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Préjudice automatique : une brèche dans la prévisibilité des condamnations prud’homales ?

Préjudice automatique
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Une contribution de Christine Hillig-Poudevigne, Avocat – Associée et Rudy Rabelle,  Avocat

 

A l’occasion de deux arrêts récents[1], la Cour de cassation est venue étoffer les hypothèses dans lesquelles les manquements de l’employeur causent automatiquement un préjudice aux salariés. Un retour en force du préjudice dit « nécessaire » ou « automatique » qui ravive la jurisprudence passée et interroge l’avenir.

 

Le droit du travail français a définitivement ses particularités. Animée par sa propre philosophie, la réglementation travailliste s’est maintes fois démarquée des grands principes civilistes pour lui substituer ses propres préceptes, justifiés par le rapport – réputé déséquilibré – entre l’employeur et le salarié.

A ce constat, la responsabilité contractuelle ne fait pas exception. Si, en principe, les dispositions du Code civil subordonnent l’engagement de la responsabilité d’un contractant à la démonstration (i) d’un manquement contractuel, (ii) d’un préjudice et (iii) et d’un lien de causalité, la chambre sociale de la Cour de cassation s’est détachée de ces règles civilistes. En développant la notion de préjudice automatique, la Cour de cassation considère que certains manquements de l’employeur sont de nature à causer nécessairement un préjudice au salarié. Synthétiquement, le salarié est alors épargné de la démonstration de l’existence de son préjudice, ceci facilitant son indemnisation. En revanche, l’évaluation de ce préjudice automatique reste à l’appréciation des juges, le salarié étant tenu de justifier du montant de l’indemnité qu’il réclame.

D’abord circonscrit aux manquements constatés à l’occasion de la rupture du contrat de travail[2], le préjudice automatique a vu son champ d’application s’élargir. Qu’il s’agisse du défaut d’énonciation des critères d’ordre en cas de licenciement pour motif économique[3], de l’omission de la visite médicale d’embauche[4], ou de l’absence d’indication de la convention collective applicable sur le bulletin de paie[5], ces manquements ont tous été considérés comme constitutifs d’un préjudice nécessaire aux salariés. Une notion intraitable donc, comme si le contrat de travail comportait, en creux, une clause pénale destinée à punir l’employeur à la moindre de ses lacunes.

Critiquée pour sa sévérité, cette notion a semblé perdre de sa pertinence à l’heure où les pouvoirs publics militaient pour la sécurisation du contentieux prud’homal. En 2016[6], la Cour de cassation a donc modifié drastiquement sa position, en jugeant que le manquement de l’employeur n’entrainait sa condamnation qu’à la condition que le salarié rapporte la preuve de son préjudice, tant (i) dans son existence que (ii) dans son évaluation. Son revirement s’avérait même total puisqu’elle annonçait également que l’ensemble des hypothèses dans lesquelles un préjudice nécessaire avait été retenu serait réexaminé à l’aune de ce principe, faisant ainsi table rase de ses décisions passées[7].

A compter de ces arrêts, la Cour de cassation a donc concrétisé sa solution en exigeant notamment du salarié qu’il rapporte la preuve de son préjudice en cas de délivrance non conforme de son certificat de travail[8], de défaut de visite médicale d’embauche[9] ou en l’absence de document unique d’évaluation des risques professionnels dans l’entreprise[10]. Un véritable revirement, qui justifiait d’ailleurs que Monsieur Philippe Florès, alors Conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation, soit interrogé en ces termes : « avec cette position, n’avez-vous pas l’impression de nier la spécificité protectrice du droit du travail ? »[11]. En réponse, il impulsait déjà les prémisses du rebond du préjudice automatique en indiquant que ce revirement se cantonnerait aux cas dans lesquels cette notion « ne résulte pas d’un texte ou d’une règle qui en consacrerait clairement le principe »[12].

Près de 8 années plus tard, les arrêts du 4 septembre 2024 confirment les présages passés et il ressort de ces décisions que :

 

  • En premier lieu, la Cour de cassation entend maintenir, à titre d’exception, l’application du préjudice automatique. Ainsi, la Haute Juridiction a considéré, dans ses récentes décisions, que constituent des manquements causant nécessairement un préjudice au salarié le non-respect du temps de pause quotidien[13](l’employeur ayant fait travailler la salariée pendant 10h30 en continu pendant plusieurs années), l’absence de suspension de toute prestation de travail pendant un arrêt de travail pour maladie[14] (la salariée ayant dû venir trois fois pendant son arrêt maladie pour accomplir, ponctuellement et sur une durée limitée, une tâche professionnelle), ou pendant un congé maternité[15].

