Quoi de plus antagoniste a priori que les cryptomonnaies telles que le Bitcoin et le communisme ? L’un évoque la finance et la spéculation, l’autre leur ennemi historique. Deux mondes étanches et antagonistes. En apparence seulement…
Convenons que l’idée peut sembler étrange. Celle-ci s’enracine dans les années 60, au moment où l’informatique se développe et où apparaît la promesse d’un monde ouvert, où l’information circule et s’échange. C’est bien dans cet esprit que Tim Berners-Lee crée le web. Celui-ci répond à un besoin de la communauté universitaire : créer un système d’interopérabilité documentaire permettant aux chercheurs de partager leurs travaux et d’accéder à ceux de leurs collègues. C’est l’idée d’un village global, concrétisé au travers d’initiatives comme l’open source, Wikipédia ou Linux. L’avènement d’une société de la connaissance constitue une révolution sociale et économique majeure. Partager un actif matériel, c’est le scinder en différentes parts ; partager un actif immatériel, c’est le dupliquer, permettre à l’autre – aux autres – d’y avoir accès. Sur le réseau, nous sommes tous en relation avec des partenaires équipotents. C’est la dynamique du peer-to-peer (P2P), génératrice de lien social. Cela change les rapports de pouvoir ; le capital fixe se trouve comme dilué dans le réseau. Mais l’idéal du départ a été pervertie. C’est le constat de Tim Berners-Lee, trente ans après l’invention du web. L’économie du partage et de la contribution se retrouve reléguée dans les marges par les tout-puissants GAFAM.
« Cerveau humain collectif »
Cette société de la connaissance, Marx l’avait entrevue. Dans Les Manuscrits de 1857-1858, Marx formule une hypothèse. Plus les machines sont performantes, plus la productivité augmente. Arrivera un jour où les hommes pourront libérer du temps libre pour produire autre chose que des marchandises, à savoir de l’information. A partir de ce moment se crée une « boucle positive »[1] : plus la richesse augmente et plus l’intelligence collective augmente avec elle, augmentant encore la richesse, puis de nouveau l’intelligence collective, etc. Le capital fixe échappe alors à ceux qui le possédaient traditionnellement au profit de ce « cerveau humain collectif » qui engendre « un pouvoir objectif et neutre », selon l’expression de l’économiste Yann Moulier-Boutang[2]. Ces réflexions constituent le point de départ de Cryptocommunisme, le nouvel essai de Mark Alizart. Le philosophe voit dans les mouvements cyberpunk et surtout cypherpunk une tentative révolutionnaire de « transformer le monde », sans pourtant que cette parenté soit explicite ni même consciente. Si les cyberpunks cherchaient à pirater, à hacker, à cracker, une branche de ce mouvement — les cypherpunks – vont a contrario mettre leur énergie à sécuriser, anonymiser, stabiliser et, ce faisant, à construire ce « pouvoir objectif et neutre » du cerveau collectif. Comment ? Précisément par la création de cryptomonnaie.
La révolution Bitcoin
Le Bitcoin se caractérise en effet comme un protocole d’échange totalement transparent, décentralisé, indéchiffrable et inviolable. Il échappe aux Etats et à toute indexation sur une autre valeur. C’est un bouleversement de la nature même de la valeur. Cette dernière s’émancipe des institutions ou des marchés pour se construire et s’échanger grâce à la technologie. Mark Alizart explique cette révolution rendue possible par les cryptomonnaie. « En extrayant l’informatique de la sphère purement communicationnelle, abstraite, où elle était cantonnée, grâce à la théorie algorithmique de l’information, en lui donnant les moyens de transporter de la valeur, et pas seulement des messages, il la met en mesure d’être un véritable acteur du cycle thermodynamique, de toucher au cœur du réacteur du système de production économique, — les banques centrales qui émettent de la monnaie, le bien nommé “Trésor ‘»[3].
Un concept forgé par Hegel et repris par Marx permet de dépasser l’incompatibilité de façade entre marxisme et cryptomonnaie : celui de ruse de la raison. L’histoire se présente comme une succession d’événements sans cohérence particulière. Et pourtant, derrière les apparences, un lien souterrain unit la pensée de Marx à la technologie blockchain. « Une vieille taupe »[4] travaille sous terre pour apparaître brusquement et accomplir son œuvre révolutionnaire. « Qui sait, le mot “cryptocommuniste”, qui désignait jadis les marxistes camouflés, est peut-être d’ores et déjà l’étendard sous lequel servent sans le savoir tous ceux qui n’ont pas encore renoncé aux lendemains qui codent »[5].
[1] Le terme est emprunté à la cybernétique. Les boucles positives amplifient les tendances. Le plus y appelle le plus, et le moins y appelle le moins.
[2] L’article de Yann Moulier-Boutang est disponible ici.
[3] Mark Alizart, Cryptocommunisme, La Découverte, 2019.
[4] L’expression est de Marx.
[5] Mark Alizart, Cryptocommunisme, La Découverte, 2019.
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