Femme d’action, femme de convictions, Melinda Gates est une voix puissante dans le monde. À la tête de la plus importante fondation philanthropique de la planète, co-présidée avec son mari Bill Gates, l’Américaine milite sans relâche pour une société plus inclusive, plus égalitaire. Très sollicitée, sa parole est rare dans les médias. Aujourd’hui, la bienfaitrice s’exprime en exclusivité dans les colonnes de Forbes à l’occasion du Forum Génération Egalité qui s’ouvre à Paris mercredi pour trois journées d’échanges historiques.
Aujourd’hui, alors que le débat public est saturé par la crise sanitaire, risquons-nous de voir les disparités entre les hommes et les femmes s’aggraver dans le monde ?
Melinda Gates : Absolument. Face à une crise d’une telle ampleur, les gouvernements ne pensent pas toujours au long terme. Ils tentent simplement de faire de leur mieux pour en sortir. C’est logique, non ? Mais lorsque l’on s’arrête un instant pour observer la situation dans son ensemble, on s’aperçoit que ce sont les femmes qui sont écartées de manière disproportionnée du marché du travail et poussées dans la pauvreté. Ce sont les femmes qui répondent en premier à l’augmentation des besoins en matière de santé causés par la pandémie. Ce sont les femmes qui, dans l’ensemble, sont victimes de l’augmentation des violences sexistes et sexuelles. Et donc, si l’on ne place pas les femmes au cœur de notre action, si l’on ne leur donne pas l’occasion de s’exprimer, si l’on ne s’intéresse pas à ce qui se passe sur le marché du travail et à la maison (les dynamiques familiales et la répartition des tâches), on risque de revenir en arrière et voir reculer bon nombre de progrès réalisés. Et ce ne sont pas uniquement les femmes qui en pâtiraient. Nous serions tous négativement impactés.
Nous ne pouvons ignorer ce qui arrive aux filles non plus. Partout dans le monde, les filles sont poussées hors du système scolaire à un rythme alarmant et l’histoire montre qu’une fois sorties, il leur est très difficile de revenir. Ces jeunes filles sont les dirigeantes de demain. Ce sont elles qui résoudront les problèmes, qui seront les moteurs de nos économies. Nous avons fait énormément de progrès pour combler l’écart entre les sexes dans l’éducation dans le monde ces dernières décennies, mais la pandémie a montré à quel point ces avancées restent fragiles. Pour moi, il est donc évident que si nous ne commençons pas à agir différemment et à donner la priorité aux femmes et aux filles dans toutes les mesures de lutte contre la pandémie, ses effets se feront ressentir pendant plusieurs générations.
Du 30 juin au 2 juillet, la France accueille le Forum Génération Égalité. L’événement, organisé par ONU Femmes et co-présidé cette année par la France et le Mexique, a lieu tous les vingt-cinq ans. Quels sont les principaux défis à relever pour que le Forum soit une réussite ? Pourquoi la fondation Bill & Melinda Gates a-t-elle accepté de prendre la tête de la coalition d’actions sur la « Justice et les Droits économiques » ?
M.G : Nous essayons de résoudre d’énormes problèmes, et les causes sous-jacentes sont très larges. En moyenne, partout dans le monde, les femmes font deux fois et demie plus de travail à la maison que les hommes. Cela représente 30 heures par semaine, rien que pour s’occuper des enfants. Les décideurs peuvent facilement être submergés par l’ampleur de chaque défi spécifique et ne pas savoir par où commencer, c’est compréhensible. Heureusement, le Forum accueillera un formidable groupe de grands penseurs, de responsables publics et privés, de chefs d’État et d’activistes du monde entier, leur offrant ainsi une chance unique de se réunir et de prendre des engagements ambitieux, audacieux et spécifiques en faveur de l’égalité des sexes. C’est ce que je trouve particulièrement intéressant dans le Forum Génération Égalité. La plupart des défis sont tout simplement trop grands pour qu’une personne ou une organisation puisse les résoudre seule. Lors de l’événement, nous aurons l’occasion de construire des passerelles entre ces silos traditionnels et de permettre à tous, chefs d’État, PDG et philanthropes, d’élaborer un plan d’action.
Le Forum Génération Égalité est également présenté comme un événement historique. Pour quelle raison ?
M.G : Je pense que c’est dû à deux choses. Tout d’abord, le Forum offre une plateforme à ces incroyables acteurs et actrices du changement qui œuvrent dans différents secteurs, ce qui nous permet de faire émerger des idées réellement novatrices pour résoudre ces problèmes très anciens. Ensuite, nous avons une rare occasion de changer les choses. Les bouleversements que nous avons connus l’année dernière ont eu un effet absolument dévastateur, mais nous avons à présent une occasion unique de prendre un instant pour réévaluer ce que nous faisons et imaginer un avenir différent. Avec la reprise, les dirigeants mondiaux seront en mesure de prendre des engagements ambitieux et réalisables tels que ceux que le président Emmanuel Macron a déjà pris. Ils pourraient par ailleurs nous aider à réaliser des progrès durables pour les femmes et les filles dans le monde entier. Lors de la dernière édition de ce forum il y a vingt-cinq ans, une feuille de route pour l’égalité des sexes avait été élaborée. Cette fois, je pense que nous allons la réaliser, car nous n’avons pas d’autre choix.