 

Outre ces hypothèses, il convient d’ajouter celles pour lesquelles la Cour de cassation a déjà fait application du préjudice automatique dans sa nouvelle appréhension, telles que l’atteinte au droit à l’image du salarié[16], le dépassement de la durée quotidienne et hebdomadaire maximale du travail[17] et le non-respect du repos quotidien[18].

Pour ces manquements, le salarié devra donc seulement justifier de l’étendue de son préjudice pour prétendre à l’indemnisation qu’il réclame. L’employeur ne pourra que combattre cette évaluation et non l’existence même du préjudice, qui est d’emblée acquise au salarié.

 

  • En second lieu, la Cour de cassation entend maintenir, dans tous les autres cas, le principe de démonstration du préjudice. En rappelant que ni l’absence de suivi médical ou de visite médicale de reprise à la suite d’un congé maternité[19], ni le défaut de remise d’une attestation d’exposition aux agents chimiques cancérogènes[20] ne sont de nature à causer nécessairement un préjudice au salarié, la Cour de cassation confirme que le préjudice automatique n’est pas la norme.

 

Pour ces manquements, et ceux déjà énumérés depuis 2016[21], il est donc attendu du salarié qu’il justifie de l’existence de son préjudice et de son évaluation, l’employeur bénéficiant alors de deux moyens de défense pour combattre le recours indemnitaire intenté à son encontre.

Si le rebond du préjudice automatique est désormais acquis, ses conséquences pratiques restent à éclaircir. En prenant appui sur des textes européens[22] souvent obscurs et lointains pour les entreprises, la Cour de cassation limite surtout la lisibilité des obligations des employeurs au titre desquelles il sera fait recours à la notion de préjudice automatique.

Cette difficulté est importante puisque l’évaluation du préjudice, qui permettra l’indemnisation du salarié, est renvoyée à l’appréciation souveraine des juges du fond, qui ne sont soumis à aucun encadrement particulier (le barème Macron n’étant pas ici applicable). Combinée au préjudice automatique, cette totale liberté accordée aux juges pourrait coûter chère aux entreprises. Prudence donc, tant le retour à la notion de préjudice nécessaire peut sonner celui de l’imprévisibilité des condamnations prud’homales.

 

 

 


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[1]  Cass, soc, 4 sept. 2024, n°22-16.129, n°23-15.944

[2] Cass. soc., 25 sept. 1991, n°88-41.251 ; Cass. soc., 14 mai 1998, n°96-42.104

[3] Cass. soc., 24 juin 2003, n°01-42.932

[4] Cass. soc., 5 oct. 2010, n°09-40.913

[5] Cass. soc., 19 mai 2004, n°02-44.671

[6] Cass, soc, 13 avril 2016, 14-28.293 ; Cass. soc., 17 mai 2016, n°14-21.872

[7] Philippe Florès, Un retour au droit commun, Semaine Sociale Lamy, Nº 1739, 10 octobre 2016

[8] Cass, soc, 13 avril 2016, 14-28.293 ; Cass. soc., 17 mai 2016, n°14-21.872

[9] Cass. soc., 27 juin 2018, n°17-15.438

[10] Cass. soc., 25 sept. 2019, n°17-22.224

[11] Idem

[12] Ibid

[13] Cass, soc, 4 sept. 2024, n°23-15.944

[14] Idem

[15] Cass, soc, 4 sept. 2024, n°22-16.129

[16] Cass, soc, 19 janv. 2022, n°20-12.420

[17] Cass, soc, 26 janv. 2022, n°20-21-636 ; Cass. soc. 11 mai 2023, n°21-22.281

[18] Cass, soc, 7 février 2024, n°21-22-809

[19] Cass, soc, 4 sept. 2024, n°22-16.129, n°23-15.944

[20] Ces documents étaient relatifs à l’exposition à l’amiante et aux autres produits chimiques cancérigènes

[21] V. supra

[22] Directive 92/85/CEE du 19 octobre 1992 ; Directive n° 2003/88/CE du 4 novembre 2003

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