Alors qu’Emmanuel Macron a ouvert le débat sur l’euthanasie et le suicide assisté et que la convention citoyenne a jugé à 84 % que la loi actuelle n’était pas adaptée aux « différentes situations rencontrées », retour pour Forbes France sur l’euthanasie avec le philosophe André Comte-Sponville à l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage.
En France, loi Claeys-Leonetti permet une sédation profonde et continue jusqu’au décès pour les patients en phase terminale, mais interdit explicitement l’euthanasie active et le suicide assisté. Pourquoi le droit à mourir n’est-il pas reconnu en France selon vous ?
André Comte-Sponville : J’y vois deux raisons principales. La première, c’est l’opposition des autorités religieuses, qu’elles soient catholiques, protestantes, juives ou musulmanes. La seconde, ce sont les réticences, d’ailleurs compréhensibles, de nombreux médecins. Mais un État laïc n’a pas à se soumettre à des interdits religieux. Quant aux médecins, je comprends tout à fait que l’euthanasie les choque. « Je n’ai pas fait médecine pour tuer les gens », me disent-ils souvent. Je m’en doute bien ! De fait, s’agissant d’euthanasie, médecins et patients ne sont pas, si j’ose dire, du même côté de la seringue. Pour nous, patients, l’euthanasie est un service, qu’on veut pouvoir demander. Mais pour le médecin, celui qui pousse la seringue, ce n’est pas un service, c’est un homicide ! On comprend qu’ils n’en aient pas envie. J’en tire deux conséquences. La première, c’est qu’il faudra bien sûr que la loi prévoie une clause de conscience, comme on l’a fait pour l’IVG, de telle sorte qu’aucun soignant ne soit jamais contraint de pratiquer un acte qu’il juge contraire à ses valeur morales ou religieuses. Cette clause de conscience, loin d’empêcher la légalisation de l’IVG, l’a rendue possible. Pourquoi n’en irait-il pas de même s’agissant de l’IVV (l’interruption volontaire de vie) ? La seconde conséquence, c’est que le suicide assisté, dans toutes les situations où il est possible (ce qui suppose que le patient soit en état de prendre lui-même la pilule létale, ou de presser lui-même sur la pompe qui actionne la perfusion), vaut mieux que l’euthanasie, car c’est alors le patient qui assume la responsabilité de sa propre mort, sans en faire porter le poids à un tiers. L’euthanasie au sens strict, c’est-à-dire la mort donnée par un médecin à la demande de son patient, ne devrait s’appliquer que dans les cas, très rares, où le suicide assisté est techniquement impossible.
Selon vous, le droit à mourir est-il un droit de l’Homme ?
André Comte-Sponville : Oui, le droit de mourir fait partie des droits de l’homme ! Ce n’est certes pas le droit le plus fondamental (le droit de vivre est plus précieux que le droit de mourir), mais il est indissociable de notre liberté. La quasi-totalité des philosophes non religieux sont d’accord sur ce point, depuis les Anciens jusqu’à aujourd’hui. Montaigne l’a bien dit : « Le plus beau cadeau que nature nous ait fait, c’est de nous avoir laissé la clé des champs », autrement dit le droit de s’en aller. Au nom de quoi l’État prétend-il réduire ma liberté, quand elle ne nuit pas à celle d’autrui ? Le droit de mourir, si on le veut, ce n’est pas la liberté suprême (la liberté suprême, c’est de vivre), mais c’est la liberté ultime. Pourquoi devrais-je y renoncer ? De quel droit l’État prétendrait-il m’en priver ?
Le serment d’Hippocrate mentionne « Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément. » Comment trouver selon vous un juste milieu entre ces phrases qui recoupent à certains égards une même réalité ?
D’abord en développant les soins palliatifs, souvent si déficients dans notre pays. Tout le monde sait que mieux les soins palliatifs sont faits, plus la demande d’euthanasie recule. Tant mieux ! Mais il y a des cas où ils ne suffisent pas, voire sont sans objet. Prenons le cas du jeune Vincent Humbert : 20 ans, paralysé des quatre membres après un accident de la circulation, aveugle et muet. Il n’était pas en fin de vie ! Il n’avait rien à faire en soins palliatifs ! D’ailleurs, il n’était même pas malade. Mais il voulait mourir et était incapable, seul, de mettre fin à ses jours. S’il avait voulu vivre, il va de soi qu’il aurait fallu lui donner les moyens de le faire le mieux ou le moins mal possible. Mais il voulait mourir. Sa mère et son médecin ont fait ce qu’il fallait : ils lui ont donné la mort qu’il réclamait. J’aurais fait pareil, s’il s’était agi d’un de mes fils.
Quelles sources classiques étayent le droit à mourir et quel est pour vous l’école ou le philosophe le plus convaincant ?