Pour vous, « les problèmes d’égalité entre les hommes et les femmes ne disparaîtront pas sans des solutions audacieuses ». Pourriez- vous nous en dire plus ?
M.G : Je suis la première à admettre que ces problèmes sont difficiles à résoudre. Ils touchent tous les aspects de notre vie, chaque recoin de nos économies. Mais, vous savez, fondamentalement, ils peuvent être résolus. Si nous nous engageons à donner la priorité aux femmes et aux filles, si nous mobilisons de vraies ressources pour résoudre ces problèmes, il n’y a aucune raison que nos filles et nos petites-filles aient à se demander comment répondre à ces mêmes questions. Un bon point de départ serait de s’attaquer à la crise mondiale liée aux soins, en s’assurant de s’occuper des femmes qui elles- mêmes s’occupent de nos familles, nourrissent nos communautés et rendent possible la croissance économique. Nous devons créer des filets de sécurité pour les femmes qui travaillent dans le secteur informel, mais dont l’activité reste essentielle. Il en va de même pour les femmes entrepreneures : qu’elles soient à la tête d’une entreprise technologique ou d’un stand de légumes, nous devons les soutenir, elles et leurs entreprises, dans cette crise et au-delà.
Chaque année, à l’occasion de la Journée internationale des droits de la femme, le 8 mars, nous devons malheureusement rappeler que les inégalités salariales existent toujours et que les femmes sont encore aujourd’hui confrontées à une multitude de défis immuables… N’avez-vous pas l’impression que les gouvernements et les entreprises font toujours beaucoup de bruit, mais que leurs actions restent timides ?
M.G : Je ressens cette frustration. De nombreuses institutions sont tout simplement conçues pour maintenir le statu quo. Les amener à changer requiert une énergie considérable et un fort engagement. En tant que citoyens, nous pouvons exercer notre pouvoir en tenant ces institutions responsables. En faisant clairement savoir que nous ne tolérerons pas que les Conseils d’administration soient 100 % masculins ou que des hommes politiques prennent seuls des décisions relatives à notre santé reproductive. Ce n’est pas toujours facile, mais faire pression de cette manière permet d’obtenir des résultats réels plus rapidement qu’on ne pourrait l’imaginer.
Les experts s’accordent à dire qu’à ce rythme, il faudra près d’un siècle pour parvenir à l’égalité des sexes… Quelles sont concrètement les avancées possibles pour la prochaine génération ?
M.G : Comme je l’ai déjà dit, je pense vraiment que nous avons une occasion unique d’accélérer le pas dès maintenant. Personne ne peut attendre aussi longtemps, et il n’y a aucune raison de ne pas se concentrer sur les femmes et les filles dans tout ce que nous entreprenons pour reconstruire nos économies une fois cette pandémie derrière nous. Après tout, nous représentons plus de la moitié de la population, non ? Si quelque chose ne fonctionne pas pour les femmes, cela ne fonctionne pas vraiment pour qui que ce soit. Prenons la question des soins. Il s’agit d’un vrai travail, un travail précieux sur le plan économique. Pourtant, étant principalement réalisé par des femmes, il est souvent ignoré par les décideurs politiques. La pandémie a contribué à souligner que les soignants méritent plus de soutien. Aux États-Unis, on commence déjà à voir la nouvelle administration s’engager dans cette direction.
Vous co-présidez la fondation philanthropique la plus puissante au monde. À toutes celles et ceux qui aspirent à des ambitions similaires pour leurs projets, quels conseils donnez- vous ?
M.G : Lorsqu’il s’agit de fixer des objectifs, ne soyez pas timides ! J’aime souvent dire : ce dont on peut rêver peut se réaliser. Et cela se vérifie, que l’on soit à la tête d’une grande organisation philanthropique ou d’une petite association qui sert une communauté en particulier. Le plus important, c’est de commencer par se fixer des objectifs ambitieux. Lorsque vous commencez à voir les choses en grand, vous encouragez les autres à faire de même. C’est ainsi que vous trouvez des partenaires en qui vous pouvez avoir confiance et formez des équipes aussi passionnées et dévouées que vous.
Quelles sont les personnes dont vous admirez le travail et la personnalité ?
M.G : Quand je pense aux gens que j’admire, ma professeure de mathématiques au lycée, Susan Bauer, me vient toujours à l’esprit. Elle a toujours représenté pour moi l’incarnation du soutien qu’une personne, homme ou femme, peut apporter aux autres femmes. Je suis également admirative de femmes telles que la chancelière allemande, Angela Merkel, et la Première ministre de Nouvelle-Zélande, Jacinda Ardern. Deux femmes qui ont montré au monde à quel point l’empathie était un élément important du vrai leadership.
Un message à partager avec nos lecteurs et lectrices en ces temps difficiles ?
M.G : Pendant si longtemps, les femmes et leurs contributions ont été traitées comme « les notes de bas de page de l’histoire ». Et donc, le simple fait d’aborder publiquement des sujets tels que les violences conjugales et le travail non rémunéré semble montrer qu’il y a eu un profond changement dans la façon dont nous percevons les femmes et les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Il a été très motivant de voir les femmes parler librement de leurs expériences sans en avoir honte et de voir des hommes se consacrer avec autant de passion à notre programme. Nous vivons un moment de transformation et j’ai hâte de voir ce que nous allons en faire.
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