niveau de revenu, mais le système automatisé était suffisamment intelligent pour réagir à un nouveau facteur de risque, qui était précisément l’instabilité de son nouvel emploi. Le système était-il si intelligent que cela ? Car en réalité, cet homme était Ben Bernanke, ancien président de la Réserve fédérale américaine. Il venait juste de signer un contrat de publication de plus d’un million de dollars et s’apprêtait à entamer une tournée de conférences pour le moins lucrative.
Message 3 : il s’agit là d’une illustration-type de notre capacité de supervision. Il faudra maîtriser les logiciels, mais nous aurons toujours besoin de capacités d’analyse des scores et des signaux et d’une relation client forte. Les trois côtés d’un triangle
Une autre approche possible est l’approche hyperspécialisée. À Boston, non loin du siège de la chaîne de café Dunkin’ Donuts, un reporter a pu récemment pénétrer dans le monde des rois de cette franchise. L’un d’eux, Gary Royal, gagne bien sa vie, en mettant en relation des vendeurs et des acheteurs de la franchise. Il utilise sa connaissance encyclopédique des franchisés et souvent même de leur situation familiale, de leur portefeuille de revenus et de leurs aspirations patrimoniales pour s’imposer comme un interlocuteur indispensable.
La question est la suivante : les connaissances des franchisés pourraient-elles être encodées dans un logiciel ? Très probablement, mais personne n’en tirerait de quoi s’offrir une Rolls, ce qui fut le cas de Gary Royal !
Message 4 : en réalité, c’est la connaissance du réseau qui prime, et ce d’autant plus que le domaine est très ciblé. Connaissance précise des clients sur domaine ciblé
Il y a enfin la démarche anticipatoire. Il s’agit ici de déterminer les prochaines machines intelligentes. Un exemple est celui de l’innovateur du numérique qui saisit les nouvelles manières d’utiliser les données afin d’optimiser certaines décisions clés comme l’achat d’espaces publicitaires, des chaînes vidéo câblées, etc. On trouve ici des postes de l’informatique et de l’intelligence artificielle pour déceler les prochains points susceptibles d’être automatisés.
L’exemple qui est cité par les auteurs est celui de Steve Lohr. Dans son ouvrage intitulé Data-ism, « il raconte les histoires de personnes qui font ce travail. Par exemple au sein de l’entreprise vinicole E. & J. Gallo Winery, un cadre dénommé Nick Dokoozlian s’est associé à Hendrik Hamann, un membre de l’équipe de recherche d’IBM, afin de rassembler et exploiter les données nécessaires à une agriculture de précision à grande échelle. Ils cherchent à automatiser l’art d’apporter méticuleusement à chaque pied de vigne les soins et les nutriments dont il a besoin pour prospérer au mieux ».
Message 5 : Une approche anticipatoire signifie que l’on participe à l’avènement du prochain niveau d’empiétement des machines, mais implique un travail qui est lui-même augmenté par les logiciels. Science et anticipation
Chacun doit choisir son approche. Les individus qui sauront choisir leur approche sauront s’adapter. Chacun doit savoir comment choisir sa relation au marché. La bonne nouvelle, c’est qu’une grande part du travail cérébral ne peut être codifiée. L’empathie est aussi une qualité précieuse. Moyennant un choix précis dans la façon dont nous voulons « vivre avec les robots », nous parviendrons à faire en sorte que les « robots vivent avec nous ».
« Les innovations du numérique si l’on s’inspire de la vie d’Ada Lovelace (comtesse de Lovelace, 1815 – 1852, fille de Lord Byron, pionnière de la science informatique) viendront des gens capables d’associer la beauté à l’ingénierie, l’humanisme à la technologie et la poésie aux processeurs. » « Elle viendra des créateurs aptes à s’épanouir là où les arts et les lettres rencontrent les sciences, et dotés d’un sens d’émerveillement rebelle… » Walter Isaacson, Auteur de « Les innovateurs », traduction en français chez JC Lattès, 2015.
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