Fabrice Zerah est un homme d’affaires avisé qui, à la tête de son groupe Ubi Solutions, démontre année après année une capacité à rester le numéro un européen de l’objet intelligent, dans le jargon des professionnels du secteur, de la technologie RFID. Mais c’est aussi un citoyen/expert qui prend la parole sur un sujet qui le passionne : la Tech, les ouvertures qu’elle nous procure, les risques de dérives qu’elle charrie. Il a même consacré un livre à ce thème si délicat, Tech ou Toc ? (Editions L’Archipel, 2024). Forbes en publie des extraits édifiants en exclusivité.
I. À quoi ressemblera notre quotidien dans vingt ou trente ans ?
« (…) Assis dans un mini-van sans conducteur, une famille part en vacances en Normandie. À l’arrière, les enfants jouent ensemble dans le métavers, leur mère chirurgienne opère à distance une personne atteinte d’une cataracte et le père, qui ne travaille plus depuis cinq ans, participe en visio à sa séance de psychothérapie hebdomadaire avec une intelligence artificielle. Depuis le salon familial, Bob, le robot acheté à Noël s’assure à distance que tout le monde va bien (pulsations cardiaques, température, glycémie, calories perdues). Pendant ce temps, la grand-mère, passionnée de peinture, achète quelques jetons non fongibles numériques sur la blockchain avec les bitcoins de sa retraite. Son ex-mari l’appelle de Tokyo où il est parti pour le week-end, il s’apprête à rentrer chez lui en navette spatiale. Il l’informe que d’après les données de santé automatiquement transmises à Meta, Google vient de l’alerter : il sera atteint d’une maladie invalidante dans cinq ans.
Voilà à quoi ressemblera notre quotidien dans quelques années. Nos enfants, nos petits-enfants vivront ainsi. Faut-il y voir du progrès, une régression, une sécurité accrue ou au contraire une intrusion intolérable dans notre vie privée ? »
II. Les robots
« Les robots peuvent nous aider à réindustrialiser notre pays. Depuis plusieurs années, la Chine investit massivement dans la robotisation de son industrie et devance désormais les États-Unis. Tout le contraire de la France, alors même que notre pays est internationalement reconnu pour sa recherche en robotique. Selon le classement établi par l’International Federation of Robotics fin 2022, le nombre de robots pour 10 000 employés dans les usines tricolores a reculé de 16% (à 163 unités) par rapport à l’année précédente. La France a ainsi perdu quatre places en un an et est tombée au vingtième rang (loin derrière la Corée du Sud, première du classement avec 1 000 robots pour 10 000 employés et l’Allemagne, quatrième avec 397 unités). Pourquoi ? J’y vois plusieurs raisons : d’abord, de nombreux chefs d’entreprise privilégient la rentabilité à court-terme à un investissement d’avenir. »
III. La France dans la course mondiale
« En recevant à l’Elysée en février 2023 les nouveaux lauréats du Next40/FT120 et d’autres représentants de l’écosystème français des start-ups, Emmanuel Macron a réaffirmé son soutien à l’innovation technologique (…) Si ce volontarisme politique vient à point, s’il regarde dans la bonne direction et s’illustre par sa constance, est-il vraiment capable de relever les défis qui se présentent à lui ?(…) Car notre problématique est d’échelle. Sans rien enlever aux talents des entrepreneurs et de leurs collaborateurs, il faut constater que les 120 pépites mises en valeur représentent un chiffre d’affaires cumulé de seulement 11,3 milliards d’euros, soit une moyenne de moins de 100 millions d’euros par entreprise. Les comparaisons sont parfois cruelles : ce volume total ne représente que 2 % de celui d’Amazon, quand Apple réalise 23 milliards de dollars de chiffre d’affaires avec le seul commerce des AirPods ! L’écart est donc abyssal. Une fois cet abîme considéré, la seule volonté politique française, même associée à une formidable inventivité, n’est pas suffisante ».