André Comte-Sponville : Quelles sources ? Mais la quasi-totalité des philosophes non religieux, je vous l’ai dit, depuis les Grecs de l’Antiquité jusqu’à mon maître et ami Marcel Conche, lequel était très fier, me disait-il, d’avoir été l’un des premiers adhérents de l’ADMD. Les plus convaincants, de mon point de vue, sont sans doute les stoïciens, chez les Anciens. Par exemple Sénèque, dans ses Lettres à Lucilius : « On doit compte de sa vie même aux autres ; de sa mort, à soi seul : la meilleure est celle qui agrée. […] Le grand motif de ne pas nous plaindre de la vie, c’est qu’elle ne retient personne. Tout est bon dans les choses humaines dès que nul ne reste malheureux que par sa faute. La vie te plaît ? Vis donc. Elle ne te plaît pas ? Libre à toi de t’en retourner d’où tu es venu » (Lettre 70). Et Montaigne chez les Modernes, notamment à cause de ce passage des Essais : « La mort est le remède à tous maux. C’est un port très assuré, qui n’est jamais à craindre et souvent à rechercher. […] La plus volontaire mort, c’est la plus belle. La vie dépend de la volonté d’autrui ; la mort, de la nôtre. […] Le commun train de la guérison se conduit aux dépens de la vie. On nous incise, on nous cautérise, on nous tranche les membres, on nous soustrait l’aliment et le sang ; un pas plus outre, nous voilà guéris tout à fait ! Pourquoi n’est la veine du gosier autant à notre commandement que la médiane [celle qui servait pour les saignées, au pli du coude] ? Aux plus fortes maladies, les plus forts remèdes ! […] Dieu nous donne assez congé, quand il nous met en tel état que le vivre nous est pire que le mourir. […]Comme je n’offense les lois qui sont faites contre les voleurs, quand j’emporte mon bien et que je coupe ma bourse, ni celles contre les incendiaires, quand je brûle mon bois, aussi ne suis-je tenu aux lois faites contre les meurtriers pour m’avoir ôté la vie » (Essais, II, 3, p. 351 de l’édition Villey-Saulnier, aux PUF).
Le philosophe André Comte-Sponville ©André Comte-Sponville
Le droit à mourir doit-il être motivé pour des raisons médicales ou peut-il être motivé par le seul souhait d’exercer sa liberté (Nathalie Huygens qui a obtenu le droit de mourir après un viol)?
André Comte-Sponville : Ce sera au législateur d’en décider, et il faudra bien évidemment fixer des limites. On ne va pas aider à mourir un adolescent qui a un chagrin d’amour, ni un dépressif qu’on pourrait soigner et guérir ! Mon idée, c’est que l’aide médicale au suicide doit être réservée à trois séries principales de cas : les maladies à la fois douloureuses et incurables, les handicaps très lourds, la grande vieillesse. Par exemple mon ami Roland Jaccard, qui avait toujours dit qu’il se suiciderait un jour, l’a fait à 80 ans. Il se trouve que j’ai dîné avec lui un mois environ avant sa mort : c’est l’ une des soirées le plus gaies et les plus chaleureuses que j’aie vécues de toute ma vie. Pourquoi Roland était-il si gai ? Entre autres parce qu’un ami mexicain lui avait donné le produit létal qui lui permettrait de mourir quand il l’aurait décidé. Ce qu’il fit, donc, un mois plus tard. C’est quand même mieux que le philosophe Gilles Deleuze, qui, à 70 ans, atteint d’une très grave déficience respiratoire et voulant en finir, ne put y parvenir qu’en se jetant par la fenêtre du 5ème étage où il habitait ! Tout le monde n’a pas un ami mexicain ! Pourquoi mon médecin, si je si très vieux, si je veux fuir la maladie d’Alzheimer ou des années en EHPAD, ne m’aiderait-il pas à mourir ? Le suicide, en France n’est pas un délit. Pourquoi l’assistance au suicide en serait-elle un ?
Très concrètement, quelles améliorations juridiques souhaiteriez-vous voir en France sur la question de l’euthanasie ? Existe-il un pays européen modèle ?
André Comte-Sponville : Je ne suis pas juriste ! Je souhaite simplement la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté, bien sûr avec un certain nombre de limites, de contrôles et de garde-fous, que le Parlement aura à préciser. Les législations suisse, belge, hollandaise ou espagnole, sans servir de modèles, devraient pouvoir servir d’exemples : retenons le meilleur de chacune d’elles !
Enfin, pourquoi conclure votre dernier ouvrage La clé des champs sur un chapitre inédit très personnel sur votre mère ?
André Comte-Sponville : Ce que j’appelle « impromptus », ce sont des textes de prose, très libres, très spontanés, très accessibles, au plus près de l’improvisation, (comme sont les impromptus de Schubert, à qui j’emprunte le mot), mais aussi au plus près de ce que je suis, comme individu, de ce que j’ai vécu, entre pensée et sensibilité, entre philosophie et littérature, entre réflexion et émotion. Certains me disent que j’ai inventé un nouveau genre littéraire et philosophique. C’est me faire trop d’honneur. La vérité, c’est que j’ai voulu renouer avec l’idéal des Essais de Montaigne. Aujourd’hui, quand on parle d’un essai, on vise en général un livre de 200 ou 300 pages. Mais chez Montaigne, non : un essai, ce n’est pas un livre, c’est un chapitre, un texte bref, souvent d’une vingtaine de pages, entre philosophie et autobiographie (« c’est moi que je peins », disait Montaigne), entre réflexion et témoignage (« je n’enseigne pas, je raconte »), et c’est ce que j’ai voulu faire à mon tour. J’aime les formes brèves, j’aime l’écriture spontanée, j’aime inventer à la fois la forme et le fond, j’aime mêler la raison et l’authenticité. Or, pour revenir à votre question, il se trouve que ma mère, à la fois malheureuse et dépressive, et qui s’est suicidée à 64 ans, est sans doute la personne qui a le plus compté dans ma vie. J’ai grandi, j’ai appris à vivre et à aimer dans le malheur de ma mère. Il fallait bien que j’en parle un jour, et que j’explique en quoi la philosophie m’a aidé à guérir de cette enfance douloureuse ! Tel est l’objet de ce dernier impromptu, que j’ai appelé « Maman ». C’est, de très loin, le texte le plus intime que j’aie jamais écrit.
La clé des champs et autres impromptus, le dernier livre d’André Comte-Sponville ©PUF
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