Il n’est pas commun de voir une start-up technologique dans le très chic quartier londonien de Kensington, mais Ali Parsa, le fondateur et président de Babylon Health, est fier de trouver des approches peu conventionnelles. Dans ses bureaux en open-space, le plafond est décoré de fleurs et de lianes artificielles, et nous apercevons un ingénieur en informatique fouler la pelouse synthétique qui tient lieu de moquette en direction de la corbeille à fruits.
La chaleur dégagée par la horde de développeurs et de concepteurs présents dans les bureaux contribue à l’ambiance « forêt tropicale ». Parsa nous montre un codeur étalé sur un canapé Ikea couleur sable « Il n’est là que depuis deux mois » nous indique-t-il à voix basse, avant de désigner deux autres employés : « Ceux-là, je ne les connais même pas ». Babylon Health a connu une croissance rapide malgré une publicité limitée : Parsa gère 350 ingénieurs en informatique ainsi qu’une petite équipe commerciale de 10 personnes (dont sa femme), mais le logiciel d’avis médical de sa start-up est désormais présent sur les derniers smartphones Galaxy de Samsung et dans WeChat, une des applications les plus populaires en Chine.
Parsa a levé plus de 85 millions de dollars de fonds auprès d’investisseurs (parmi lesquels on trouve les fondateurs de DeepMind, l’entreprise IA de Google), et prévoit un chiffre d’affaire de plusieurs dizaines de millions de dollars pour Babylon Health en 2018. Ses clients, comme Barclays et Bupa, payent un abonnement trimestriel pour avoir accès à ses docteurs et à son logiciel d’avis médical, afin que les consommateurs puissent tenter d’identifier la source de leurs problèmes.
Ce qui attire tant, c’est le succès rencontré par Babylon Health au moment de moderniser tout un pan de la NHS britannique ; le système de santé géré par l’État est célèbre pour ses dysfonctionnements. Ils ne sont pas les seuls à faire usage de la technologie pour tenter d’améliorer le fonctionnement de cette institution vieille de 70 ans, mais la plupart ont abandonné au moment de faire face à la panoplie hétéroclite des groupes de travail, au nombre de 17 000, qui décident de comment dépenser le budget annuel de 164 milliards de dollars. Parsa, lui, a fait de grands progrès. Son logiciel permet de prendre rendez-vous avec un médecin via une application mobile, et contient également un chatbot de plus en plus poussé capable de prodiguer des conseils de santé (et non un diagnostic, mais cela pourrait bien changer par la suite). Mercredi dernier, Babylon a annoncé que l’IA de son chatbot avait réalisé une « première mondiale », en identifiant un problème médical avec autant d’exactitude qu’un expert humain.
Les médecins britanniques obtiennent en moyenne un score de 72% à l’examen de certification du Royal College of General Practicioners. Le score de l’IA de Babylon était de 81%.
Il y a deux ans, la NHS a ouvert un appel d’offre pour remplacer certains soins de santé primaires. Des centaines d’entreprises ont répondu, et parmi elles Babylon, qui n’avait alors pas encore mis au point son chatbot de diagnostic. D’après Sam Shaw, qui faisait partie du groupe de travail qui a entendu l’offre de Babylon, « ils ont été très honnêtes par rapport à ce qu’il pourrait faire ou non ». Aujourd’hui, plus de 26 000 habitants du nord de Londres utilisent l’application mobile pour accéder aux services de la NHS, et peuvent prendre rendez-vous en vidéo sur leur téléphone avec un des 250 médecins employés à plein temps par l’entreprise – qui travaillent généralement depuis chez eux pour un salaire annuel moyen de 112 000 dollars. Les patients peuvent faire envoyer leurs ordonnances à la pharmacie la plus proche, ou rencontrer un des médecin de Babylon dans l’une des 6 cliniques du réseau présentes à Londres (10% le font).
