Rechercher

En résidence à la Villa Albertine au Texas

Maison dans la région du Lower Pecos non loin de Marfa au Texas (Crédit : Vanessa del Campo)
Maison dans la région du Lower Pecos non loin de Marfa au Texas (Crédit : Vanessa del Campo)

 ➡ Après la Villa Médicis à Rome, la Casa Velázquez à Madrid ou la Villa Kujoyama à Kyoto, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a lancé en 2021 la Villa Albertine, toute nouvelle institution culturelle proposant un programme inédit de résidences aux États-Unis.

 

Au contraire de ses prédécesseurs, la Villa Albertine propose une expérience réinventée de la résidence, où l’artiste n’est plus coupé du monde, mais en dialogue constant avec un lieu, un territoire, ainsi que d’autres intellectuels, artistes et scientifiques. Les résidents ne sont pas accueillis dans un lieu unique, mais peuvent choisir de séjourner dans plus de dix villes partout aux États-Unis comme à New-York, Atlanta, Los Angeles ou la Nouvelle-Orléans. La Villa Albertine développe également une quinzaine de programmes professionnels, couvrant les principaux champs de la culture et des industries créatives, et anime de nombreux festivals, cycles réguliers et événements ponctuels. 

Pour cet article, nous avons eu la chance d’interviewer deux des quatre personnalités sélectionnées pour résider un mois à Marfa, au Texas. Bien que cette petite ville située dans le désert du Chihuahua ne compte que 2 000 habitants, elle a été consacrée, dans les années 1970 avec l’arrivée du plasticien Donald Judd, capitale de l’art minimaliste au Texas. Avant de devenir une aire de jeu pour de nombreux artistes et hippies américains, la ville a été successivement traversée par les peuples Jumano, Comanche et Apache du XVe au XIXe siècle. Marfa, telle que nous la connaissons aujourd’hui, fut fondée dans les années 1880, au cours de la période des grands chantiers d’infrastructures et de l’expansion des voies de chemins de fer vers l’ouest américain. La ville était une « station d’eau »  pour les trains à vapeurs qui s’arrêtaient pour réapprovisionner leur chaudière. La croissance exponentielle du début du siècle ralentit fortement après la seconde guerre mondiale en raison d’un assèchement des ressources en eau et de l’appauvrissement des cultures. L’achat de nombreuses propriétés cet terrains par Donald Judd dans les années 1970 et la création de la Chinati Foundation transforma et redynamisa la ville endormie. Aujourd’hui, les visiteurs déambulent dans les nombreuses galeries et admirent, le soir venu, les magnifiques cieux étoilés.

Vanessa Del Campo, ingénieure en aérospatiale et cinéaste, ainsi que Jean-Philippe Uzan, astrophysicien et directeur de recherche au CNRS, ont accepté de revenir pour Forbes sur leur résidence d’un mois à Marfa, aux côtés de Léa Bismuth, autrice et commissaire d’exposition et Elisabeth Hong, artiste et designer. Au cours de ces deux entretiens, ils ont partagé leurs projets en cours, livré leurs questionnements et dépeint leurs quêtes éthique et esthétique. Au prisme du thème de leur résidence sur le renouveau de l’imaginaire spatial, ils s’interrogent sur qui nous sommes, d’où nous venons et comment nous souhaitons faire société ensemble. 

***

 

Portrait de Vanessa del Campo
Portrait de Vanessa Del Campo, résidente de la Villa Albertine à Marfa en 2022 (Crédit : Gilles Desmet)

 

Vanessa Del Campo a étudié l’ingénierie aérospatiale et enseigné pendant plus de dix ans à l’université polytechnique de Catalogne, avant de se consacrer à sa deuxième passion : la cinématographie. Bien qu’elle ait toujours cultivé son amour pour le récit et la fiction en parallèle de ces activités scientifiques, elle a décidé de reprendre ses études et d’étudier le cinéma. Sa fascination pour le Cosmos ne l’a pas quittée et elle s’en inspire dans ses films. 

