Si l’on définit ce terme anglais, qui renvoie à une forme d’éthique, comme « le souci des autres » (Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, P. Molinier, P. Paperman & S. Laugier, Payot, 2021), il est intéressant d’observer combien cette forme de sollicitude est au centre du dernier livre publié par le célèbre écrivain français, Anéantir (Flammarion).
De la façon dont Cécile et Madeleine, respectivement la sœur et la belle-mère du personnage central (Paul), prennent soin d’Edouard (le père de Cécile et Paul, compagnon de Madeleine), en passant par le métier (au sein d’un établissement de santé) qu’exerce Maryse, la compagne d’Aurélien (le frère de Cécile et Paul), la trame du livre semble épouser les contours du care. De fait, les femmes continuent d’en assumer la plus large part : l’épouse de Paul, Prudence, devra accompagner ce dernier sur le difficile chemin de son cancer et de la fin de vie ; quant à Maryse, la jeune employée de l’établissement où réside, suite à son AVC, Edouard, elle se dévoue à ce dernier et prend son métier à cœur.
Mais elle incarne aussi une autre figure : c’est une Béninoise qui tente de trouver sa voie en France, et elle présente en ce sens le profil banal de celles dont parlent Pascale Molinier et alii dans le livre déjà cité : « Que peut espérer une femme peu qualifiée des milieux populaires ou une migrante déplacée économique ? La plupart du temps, pour celles qui ne seront pas caissière ou pompiste dans un hypermarché, ou pour les mêmes en alternance, un travail de care : auprès des enfants, des vieillards, des handicapés (…) ».
C’est aussi, pour finir, le comportement de cet autre personnage clé du livre, Bruno Juge, fictif ministre de l’Economie : profondément humain, attentif aux soucis personnels de Paul (la tragique disparition de son frère, l’état de santé de son père puis son propre cancer), qui est son collaborateur le plus proche, il incarne un haut fonctionnaire pour qui le service de l’Etat signifie encore quelque chose.
Le roman de Michel Houellebecq, œuvre de fiction, permet donc « de mieux faire voir les formes diverses de vulnérabilité qui se manifestent chez des femmes et des hommes concrets avec des problèmes concrets » (P. Molinier et alii). Il éclaire ainsi ce qui constitue « la perspective du care » : souligner « l’interdépendance et la vulnérabilité de tous : nul ne peut prétendre à l’autosuffisance » (Ibid.). La vulnérabilité, cette dimension centrale de l’éthique du care, apparaît sous toutes ses formes dans l’ouvrage : maladie, désespoir, errances du couple, sort des migrants…
Pourtant, le livre de Michel Houellebecq ne se résume pas à un constat passif : de l’engagement des professionnels des soins à celui des proches, Anéantir est une forme de puissant plaidoyer : quand tout semble vaciller, le souci des autres demeure – tangible, inflexible, sensible… Jusqu’à ce geste incroyable, aux frontières de la légalité, lorsqu’il s’agit de sauver Edouard en l’enlevant de l’établissement de soins où il réside !
Le care comme acte de résistance ? Oui, et l’on voit ici que l’on est loin d’une vision déformante du care comme « nunucherie ». C’est un regard louable que Michel Houellebecq déploie ici, car le care a besoin de ce regard extrêmement concret, qui, du sommet de l’Etat jusqu’au Beaujolais (où vivent Madeleine et Edouard), illumine l’ouvrage d’une lumière juste.
Que ce soit, précisément, en 2022, qu’est publié Anéantir (et ce titre !), n’est sans doute pas anodin. Quand le maire de Villeurbanne s’opposait très récemment à l’installation, sur le territoire qu’il administre, d’une Dark Kitchen de l’enseigne Deliveroo, quand un énième scandale vient secouer le monde des EHPAD, où il est à nouveau question de la maltraitance de nos aînés, quand, enfin, Amazon se voit contraint de renoncer à s’implanter à proximité du Pont du Gard, on voit bien que la logique du care est omniprésente dans notre paysage social, économique et environnemental.
Il s’agit donc bien de questionner un modèle de société, qui recouvre une certaine vision (et division) du travail, avec en ligne de mire ce monde qui « ne prend pas soin » : une société incurieuse, au sens où l’entendait le regretté Bernard Stiegler : « L’incurieux, au sens de Bossuet, qui est aussi celui de Proust, c’est celui « qui ne prend pas soin » ; et l’économie de l’incurie, c’est ce qui repose sur la destruction systématique du soin, c’est-à-dire de l’attention à tous » (in L’emploi est mort, vive le travail !, Mille & Une Nuits, 2015).
Ce que Michel Houellebecq met en évidence, c’est bien l’enjeu de notre résistance face à cette économie de l’incurie, qui n’est pas simplement (ce serait trop facile) le fait de quelques-uns, mais une responsabilité collective, celle du consommateur aussi, donc, et du citoyen avec lui. Refuser certaines formes de service, qui tendent vers la servitude, c’est faire acte d’engagement. Michel Houellebecq, qui a si souvent pourfendu la double logique du consumériste et de l’individualisme stériles, semble dans ce dernier ouvrage ne plus simplement la pointer du doigt, mais indiquer la seule trajectoire qui puisse lui être opposée : celle du souci des autres, du care, donc.
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