Près de 20 000 patients supplémentaires sont sur liste d’attente pour remplacer leur cabinet habituel par Babylon, et la NHS prévoit de rediriger 26,5 millions de dollars depuis les cabinets qui perdent ces patients vers Babylon, pour compenser l’augmentation de la demande.
La NHS verse environ 80 dollars par an et par patient à Babylon, une somme similaire à ce qu’elle verse aux cabinets médicaux. Parsa reconnaît qu’il ne coûte pas moins à l’État, mais indique que les patients ont plus facilement accès aux services et que le gouvernement réalisera des économies ailleurs. Ceci pourrait s’avérer problématique si un autre service de santé en ligne venait concurrencer Babylon avec des tarifs plus bas, mais, selon Parsa, presque un tiers des utilisateurs voient ses médecins en ligne en dehors des heures d’ouverture des cabinets, la nuit ou le weekend. Sans Babylon, beaucoup d’entre eux se rendraient aux urgences, pour un coût supplémentaire de 130 dollars par visite pour la NHS.
Le service des urgences est gratuit au Royaume-Uni, et beaucoup en profitent et les utilisent comme médecin traitant en dehors des heures d’ouverture des cabinets. Parsa, lui, a créé une activité secondaire florissante en délivrant des licences d’accès à son logiciel de chatbot intelligent, mais les marges les plus élevées s’obtiennent en fournissant des solutions de bout en bout à des prestataires de santé comme la NHS. « Le ratio dollar/personne est plus important avec les services cliniques », affirme-t-il.
Avec les fonds que vont lui rapporter un nouveau projet d’accord de licence à 100 millions de dollars, il prévoit d’agrandir son équipe commerciale jusque-là réduite. Il souhaite également présenter Babylon, qui possède de petits bureaux à San Francisco et New York, comme un début de solution au coûteux imbroglio qu’est le service de santé américain (les USA y investissent 3,3 billions de dollars par an, soit un tiers du total mondial). Des compagnies d’assurance américaines comme Aetna, United Health ou Kaiser Permanente travaillent déjà avec toute une gamme d’entreprises de télé-médecine, avec un remboursement désormais possible dans plus de 30 États. Parmi les plus grandes, on trouve Teledoc, basée à Purchase, dans l’État de New York. Son chiffre d’affaire a doublé pendant le premier trimestre 2018 et atteint 89,6 millions de dollars tandis que ses adhérents ont atteint les 20 millions.
Au sein de ce marché déjà fort peuplé, Babylon est l’option la plus futuriste. Parsa a investi des millions dans la recherche sur l’intelligence artificielle pour tenter de recréer le cerveau d’un médecin à l’aide d’une vaste base de connaissances et d’un moteur d’inférence. Seuls 15% des utilisateurs de Babylon finissent par rencontrer un docteur en personne, mais, tout comme Uber construit des voitures autonomes dans le but de remplacer les conducteurs, Parsa veut diminuer le nombre de patients consultant un médecin en vidéo, et augmenter l’implication de son chatbot intelligent. Celui-ci propose un avis médical avant une consultation avec un médecin, et, d’après Babylon, il s’est tellement amélioré depuis le lancement de l’entreprise en 2014 que le nombre de demandes de rendez-vous vidéo a baissé de 40% depuis. Selon Parsa, « personne d’autre au monde n’a construit une telle plateforme, de bout en bout, avec une I.A ».
Dans la Silicon Valley, Parsa ne dépareillerait pas des autres révolutionnaires de la technologie, mais avec ses tenues colorées et sa tendance à l’hyperbole (« Si nous jouons bien de nos avantages, […] nous pouvons devenir une des entreprises les plus importantes au monde »), il détonne au très classique Royaume-Uni.
Ses concurrents restent circonspects, tout comme certains de ses investisseurs. D’après un sponsor de la première heure, « Ali ne fait fondamentalement pas de distinction entre aujourd’hui et demain. En vérité, il vous parle de quelque chose qui sera construit dans le futur ». Claire Novorol, la fondatrice d’Ada Health, un des concurrents de Babylon, ajoute que Parsa est « le roi du spectacle », et s’inquiète d’un possible perte de confiance en la télé-médecine si son intelligence artificielle venait à mal remplir son rôle.