(Entretien traduit de l’anglais)

 

Comment avez-vous entendu parler de la Villa Albertine ? 

Vanessa Del Campo : je suis ingénieure de formation et enseignante en aérospatiale, mais j’ai toujours aimé le cinéma. Il y a quelques années, j’ai décidé de changer d’orientation. J’ai repris mes études, obtenu mon master en cinématographie, et désormais, je poursuis mon second doctorat, cette fois-ci en Arts, au Royal Institute for Theatre, Cinema and Sound (RITCS) à Bruxelles, en Belgique. Pour mon film de soutenance, j’ai travaillé avec la cinéaste Yaël André et elle m’a parlé de cet appel à projets pour la Villa Albertine. Le thème correspondait parfaitement à mon sujet de recherche et représentait une formidable opportunité de réfléchir en groupe à l’imaginaire associé à l’Espace, à nos représentations et récits. Je travaille sur ces mêmes questions dans mon film, où je m’interroge sur notre relation au Cosmos, et en creux à notre relation à la Terre et à notre propre identité. L’Espace est pour moi un miroir de nos existences. 

 

Pouvez-vous nous en dire plus sur le film que vous préparez ? 

Vanessa Del Campo : Oui, il s’agit d’un essai cinématographique avec deux récits entremêlés. Le premier est un journal intime : je suis à une période de ma vie où je m’interroge sur la maternité et la relation mère-enfant. Je me sers de l’imaginaire de la Lune, qui a souvent été associé à la femme, pour aborder ces questions d’un point de vue féminin. Le deuxième a pour point de départ l’alunissage chinois sur la face cachée de la Lune en 2019 ce que personne n’avait jamais fait auparavant. Certains astronomes ont proposé d’installer des radiotélescopes à basse fréquence sur cette partie de la Lune, pour pouvoir en apprendre davantage sur l’origine de l’univers. 

A travers ce film et ces différents fils narratifs, je me demande s’il y a un changement de paradigmes dans notre rapport à la Lune et je m’interroge plus généralement sur les origines de l’Univers, de la Terre, mais aussi sur mes propres origines. 

 

Vous êtes dans votre quatrième semaine de résidence, quel est votre retour d’expérience jusqu’à présent ?

Vanessa del Campo : La résidence a été très enrichissante. Elle m’a permis de mettre en perspective de nombreuses questions que je me pose sur la conquête spatiale, comme la nécessité ou non des missions habitées et l’ambiguïté entre la science et le capitalisme : souhaitons-nous en apprendre plus sur l’univers ou voulons-nous seulement trouver et exploiter de nouvelles matières premières ? Un autre aspect, qui a occupé nombreux de nos échanges entre résidents, est le traitement que notre société fait de l’exploration spatiale et les récits dominants qu’elle véhicule. Pour l’instant, l’Espace renvoie principalement à ces missions héroïques comme l’alunissage de la mission Apollo en 1969. J’ai souvent demandé à mes proches et parents leurs souvenirs du premier pas sur la Lune. A l‘époque dans le village de ma mère, il n’y avait pas de télévision et dans certaines maisons, pas d’eau courante. Ce décalage entre prouesse technique et réalité de nombre des contemporains fait réfléchir, d’autant plus aujourd’hui, à l’heure où nous voulons retourner sur la Lune. 

 


Vanessa del Campo : Faire un film est pour moi un moyen de poser une ou plusieurs questions. Je ne veux pas faire un film si je connais déjà la réponse.


 

 

Quel a été votre programme durant ce mois de résidence ?

