L’Inde, Bhārata en Sanskrit, Hindustan en farsi ou encore Tiānzhú en chinois archaïque. Autant de noms pour un pays tout aussi difficile à cerner. L’Inde est-elle encore et toujours cette « anarchie fonctionnelle » décrite dans les années 1960 par l’économiste John Kenneth Galbraith ? L’Inde avance aujourd’hui promptement, avec un mélange complexe de traditions et de modernité, d’innovation et de piété, d’ambition et d’humilité. Une terre de contradictions qui se découvre lentement ; un pays-continent aux 1 000 visages et aux opportunités économiques gigantesques. Entretien exclusif pour Forbes France avec l’éclairage de l’ambassadeur en Inde, Emmanuel Lenain, à New Dehli pour mieux comprendre ce géant de demain.
Pour commencer, pourriez-vous partager votre vision de l’Inde ?
Son Excellence Emmanuel Lenain : L’Inde résiste aux analyses. Elle est comme une télévision où toutes les commandes – couleurs, contrastes, sons – ont été poussés à l’extrême. Un pays-continent à la diversité sans pareille, au confluent de l’Orient et l’Occident et qui a vu naître sur son sol quelques-unes des religions les plus pratiquées du monde : de l’Hindouisme à Varanasi aux lieux saints du Bouddhisme comme Bodh-Gayâ où le prince Siddharta Gautama devint Bouddha, l’Inde est aussi le 3ème pays musulman au monde et compte près de 30 millions de chrétiens et de très anciennes minorités juives à Cochin. Un pays qui a donc fait le choix radical, généreux et moderne d’accepter toutes les influences : l’Inde fonctionne donc par addition et non soustraction.
Emmanuel Lenain – Ambassadeur de France en Inde depuis août 2019 lors de l’Indo French Business Awards en 2022 © Ambassade de France à New Dehli
Quelles sont les spécificités des relations franco-indiennes et plus particulièrement dans le domaine économique ?
S. E.E.L : Les relations franco-indiennes sont excellentes : à la fois stables, durables et nourries par une confiance mutuelle exceptionnelle. Emmanuel Macron et Narendra Modi ont réaffirmé au cours de plusieurs visites croisées et entretiens fréquents leur volonté de voir la France et l’Inde agir conjointement dans la région indopacifique pour promouvoir la stabilité et la prospérité régionales. Les relations entre nos deux pays sont ainsi très dynamiques, y compris d’un point de vue économique. Si le marché indien reste encore très protégé, de nombreux groupes français ont de longue date fait le choix de l’implantation locale et réussissent leur expatriation indienne. A titre d’exemple, Capgemini Indeemploie déjà plus de 150,000 personnes et prévoit dans les 6 prochains mois de recruter plus de 60 000 personnes. De nombreux groupes français contribuent à aider l’Inde à relever les défis des prochaines décennies, tout particulièrement celui de l’urbanisation. Près de 65% de la population indienne est en effet encore rurale, selon la Banque Mondiale. ENGIE, Veolia, Schneider, EDF ou encore Systra India : autant de groupes français qui continuent à se développer dans le pays. Pour ne citer que quelques-uns des accords phares : Alstom assure actuellement le déploiement de plus de 800 locomotives pour un contrat de près de 3 milliards d’euros et le principal client d’Airbus dans le monde n’est autre que la compagnie indienne Indigo qui a commandé 300 Airbus A321neo en novembre 2021.
La plus grande démocratie du monde a donc des atouts considérables d’un point de vue économique : la taille de son marché – 3ème économie mondiale en Parité Pouvoir d’Achat selon le FMI ou encore la qualité de la formation universitaire. On retrouve de nombreux Indiens à la tête des plus grandes entreprises mondiales : le CEO d’Alphabet Sundar Pichai a étudié à l’Institut indien de technologie de Kharagpur et le D.G. de Twitter Parag Agrawal est diplômé de l’IIT de Bombay. L’Inde est donc un Etat de droit où l’investissement patient est prospère pour les quelques 600 entreprises françaises qui s’y sont installées.
L’ambassadeur Emmanuel Lenain lors de l’inauguration d’une usine de fabrication de composants à Coimbatore (État du Tamil Nadu) © Ambassade de France à New Dehli
Quelle proportion de votre temps allouez-vous au rapprochement économique entre nos deux pays ?
S.E.E.L : C’est difficilement à quantifier mais j’estime que j’y consacre au moins la moitié de mon temps, directement et indirectement. Il y a là un double mouvement : il s’agit d’une part d’aider les entreprises françaises à investir et se développer et croître en Inde. D’autre part, d’encourager les investissements indiens en France. Alors que près de 50% du stock d’Investissements Directs à l’Etranger indiens sont encore au Royaume-Uni, la France apparaît de plus en plus comme la destination de choix pour les investisseurs indiens qui s’intéressent au marché européen. A titre d’exemple, le groupe indien Tata emploie plus de 2 000 personnes en France notamment dans le service d’informatique sur les quelques 700,000 employés que compte le groupe.
Quel est alors votre rôle au quotidien en tant qu’ambassadeur ?
S.E.E.L : On ne s’ennuie jamais. Notre réseau en Inde compte environ 500 personnes. La présence française en Inde repose sur quatre consulats généraux dont celui Pondichéry-Chennai qui gère près de 70% de la population française en Inde . Le travail des diplomates dans un pays aussi complexe que l’Inde est de décrypter l’information, tant politique, économique que culturelle, pour éclairer la décision de nos autorités. Nous jouons également un rôle actif pour promouvoir le savoir-faire et l’art de vivre français ainsi que l’attractivité économique, technologique et scientifique de la France Nous devons vendre une image moderne de notre pays. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : l’Inde dispose du plus vaste réseau d’Alliances Françaises dans le monde avec plus de 14 Alliances au total. Plus de 500 000 Indiens apprennent de nos jours le français et celle-ci demeure la langue étrangère la plus enseignée. De plus en plus de jeunes Indiens choisissent la France pour effectuer leurs études (10 000 en 2019). Le festival Bonjour India connait toujours un fort engouement : il déploie actuellement sa 4e édition avec 120 évènements à travers tout le territoire indien qui célèbrent nos cultures. Les relations franco-indiennes reposent donc sur une véritable curiosité réciproque et mon rôle est aussi de les faire prospérer.