La communauté capital-risque britannique reste prudente et préfère parier de façon plus sûre, comme avec Kry, un petit service de télé-médecine suédois qui affiche un chiffre d’affaire annuel d’environ 20 millions de dollars. Pour Hussein Kanji, d’Hoxton Ventures, un des investisseurs de Babylon, Kry n’investit pas dans l’intelligence artificielle haute technologie, mais elle ne cause pas non plus de débats politiques sur la fin du système de santé actuel. « Au Royaume-Uni, qui a tout à gagner à les soutenir ? » s’interroge-t-il.
Mentionnez ceci à Parsa et son humeur s’assombrit. Pour lui, ses critiques sont des privilégiés que « papa et maman ont mis dans les meilleures écoles et universités. Ils n’ont jamais personnellement pris de risques, et maintenant ils viennent nous voir nous, qui avons dû déménager à l’autre bout de la planète, et vivre seuls, dans la pauvreté », dit-il, tout en tripotant furieusement une bague en métal censée suivre son rythme cardiaque (qui vient sans doute de gagner quelques battements).
Ali Parsa est né et a grandi dans la province du Gilân, au nord de l’Iran, dans une famille de classe moyenne et avec qui lui et sa sœur partaient en vacances au bord de la Mer Caspienne. Ses parents étaient des activistes, et lui-même est devenu un leader des jeunes du parti de l’opposition, une activité risquée pendant la révolution de 1979 où le Shah enfermait les activistes en prison, ou pire. Après la fermeture des universités par les Ayatollahs, son père l’a conduit jusqu’à la frontière, déguisé en paysan afghan, pour l’amener à un passeur. Âgé alors de 17 ans, Parsa n’a pas pu étreindre son père une dernière fois avant de monter dans un bus en direction du nord de l’Afghanistan, puis de Karachi, au Pakistan. Là-bas, un oncle l’a récupéré pour l’envoyer vers un autre monde : Swansea, au Pays de Galles.
Au milieu des collines et des moutons, Parsa a dû se débrouiller seul. Il a appris l’anglais grâce à la bibliothèque, et a passé les examens de fin de l’enseignement secondaire tout en survivant grâce aux aides sociales. Pensant à tort que cela améliorerait son dossier, il a traversé le pays pour aller passer les examens d’entrée de Cambridge. Bien qu’il ait finalement été accepté à Oxford et Cambridge, il a finalement décidé qu’il aurait un plus grand impact dans la capitale et est parti faire des études d’ingénieur au University College de Londres. Là-bas, il s’est de nouveau lancé dans l’activisme étudiant, et a rejoint le conseil de l’Union Nationale des Étudiants, un rassemblement d’organisations étudiantes, affrontant ses pairs lors de débats. C’est en 1989, lors d’un rassemblement, que Mairi Johnson, une canadienne-écossaise alors activiste étudiante a fait sa rencontre. « Il décriait les critiques que recevait la Corée du Nord » se rappelle-t-elle, « il détestait l’autorité ».
Le couple s’est marié après avoir voyagé à travers l’Europe pour prendre part à des manifestations, puis, laissant ses jours d’activistes derrière lui, Parsa a fait volte-face et est devenu banquier responsable des investissements dans la City, prodiguant des conseils en fusions et acquisitions dans le domaine des médias et des télécommunications pour le Crédit Suisse et Goldman Sachs. Il a quitté le secteur bancaire en 2003 pour lancer Circle, une entreprise du domaine de la santé spécialisée dans la gestion d’hôpitaux à la fois pour patients privés et pour la NHS. Circle est entré en bourse en 2011, avec la moitié des actions détenues par les employés et les cliniciens, et un chiffre d’affaire annuel de 265 millions de dollars.