Nous avions près de quatre demi-journées d’échange par semaine. Chaque jour un des résidents préparait une présentation portant sur notre thème principal et fil conducteur : l’imaginaire spatial. Nous avons aussi profité de notre présence dans la région pour visiter de nombreux sites comme l’observatoire astronomique McDonald situé à Fort Davis, la mine abandonnée de Mariscal au sein de Big Bend National Park, la Dixon Water Foundation qui réinvente les procédés d’élevage bovin pour limiter leur impact sur les sols et les réserves en eau ou encore la White Shaman Preserve, qui abrite une fresque pariétale du peuple du Lower Pecos, datant de plus de quatre milliers d’années et représentant leurs visions cosmogoniques. Je me suis servie de ma caméra comme d’un carnet de notes et je pense peut-être revenir pour mon film, afin de développer certaines idées et inspirations que j’ai eues pendant la résidence. Le plus important était de pouvoir échanger et débriefer avec les autres résidents après nos visites sur ce que nous avions vu ensemble. 

 

Visite de nuit au McDonald Observatory à Fort Davis au Texas (Crédit : Vanessa del Campo)
Visite de nuit au McDonald Observatory à Fort Davis au Texas (Crédit : Vanessa del Campo)

 

Comment avez-vous utilisé cette résidence collective pour nourrir votre processus créatif ?

La résidence est un moyen pour moi de travailler sur les questions fondamentales de ma recherche et d’attaquer les angles morts de ma réflexion. En venant à Marfa, je ne souhaitais pas m’enfermer dans une bulle pour créer, mais je désirais rencontrer de nouvelles personnes et m’ouvrir à de nouvelles perspectives. Je voulais aussi me confronter à la réalité des personnes vivant à Marfa et absorber le plus d’images possible. Quand je vais revenir chez moi, j’aurai beaucoup d’idées et de questions à traiter et c’est à ce moment là que je m’enfermerai dans mon cabinet de travail !

 

Quelle a été votre première réaction par rapport à Marfa et au Texas ? 

Vanessa del Campo : Marfa est une toute petite ville du Texas avec une grande activité culturelle et une population ouverte et bienveillante. Marfa est différente des autres villes aux alentours, et j’ai beaucoup aimé vivre ici quelques semaines. La ville est située à proximité de la frontière avec le Mexique et en tant qu’artiste, je ne peux m’empêcher de penser au concept de frontière et de migration. C’est un sujet palpable au quotidien, en raison des nombreuses patrouilles de la police des frontières ou même de la diversité de la population majoritairement d’origine latino-américaine, sauf dans le monde de l’art à Marfa où la diversité pourrait être renforcée. Je suis espagnole, pays dans lequel la migration est aussi très présente et en cela, je suis sensible au fait que de nombreuses personnes risquent leur vie pour traverser la frontière.

 

Au même titre que la science, la cinématographie vous permet-elle d’étancher votre curiosité et votre envie d’en savoir plus sur le monde? 

Vanessa del Campo : Oui, tout à fait, le cinéma est un outil dont je me sers pour en savoir plus sur le monde et moi-même. Faire un film est pour moi un moyen de poser une ou plusieurs questions. Je ne veux pas faire un film si je connais déjà la réponse. Vous l’aurez remarqué, j’aime m’interroger et cette résidence n’a fait qu’ajouter à ma liste de questions : Qu’est-ce que représente notre vie si fragile dans cet univers ? Pourquoi certains hommes sont-ils si enthousiasmés à l’idée de retourner sur la Lune ou poser le pied sur une autre planète ? Est-ce culturel ou inné ? Est-ce que l’on doit toujours aller plus loin ?… 

Même si le cinéma et la science sont deux moyens d’étancher ma curiosité et que la science se nourrit de l’art et réciproquement ; ils sont pour autant différents. Il n’y a pas de place aux émotions ou aux parcours personnels dans la science. J’avais besoin d’explorer plus en profondeur nos émotions et d’invoquer également les sciences sociales pour comprendre les ramifications personnelles, sociales et politiques de nos choix et de nos questionnements. Je me suis appuyée sur de nombreux travaux d’anthropologues comme celui de Tamara Álvarez. Elle étudie les pratiques politiques, technoscientifiques et juridiques qui visent à faire de la Lune, une nouvelle terre d’extraction de matières premières et de peuplement. Je pense que nous devons emprunter une autre voie, qui soit plus écologiste, éthique et juste. Nous devons nous demander quelles connaissances nous souhaitons approfondir, et comment ces connaissances peuvent nous aider à mieux comprendre notre système solaire et notre planète Terre pour mieux la protéger. Il faut aborder l’exploration spatiale sous tous les angles : scientifique, anthropologique, économique et géopolitique. Avec l’art, nous pouvons ensuite questionner notre rapport au Cosmos. 

