Pour recruter, certains décisionnaires RH continuent de s’appuyer sur leur intuition. Prendre des décisions de manière intuitive est en effet doublement récompensé. D’une part, ces choix sont intérieurement satisfaisants : les émotions que nous ressentons sont intensifiées, et les décisions prises sont considérées comme un reflet plus précis de qui nous sommes réellement.
Ce qui explique pourquoi nous aurons tendance à défendre nos choix avec plus de ferveur. D’autre part, ces décisions sont davantage valorisées par les autres : les recruteurs reçoivent par exemple plus de crédit de la part de leur manager quand leur décision est prise selon une méthode non structurée, plutôt que structurée ou mécanique (e.g. entretien structuré, test psychométrique).
Malheureusement, la confiance, parfois aveugle, que chacun peut avoir en son intuition est pauvre prédictrice de son efficacité: si l’intuition reflète nos idées et croyances profondes, elle est souvent trompeuse. La capacité des individus à évaluer la précision réelle de leur intuition est en effet fortement limitée, et relève plus d’un biais de supériorité illusoire – biais par lequel un individu tend à surestimer ses propres capacités, en se pensant, a minima, supérieur à la moyenne. Souvent envisagée comme une faculté mystique ou magique, force est plutôt de constater que l’intuition s’explique davantage par des mécanismes physiologiques clairs. Elle correspond à la capacité de notre cerveau à reconnaître, de manière inconsciente, une configuration de choix déjà rencontrée par le passé, et à retrouver en mémoire les éléments appris à son sujet. Il s’agit ainsi d’un processus rapide et automatique, basé sur des apprentissages précédents, et chargé en émotions.
Les limites de l’intuition en recrutement
Pensez à un joueur de basketball qui tire des milliers de lancers francs au cours de sa carrière. Ces tirs sont pris dans un contexte stable et quasi similaire (le joueur est seul face au panier), et pour chacun d’entre eux, le joueur perçoit le résultat immédiatement et sans ambiguïté (le tir est réussi ou manqué). Pour Daniel Kahneman, psychologue et prix Nobel d’économie, et Gary Klein, psychologue et pionnier dans le domaine de la prise de décision naturaliste – deux chercheurs défendant pourtant des visions opposées de la prise de décision, ce type d’expérience est la seule permettant de développer une intuition efficace, quel que soit le domaine.
À savoir : (1) prendre une décision dans un environnement stable et prévisible, (2) avoir énormément d’entraînement, (3) avoir un feedback immédiat et non-ambigu sur la qualité de cette décision. Les joueurs de basketball professionnels sont en conséquence meilleurs pour prédire si un tir sera réussi que les non- pratiquants. L’intuition n’est ainsi rien d’autre que la reconnaissance de schémas subconscients : face à une situation qui présente des patterns reconnaissables à des expériences passées, une intuition nous envahit. Toutefois, prenant compte des conditions précédemment mentionnées, il est fort improbable que cette intuition soit fiable lors des décisions de recrutement.
D’abord, même si certaines données (personnalité et capacités de raisonnement) permettent de prédire une bonne partie de la performance future d’un collaborateur, le recrutement implique toujours une part de variabilité inexpliquée : la prédiction parfaite n’existe pas. Il est par exemple impossible de prédire, au moment de l’embauche, les événements de vie personnelle d’un candidat, qui pourraient modifier sa performance, son épanouissement ou son investissement futur dans l’organisation. Aussi, les changements environnementaux, sanitaires et technologiques contribuent à l’instabilité de l’écosystème du recrutement et de l’entreprise : en témoigne ainsi la redéfinition de la notion de travail même par un grand nombre de travailleurs post-pandémie.
Par ailleurs, même si les recruteurs ont une forte charge de travail, le volume de recrutement reste insuffisant pour développer une intuition fiable et informée. Selon la Society for Human Resource Management (SHRM – Société des Ressources Humaines américaine), la moyenne nationale aux Etats-Unis se situe entre 30 et 40 postes ouverts par recruteurs. Les possibilités de réussites, et d’échecs, qui pourraient permettre au recruteur de développer son intuition sont donc limitées : la structure même d’une mission de recrutement, et sa durée dans le temps, étant inadéquates.