Plus de 500 000 Indiens apprennent de nos jours le français et celle-ci demeure la langue étrangère la plus enseignée
Depuis votre arrivée en Inde en 2019, quel est le projet dont vous êtes le plus fier ?
S.E. E.L : Certainement du travail réalisé par les agents de l’ambassade en période de crise COVID. L’ambassade est devenue pendant quelques temps une sorte d’ONG humanitaire. Notre premier rôle au moment de la première vague, a été de rapatrier les Français en difficulté qui étaient éparpillés aux quatre coins de l’Inde, et ensuite de vacciner localement la population française résidente en liaison constante avec le Quai d’Orsay. En outre, lorsque l’Inde a été éprouvée par une deuxième vague très dure au printemps 2021, nous avons apporté un soutien concret et direct à la population indienne en fournissant de l’oxygène avec le groupe français Air Liquide : nous avons mis en place un véritable pont de l’oxygène entre Bombay et les usines du groupe situées au Qatar en trouvant un accord avec la Marine et l’Armée de l’air indiennes pour effectuer les rotations de conteneurs. Nous avons également fourni des générateurs d’oxygène d’origine française, financés par la générosité des entreprises françaises en Inde, qui ont permis de rendre une trentaine d’hôpitaux indiens entièrement autonomes en oxygène. La France a ainsi directement et concrètement contribué à sauver des vies en Inde au cœur de la crise du COVID tout en protégeant effectivement sa communauté expatriée.
Qu’aimez-vous le plus dans votre travail ?
S.E.E.L : Les échanges avec mes interlocuteurs indiens, tout simplement.
Les leaders de l’indépendance de l’Inde (Jawaharlal Nehru – premier Premier Ministre, Sarvepalli Radhkrishnan – second Président) au Bar 1911 @ Imperial Hotel New Dehli, le meilleur Hôtel de la ville
L’Inde est le pays de la diversité – par exemple, la première langue du pays, l’hindi, n’est parlé que par moins de 50% de la population. Cette diversité fait de l’Inde une construction très moderne et fascinante
Qu’est-ce qu’un bon ambassadeur selon vous ?
S.E.E.L : Il faut posséder deux qualités essentielles :
- Tout d’abord la curiosité intellectuelle : s’intéresser sincèrement au pays et savoir se mettre « dans les chaussures » de l’autre, tout en gardant une capacité de recul critique
- Mais aussi la capacité à obtenir obtenir des résultats concrets qui servent les intérêts de la France et des Français.
Dans un pays-continent de la taille de l’Inde, je passe ainsi plus de 50% de mon temps hors de Dehli pour mieux comprendre le pays et porter des projets français partout sur le territoire.
L’ambassadeur Emmanuel Lenain a aussi vécu plusieurs années en Chine. Mathilde Aubinaud, co-auteur de Mieux Comprendre la Chine explique: « Ce qui fait la culture chinoise, c’est le mandarin, ce qui fait la culture indienne, c’est l’hindouisme. Une civilisation par la langue et l’autre par la religion« . Deux questions pour mettre l’Inde en perspective.
Vous avez habité et travaillé en Chine. Pourriez-vous donner les différences et points communs entre ces deux pays ?
S.E.E.L : J’ai effectué deux postes, le premier à Pékin au début des années 2000 et le second au début de la décennie suivante à Shanghai en tant que consul général. L’Inde et la Chine sont deux pays continents, deux civilisations millénaires qui disposent d’une très forte volonté d’indépendance. La Chine d’aujourd’hui a un caractère relativement homogène. L’Inde est le pays de la diversité – par exemple, la première langue du pays, l’Hindi, n’est parlé que par moins de 50% de la population. Cette diversité fait de l’Inde une construction très moderne et fascinante.
Des conseils pour nos lecteurs qui souhaiteraient mieux comprendre l’Inde ?
S.E.E.L : On peut rentrer en Inde par la littérature en lisant les classiques (La Bhagavad-Gîtâ, les Upanishad), des méditations de voyages comme Un barbare en Asie de l’écrivain Henri Michaux ou encore des biographies plus récentes comme Le Dernier Maharaja d’Indore paru aux éditions du Seuil. La production cinématographique est un autre axe évident pour saisir l’âme indienne : Bollywood produit plus de 2 000 films par an et je recommanderais personnellement le film The Lunch box, qui est d’ailleurs une co-production franco-indienne.
Je suis aussi très sensible à la photographie. Je viens de co-publier un ouvrage avec le photographe Indien et membre de Magnum Photos, Raghu Rai. Cet ouvrage, intitulé « To France – In India » confronte nos regards sur nos pays respectifs : spiritualité, paysages, les grands thèmes de l’Inde mais aussi de la France sont abordés. Prendre un autre angle de vue, un cadrage différent me permet d’avoir plus de recul sur le pays et sa culture. La photographie est avant tout une affaire d’émotions. Il s’agit de capturer la plus grande variété des affects humains.
Illustration du concept indien de « Jugaad » – le système D made in India qui repose sur une ingénierie frugale © Emmanuel Lenain, To France – In India
La conversation a été modifiée et condensée pour plus de clarté.
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