 

 


****************************


 

 

Portrait de Jean-Philippe Uzan
Portrait de Jean-Philippe Uzan, résident de la Villa Albertine à Marfa en 2022 (Crédit: Marili Clark)

 

Jean-Philippe Uzan est directeur de recherche au CNRS, enseignant, et développe de nombreuses activités vers le grand public et le monde de l’art. Il a publié de nombreux ouvrages, comme L’harmonie secrète de l’univers (2017) ou Big-bang (2018) et deux livres pour le jeune public, La gravitation ou pourquoi tout tombe (2005), et Ici, l’univers (2017). Il s’implique dans l’association « Les P’tits cueilleurs d’étoiles » pour les enfants hospitalisés et l’aide à l’insertion des jeunes migrants et réfugiés par l’astronomie. Il est un des initiateurs du projet Sanctuary visant à déposer 10 disques de saphir sur la Lune. Sur scène, avec le metteur en scène Etienne Pommeret, il a créé le spectacle Kant (2004) et 5.Tera-nuits+1 (2019). En musique, il crée l’installation Vostok (2010) avec Eddie Ladoire et Joep van Lieshout, Formulaire, dire les formes, entendre les trajectoires, avec le compositeur Arnaud Petit et le réalisateur Alain Fleischer au Palais de Tokyo en 2017, et récemment les Hawking Songs, neuf mélodies pour soprano et piano, avec Fabien Waksman, dont trois ont été créées au festival Nouveaux Horizons d’Aix-en-Provence, novembre 2022.

 

Qu’est-ce qui a motivé votre candidature à la Villa Albertine ?

Jean-Philippe Uzan : c’est une longue histoire ! Je suis chercheur en physique théorique et en astrophysique depuis plus de vingt ans au CNRS et ce n’est pas le genre d’appel à projets auxquels nous répondons habituellement. Il se trouve que depuis plusieurs années, je développe de nombreuses activités pour essayer de partager avec le grand public la vision du monde que la science nous révèle. J’ai collaboré avec plusieurs artistes, écrit, mis en scène et joué des pièces de théâtre et écrit plusieurs livres. Au fil de ces expériences, je me suis rendu compte que la science pouvait paraître lointaine et inaccessible pour beaucoup d’entre nous et qu’il était important d’essayer de reconnecter nos concitoyens à leur environnement et à l’univers en recourant à leur imaginaire, en suscitant des émotions et en interrogeant notre façon d’être au monde. Quand nous remplaçons ce constat dans un contexte plus large qui est celui des crises majeures que nous traversons comme le réchauffement climatique, mais aussi, l’instrumentalisation politique de la science et les fake news, la question est alors de comprendre la valeur du savoir que produit la science et de se demander comment l’on pourrait parvenir à promouvoir une science citoyenne et articuler ce savoir avec des savoirs de natures différentes.

Il y a un très beau texte du plus grand astronome du XVIIème siècle, Johannes Kepler,[i] qui imagine un voyage sur la Lune pour faire connaître et diffuser sa thèse sur les mouvements de la Terre. Il choisit de sortir de la science et de passer par le détour de la fiction, parce qu’il ne pouvait pas en apporter la preuve tangible au plus grand nombre, ni en faire l’expérience. Il met ainsi en germe, chez ses lecteurs, l’idée que la Terre est en mouvement. A partir du moment où l’idée est posée, des personnes vont s’en emparer et c’est là où la science fait culture, qu’elle diffuse dans les esprits et dans l’art.