Enfin, peu de recruteurs ont accès à un feedback immédiat et non ambigu. Comme peut l’avoir un chirurgien qui opère un patient. S’il fait un mauvais geste et sectionne un vaisseau : le sang va jaillir et s’écouler (feedback non- ambigu), sans temps de latence (feedback immédiat). Ce type de feedback est une vague utopie en recrutement. D’abord, car il existe souvent un délai assez long entre le recrutement et l’intégration ; ensuite, car mesurer la performance à l’arrivée en poste serait très peu pertinent ; et enfin, car beaucoup de recruteurs n’ont malheureusement accès à aucun feedback sur la performance du candidat qu’ils ont recruté une fois en poste. De plus, les évaluations de performance dans les entreprises sont généralement – et profondément – problématiques. Elles reposent principalement sur les théories naïves et la subjectivité de l’évaluateur, ce qui conduit trop souvent à une évaluation biaisée. De récentes études montrent par exemple que des collaborateurs “appréciables” reçoivent des évaluations plus favorables, ou qu’un changement mineur dans l’échelle d’évaluation utilisée peut amplifier les discriminations de genre.
Aller au-delà de son intuition
Même si les activités de recrutement ne sont pas un terrain fertile au développement de l’intuition, d’aucuns ne sauraient conseiller de l’oublier : notre intuition fait partie de nous, et la faire taire paraît quasi impossible. Mais cela ne signifie pas qu’elle ne peut pas être challengée, dépassée, et considérée comme une seule et simple donnée parmi d’autres. Le cœur du problème ne concerne donc pas l’intuition en elle-même, mais plutôt la foi aveugle et l’excès de confiance que certains lui attribue pour des décisions qui impactent la vie d’autres personnes, et de leur entreprise. Chaque décisionnaire doit ainsi reconnaître les limites et biais de son intuition (ainsi que de celles d’autres pseudo-experts), et adopter une démarche davantage scientifique, qui vise à tester son intuition et ses hypothèses avec des données valides et vérifiables. En somme : prenez le temps de mesurer les critères qui vous donneront une prédiction solide de la capacité d’un candidat à réussir, plutôt que de céder à la simplicité et la satisfaction immédiate qu’amène une prise de décision intuitive.
Une méta-analyse comparant les prises de décisions clinique et mécanique dans les processus de sélection montre ainsi que, pour prédire la réussite en poste, une simple équation s’avère plus performante et précise. Aussi, plus d’un siècle de recherches en psychologie du travail et management a presque systématiquement montré que les résultats à un test psychométrique (e.g. un test de raisonnement) à plus de valeur prédictive qu’un entretien non structuré, ou que les entretiens structurés permettent aux managers de prendre de meilleures décisions d’embauche.
Intégrer des méthodes structurées et mécaniques d’aide à la décision (e.g. tests psychométriques et algorithmes) dans les processus de décision RH requiert néanmoins que chacun comprenne, non seulement la préférence logique pour l’intuition, mais aussi dépasse son aversion potentielle pour ce genre d’outils et d’innovations, parfois considérées comme une menace à l’autonomie. Ces préoccupations égocentrées sont légitimes et inhérentes à toute forme de changement : leur apporter une réponse éclairée est donc essentiel pour populariser la mise en place d’une approche standardisée, probabiliste et scientifique du recrutement et des activités RH.
Pour répondre à cet objectif, les actions et les responsabilités sont tripartites :
Il est d’abord nécessaire de s’éloigner de la confusion généralement faite entre réalisme des fictions et réalité de l’algorithmique moderne, afin de recentrer les débats sur l’intérêt réel de ces outils dans le recrutement, plutôt que d’alimenter une confrontation et une perspective dualiste “Hommes contre machines” qui contribue au rejet de ces dernières ;
Les concepteurs d’outils d’aide à la décision et de solutions standardisées de recrutement doivent faire de meilleurs efforts pour démontrer l’intérêt et l’utilité des algorithmes dans les process de recrutement, et ainsi s’investir à la vulgarisation de leurs apports, de leurs capacités, de leur construction ou encore leur responsabilité éthique ;
Les utilisateurs (recruteurs, RH ou autres décisionnaires), s’ils veulent pouvoir garder leur autonomie tout en améliorant leurs décisions, ont tout intérêt à mettre en place des actions adaptatives et d’apprentissage : ceux qui ont l’humilité intellectuelle et la curiosité pour comprendre ces nouveaux moyens de recrutement sont ceux qui seront à même d’en tirer le plein potentiel.
Les décisions prises sur base de notre intuition sont nourries de bruit, qui contribue à notre propre auto-incohérence (nous pouvons prendre des décisions différentes sur le même sujet, à deux moments de la journée), et à une incohérence entre les décisions de deux experts qui disposent pourtant des mêmes informations. Pire, en recrutement, ces choix intuitifs catalysent les erreurs coûteuses et les discriminations. Il est donc urgent d’améliorer la structure et la robustesse de nos décisions, afin de réduire leur variabilité. À cette fin, l’apport des algorithmes, qui, loin des mythes fantasmés, se posent simplement comme des ensembles de règles opératoires et logiques pour résoudre un problème, se révèle d’une utilité et d’une fiabilité précieuses.
Emeric Kubiak – Head of Science @AssessFirst
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