Parsa a quitté l’entreprise un an plus tard, suite à une dispute avec le conseil d’administration après avoir trop insisté pour certaines initiatives risquées, comme un partenariat en Chine ; dispute qui aurait mené à son renvoi d’après une source. Selon Johnson, qui dirige les partenariats chez Babylon, « ils n’appréciaient pas sa franchise. C’est quelqu’un qui se bat à propos de sujets controversés ».
Alors que de plus en plus de clients, publics comme privés, utilisent la plateforme de Babylon, eux aussi vont découvrir le perpétuel défi qu’amène l’intelligence artificielle : un manque de clarté sur son véritable retour sur investissement. La NHS est connue pour essayer de diminuer les coûts en remplaçant les experts par des employés moins chers. En 2010, le gouvernement a remplacé les infirmières de la hotline NHS Direct par des employés de centre d’appel munis de scripts, une nouvelle formule appelée NHS 111. Le but de la manœuvre était de faire passer le coût de l’appel de 36 dollars à 8 dollars. Jean Challiner, l’ancien directeur de NHS Direct, est formel : « ce fut un désastre ».
Les études montrent que plus tôt le personnel qualifié est mis au contact des patients, meilleur est le résultat pour ceux-ci. Au lieu de diminuer, le nombre de patients renvoyés vers les hôpitaux et les urgences est passé de 12% à « environ 20% » selon Challiner.
La même chose pourrait arriver au IA médecins de Babylon, bien que la plupart des gens soient habitués à chercher leurs problèmes de santé sur Google. Laura Winn, une londonienne de 25 abonnée au service de Babylon Health (80 dollars par an) pour obtenir ses médicaments contre les migraines et les allergies au pollen, indique qu’elle saute l’étape du triage et va directement chez le médecin. « Si je comprenais l’intérêt du triage de Babylon, je l’utiliserais plus », ajoute-t-elle.
L’expérience de Winn vient contredire les affirmations de Babylon, selon qui la demande en appels vidéos avec des médecins est en baisse. Certains de ses concurrents comme Eren Ozagir, le président de Push Doctor, un service de télé-médecine, soupçonne les utilisateurs de Babylon d’essayer de contourner le système. Les compagnies d’assurance gagnent de l’argent quand le taux d’utilisation est bas, mais donner accès à un médecin disponible 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 fait s’inverser la tendance. Selon lui, « on cesse de fournir des médecins, et on met en place un système de chatbot, qui est censé avoir un meilleur rapport coût/efficacité, mais cela s’avère faux. Il faut plus longtemps pour passer au chat qu’à la vidéo. »
La solution, bien sûr, est de rendre le chatbot Babylon si intelligent et si intéressant que les gens ne tenteront pas de le contourner, comme le font la plupart des usagers qui veulent contacter un service et sont confrontés à un système téléphonique automatisé. Cependant, Babylon a encore du chemin à parcourir. À l’automne 2017, Hamish Fraser, professeur en e-santé à l’Institut des Sciences Médicales de Leeds, a testé Babylon et ses rivaux Ada et Your.MD face à une série de maladies en utilisant les données de la NHS. D’après lui, « les résultats sont très clairs : Babylon ne s’en est pas bien sorti du tout ». Sur Twitter, médecins et usagers s’en sont donné à cœur joie pour poster les pires bourdes de l’assistant virtuel, y compris une réponse diagnostiquant une crise de panique alors que les symptômes indiquaient une possible crise cardiaque.
Un représentant de Babylon assure que le système s’améliore, récente étude à l’appui. Fin 2018, Babylon permettra un accès payant au cerveau d’un docteur virtuel, qui sera également capable d’agir comme nutritionniste et psychologue. « Finalement, nous sommes devenus une entreprise technologique par accident », dit-il. Selon lui, la vocation d’Amazon n’a jamais été les services d’informatique dématérialisé mais la vente au détail. Babylon, qui espère atteindre les mêmes sommets un jour, a la même approche : « notre vocation, c’est la prestation de soins ».
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