Avec la Villa Albertine et cette résidence collective, j’avais cette envie de partager, de croiser les regards et d’ouvrir des fenêtres de réflexion. L’Espace ne peut se réduire à une seule vision qu’elle soit philosophique, scientifique, artistique, poétique ou anthropologique. Il faut mêler toutes ces perspectives parce que le savoir scientifique, à lui seul, ne suffit pas. La science nous apprend des choses fabuleuses et souvent loin de notre sens commun sur la nature et son fonctionnement, mais nos décisions, elles, s’inscrivent dans un cadre plus large où s’appliquent des contraintes éthiques et politiques. D’où l’importance d’offrir une science citoyenne qui permette à chacun de comprendre le monde d’aujourd’hui et, en particulier, de voter en connaissance de cause.

 

Quel projet allez-vous mener dans le cadre de cette résidence ?

Jean-Philippe Uzan : J’ai le projet d’écrire un livre de fiction ancrée dans notre connaissance actuelle. La science-fiction est pour moi un exercice de prospective et d’éthique. Elle grossit le trait de certains éléments pour faire émerger de nouveaux champs de discussions et de réflexions, que l’on n’aurait pas pu avoir dans un cadre strictement scientifique. La science-fiction prend un point de vue extérieur à la manière des Lettres Persanes[ii]. Cet élan pour l’Espace depuis les années 1950-1960 est très marqué par la pensée américaine de la Nouvelle Frontière, avec toutes les dérives que l’on peut imaginer par rapport aux populations autochtones et aux ressources, et s’inscrit pleinement dans une idéologie capitaliste d’appropriation et de conquête. Aujourd’hui, le contexte humain, écologique et sociétal est tout autre et je veux comprendre ce que cette volonté de quitter la Terre pourrait changer dans nos vies, mais aussi de la façon de penser notre relation à l’espace au-delà de l’idée de conquête ou d’exploitation.

J’ai donc imaginé deux personnages : l’un qui est obligé de partir pour l’Espace et l’autre qui reste sur Terre. Ces deux personnages, qui ne sont peut-être que les deux faces d’une même personne déchirée, communiquent pour nous faire comprendre ce que celle restée sur Terre a perdu et ce qu’elle doit reconstruire dans un monde asséché, avec moins d’humains et de ressources. Celle qui est partie, quant à elle, doit apprendre à vivre dans un environnement hostile qui n’est pas adapté au corps humain. De ce point de départ, j’ai voulu creuser le concept de « dérive » utilisé dans plusieurs univers fictionnels comme Time Machine d’H.G. Wells[iii] avec les Elois et les Mortlocks. Ceux qui sont partis vont devoir retisser des liens, s’adapter, et perdre en humanité tout comme ceux qui sont restés sur une terre asséchée, afin de refonder une communauté. D’ailleurs, résider pendant un mois à Marfa, dans le désert, m’a donné de très belles images pour ce récit et a nourri ma réflexion grâce à de nombreuses rencontres.

 


Jean-Philippe Uzan : Cette résidence est importante pour moi, parce que je crois que notre devoir n’est pas seulement d’informer et d’expliquer, mais aussi de réenchanter.


 

Le point ultime est de se demander si ce miroir tendu entre ces deux humanités fictionnelles pouvait nous permettre de réfléchir sur nos identités, nos points communs et nos différences, de questionner l’altérité en introduisant une nouvelle branche humanoïde. Dans notre culture planétaire globalisée, pouvons-nous encore penser le commun et le différent ? Cet élan vers l’Espace, devons-nous le construire de manière sectaire comme le font les entreprises privées Space X ou Blue Origin ? Ou même, à son échelle, comme Donald Judd à Marfa, qui a posé sa marque sur un territoire qu’il pensait vide, parce que désertique, alors qu’il était en réalité aveugle à de nombreux aspects de la vie dans ce désert.