IV.Limiter d’urgence le recours au télétravail
« Après Twitter qui, en premier, a envisagé le « télétravail à vie » pour certains de ses salariés, Facebook et tant d’autres lui ont emboîté le pas. Le télétravail était présenté comme idéal pour le bien-être des salariés et pour l’efficacité des équipes. J’ai toujours été convaincu du contraire ! Bien sûr, les outils collaboratifs sont utiles pour externaliser des fonctions supports (…) Mais pour le reste… Considérons la fonction commerciale, dans ce domaine, rien ne remplace le contact physique. Expliquer son offre, présenter son produit, démarcher un prospect et fidéliser un client, cela demande le plus souvent de se rencontrer vraiment. C’est ainsi que l’on bâtit une relation de confiance, base de toute relation économique. (…). D’autre part, la généralisation du télétravail et la planification du temps qu’elle induit sont en passe d’annihiler tous les moments informels de la vie sociale dans l’entreprise. Or ces temps informels sont des moments de création de valeur. Car l’informel, c’est l’aléa, l’inattendu, c’est l’espace préféré des idées fulgurantes. Sans les temps d’échanges improvisés, la créativité n’existe plus, l’innovation perd son souffle. (…) Alors, par pitié, ne tuons pas l’effet machine à café ! »
V. Le Metavers
« La rupture créée par le métavers sera de nature civilisationnelle et anthropologique. Elle s’inscrira dans la droite ligne de ce qu’expliquait l’économiste Daniel Cohen dans son livre Homo numericus. La “civilisation” qui vient, où il évoque la fin de dix mille ans d’histoire et le début d’une autre, et où il explique pourquoi la révolution numérique représente un tournant de l’histoire de l’humanité. On mesure déjà parfaitement l’impact du smartphone sur notre manière de penser, de vivre, d’interagir. (…) Le téléphone est souvent le premier objet qu’on touche le matin et le dernier qu’on touche le soir. (…) Et pourtant, l’écran n’est que dans notre main. Mais avec le métavers, c’est moi qui plongerai tout entier dedans, si je puis dire !
Oui mais voilà, le métavers, pour l’instant, ça ne prend pas. (…) Le monde virtuel Decentraland dépasse à peine 55 000 utilisateurs. En novembre 2022, la Commission Européenne a déboursé 387 000 euros pour organiser un « gala » dans le métavers dans l’espoir de promouvoir les vertus de l’Union Européenne auprès des 18-25 ans éloignés de la politique. Mais la soirée n’a rassemblé qu’un total de… cinq participants ! »
VI. Les NFT
« (…) le milliardaire de la tech Bill Gates, dont on pense ce que l’on veut mais qui reste un visionnaire, estime qu’ils sont « 100 % basés sur la théorie du plus grand imbécile », un principe selon lequel même les actifs les plus surévalués peuvent rapporter de l’argent, tant que vous trouvez un « imbécile » à qui les vendre. Je ne peux qu’approuver (et sourire). En revanche, je trouve que la technologie de la blockchain est révolutionnaire. La possibilité de partager l’information de manière décentralisée et ouverte constitue une véritable avancée technologique. Et je trouve extrêmement intéressante la possibilité d’authentifier une transaction ou un actif grâce aux NFT, dans un monde où le faux se mêle au vrai et où près de 80 % des œuvres d’art examinées par les experts s’avèrent fausses. Un NFT est ni plus ni moins l’équivalent numérique d’un notaire ! Tout comme ce dernier certifie l’achat ou la vente d’une maison, les jetons permettent d’authentifier une transaction numérique. »
VII. Interdire TIKTOK en Europe.
« Les autorités chinoises déploient avec TikTok une stratégie délibérée d’appauvrissement de la jeunesse occidentale. Une manœuvre particulièrement perverse et hypocrite. La maison-mère du réseau, ByteDance, est évidemment inféodée au parti communiste. Les Chinois ne s’y sont pas trompés : en Chine, l’appli, qui s’appelle Douyin, n’a rien à voir avec la nôtre. Ils protègent leur jeunesse, eux ! L’accès pour les jeunes de moins de 14 ans est limité à quarante minutes par jour, avec interdiction entre 22 heures et 6 heures du matin ; et la majorité des vidéos proposées sont pédagogiques et durent en moyenne vingt minutes. En somme, la Chine abêtit nos enfants… tout en préservant soigneusement les siens. « On a demandé à un officiel chinois pourquoi ils limitent le temps d’usage de la plateforme et il a répondu “Ces enfants sont l’avenir de notre nation” », raconte ainsi Michel Desmurget, docteur en neurosciences et auteur de La Fabrique du crétin digital. Il est temps que nous protégions les nôtres. »
VIII. L’IA
« L’IA sauvera des vies, c’est certain ! Elle servira à détecter un AVC ou encore à fabriquer des médicaments sur mesure, comme le laisse entrevoir le résultat spectaculaire d’Alphafold, l’algorithme de DeepMind (une filiale de Google) qui prédit la structure des protéines. D’après la revue Nature, cette « découverte va transformer la biologie ».
Et je pense malgré tout qu’il faudra à un moment donné faire en effet une pause, une vraie pause de plusieurs années, dans le développement de l’IA. Il faudra la faire au bon moment, c’est-à-dire avant que les capacités des robots ne dépassent celles des hommes. Cela se produira peut-être dans dix ans. Ce jour arrivera lorsque l’IA quantique naîtra. Je m’explique : lorsque l’ordinateur quantique sera capable de réaliser des calculs redoutablement rapides (jusqu’à 100 000 milliards de fois plus vite qu’un superordinateur), alors l’accélération de la vitesse d’apprentissage des algorithmes sera exponentielle. Inévitablement, le robot apprendra plus vite que l’homme et deviendra plus intelligent que lui. (…). L’IA doit à tout prix rester un support et une aide pour l’homme, mais elle ne doit en aucun cas le remplacer. ».
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