Les 14 et 15 septembre 2020 se tenait à Paris le salon du Big Data et de l’IA (Intelligence artificielle). En dépit des mesures sanitaires, le salon a pu accueillir speakers et visiteurs autour de stands, ateliers et conférences sur ces thématiques qui font aujourd’hui à la fois peur et rêver selon la façon dont on se projette dans les usages futurs, à l’orée des usages et inquiétudes actuelles.
En marge de conférences et ateliers orientés outils et retours d’expérience des entreprises, certaines conférences abordaient des sujets plus politiques et stratégiques, en réponse naturellement aux diverses polémiques.
Propriété des données et fracture numérique
Cédric O, le secrétaire d’Etat chargé de la Transition numérique et des Communications électroniques, s’est ainsi vu interpellé par exemple sur la propriété des données, notamment des données personnelles. Aujourd’hui ces données, quand elles ont été communiquées (de façon plus ou moins volontaire) à des opérateurs privés, leur appartiennent. Sous ce sujet, la réglementation (comme le RGPD) tente de protéger les individus en limitant l’usage commercial qui peut être fait de leurs données personnelles. Toutefois, même une fois celles-ci anonymisées, elles valent de l’or et constituent un objet de commerce et un levier de développement d’offres toujours plus personnalisées. Seule une montée en compétences de tout un chacun sur la gestion de ses données personnelles serait réellement en mesure d’endiguer, à la marge, le phénomène. Mais là encore, Cédric O souligne l’importance de la fracture numérique en France, qui constitue un réel défi d’avenir car cette fracture induit inévitablement une fracture tant économique et sociale avec par exemple l’incapacité d’interagir avec les services numériques ne serait-ce que pour gérer son compte Pole Emploi. Mais aussi une fracture démocratique, avec l’incapacité de s’informer, d’identifier les fake news, etc., créant de nouvelles inégalités criantes. Un tiers des Français n’aurait en effet pas les compétences de base en informatique : envoyer un email, remplir un formulaire, imprimer un document, etc.
Il est donc nécessaire d’apporter des réponses à ces problématiques d’accès de base au numérique par tous, sans perdre de vue les enjeux nationaux et européens qui se jouent autour des data et de l’intelligence artificielle, des enjeux à la fois techniques, juridiques et politiques.
Enjeu démocratique
Parlant de démocratie, le salon accueillait le témoignage de Christopher Wylie, lanceur d’alerte autour du scandale de Cambridge Analytica et de son influence sur les élections présidentielles américaines. Christopher Wylie a bien expliqué ses inquiétudes quant au danger que représente la segmentation des interactions avec les consommateurs. Ces échanges privés entre des organismes (tout aussi privés) et chaque individu, selon la connaissance qu’ils peuvent avoir de chacun de leur profil (grâce à leurs informations personnelles, à leur historique de navigation, etc.), constituent une sphère de discussion privée qui peut nuire au débat public, et donc démocratique. En effet, si chacun utilise internet sans prêter attention aux informations qu’il divulgue, des entreprises sont en mesure d’adresser des publicités ciblées, des algorithmes sont en mesure également de sélectionner des contenus qui vont conforter et consolider les opinions, goûts et croyances de chacun, nuisant progressivement à toute curiosité ou volonté de se confronter de façon constructive à d’autres opinions, goûts et croyances. La tendance semble alors se cristalliser incidemment autour d’une forme de renforcement, voire de radicalisation dans certains cas, de nos traits de caractère, de nos opinions. Sans débat ouvert et public, dans un esprit constructif et où l’on s’intéresserait au fond des idées plutôt qu’à leur forme d’expression, la démocratie se trouve privée de son aire de jeu, de la chose publique. Il est désormais possible, et même plus simple, d’influencer chaque personne, une à une, plutôt que de construire une argumentation visant à instaurer une vision commune et partagée. Le pouvoir de communication de la parole politique est aujourd’hui fortement délégué aux GAFA, qui ne sont pas positionnés comme des entreprises à mission soucieuses de l’idée de démocratie. Ce sont en effet des entreprises gouvernées par le profit, il est critique de leur laisser trop de pouvoir. C’est ainsi que Christopher Wylie appelle non pas à dissoudre ces entreprises, mais à leur imposer certaines normes éthiques les obligeant à assurer une sécurité des citoyens. Il a d’ailleurs employé le mot « safety » plutôt que « security », induisant davantage la notion de protection des droits des citoyens. Il est assurément illusoire et dangereux de laisser à une poignée de milliardaires les clés de la défense de l’idée de démocratie.
Position de l’Union Européenne
Mais qu’en est-il de la position de l’Union Européenne sur ces questions ? Là encore une conférence visait à apporter quelques réflexions, estimant par exemple que l’Europe devrait prendre position sur l’échiquier international, voire, selon Charles Thibout, chercheur, se choisir des alliés ou des ennemis pour définir une vision stratégique à long terme. L’enjeu serait de favoriser l’émergence et la maîtrise de méta-plateformes numériques européennes en mesure de tenir tête aux grands acteurs économiques américains ou chinois. Toutefois la fragmentation de l’Europe à l’heure actuelle rend difficile l’émergence d’une stratégie commune et cohérente en dépit d’un plan de relance qui pourrait être employé en partie à cela. Il semble à ce jour complexe de concilier les intérêts nationaux de chaque acteur avec l’urgence d’agir rapidement sur ce front.
La prochaine guerre mondiale sera-t-elle alors une guerre éthique ou numérique ? Quoi qu’il en soit, il reste à l’Europe à se positionner avec force pour espérer garder une forme de pouvoir dans les enjeux qui ont été soulevés.
Perspectives concrètes ?
Les seuls éléments qui relèvent vraisemblablement de la certitude sont la nécessité des acteurs économiques à s’emparer des technologies numériques, à entrer dans l’économie de la donnée qui devrait être nettement augmentée par le déploiement de la 5G et la montée en puissance des usages des intelligences artificielles. Les secteurs clés qui devraient être en première ligne de ces développements sont, selon Weiliang Shi, Président de Huawei France, la médecine, les transports (véhicules autonomes notamment), les objets connectés liés à la smart city et des services innovants que nous ne sommes pas encore en mesure d’imaginer.
Les opportunités sont présentes en dépit des dérives qui guettent. C’est en cela que si le numérique reste un pilier incontournable de la définition et la construction du « monde d’après », la question éthique et démocratique n’en demeure pas moins centrale pour ne pas laisser tout pouvoir aux entreprises privées sur les choix techniques et normes qui seront déployés.
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