Comme l’a montré Philippe Descola[iv], la pensée scientifique occidentale est née du naturalisme, qui suppose que l’homme est extérieur à la nature, qu’il peut ainsi étudier et exploiter. Si l’on se réintéresse à la question de l’Espace et de l’exploration spatiale, faut-il dépasser les œillères de la pensée occidentale et trouver de nouveaux modes pour collaborer avec l’Espace, vivre dans cet Espace et nourrir cet Espace d’un nouvel imaginaire, plutôt que de continuer à se penser en dehors de la nature et de ne le penser qu’en terme de conquête et d’exploitation ?

 

La Lune et l'emblématique château d'eau de Marfa au Texas (Crédit : Jean-Philippe Uzan)
La Lune et l’emblématique château d’eau de Marfa au Texas (Crédit : Jean-Philippe Uzan)

 

Au-delà de notre rapport à la nature, faut-il également repenser notre rapport à l’innovation, particulièrement dans cette course effrénée vers Mars ?

Jean-Philippe Uzan : Dans notre société, l’innovation est considérée comme une valeur positive. Je dirais pour ma part qu’il y a urgence à inventer des processus pour ralentir l’innovation. Je suis un adepte de la low tech. Freeman Dyson[v], ancien professeur de physique théorique à Princeton, a une réflexion très pertinente sur le lien entre science et éthique : “Technology must be guided and driven by ethics if it is to do more than provide new toys for the rich”. (NDLR : Freeman Dyson, (1923-2020) « La technologie doit être guidée et mue par l’éthique, si elle veut faire plus que donner de nouveaux jouets aux riches »).

En tant que scientifique, je veux m’assurer que le savoir que je vais produire et partager avec mes concitoyens ne sera pas simplement utilisé pour faire des « jouets pour les riches », mais pour améliorer la vie du plus grand nombre. Il faut se demander pourquoi nous avons besoin de cette innovation technologique. Bien sûr, nous sommes constamment influencés par ceux qui nous vendent ces innovations technologiques et devons lutter contre l’imaginaire qu’ils nous imposent par la publicité et le cinéma. Il en découle un paradoxe : nous utilisons tous des outils que l’on ne comprend pas et qui, en particulier, créent de nouveaux imaginaires, mais qui nous font perdre une partie de notre imaginaire. C’est le cas des images astronomiques qui deviennent très médiatiques alors que leur contenu scientifique est souvent très complexe. Qui se rappelle de Mars décrit par Percival Lowell ou Camille Flammarion, de ces mondes de canaux et de vies aujourd’hui remplacés par les images de Curiosity, plus réalistes et plus arides ? Ces images trop parfaites nourrissent l’imaginaire mais réduisent aussi notre latitude à rêver. Comment concilier images de sciences et images d’art ? Si je ramasse une pierre, elle me raconte une histoire. Elle me dit que les atomes de silicium et de carbone qui la composent ont été synthétisés dans le cœur des étoiles et que cette pierre est l’aboutissement de toute une histoire cosmique de 13,8 milliards d’années. Son imperfection a le pouvoir de m’émerveiller tout autant que des clichés trop parfaits de notre système solaire ou de galaxies, comme récemment celles du James Webb.

On a besoin d’images de très haute qualité pour les études scientifiques. En astronomie les projets d’observation sont discutés par des comités scientifiques qui affinent leur définition en fonction des questions scientifiques que l’on veut résoudre. Leur conception et construction prennent des décennies, rien ne se décide du jour au lendemain. Cela requiert des années de travail et la mise en place d’un processus de distillation pour choisir le meilleur satellite. Avec la course pour la Lune et pour Mars, la compétition repart. Cette urgence et cet empressement fragilisent la démarche scientifique et la réflexion éthique qui permettent de dépasser la querelle d’égos, entre entreprises privées ou entre pays. Il devrait y avoir d’autres voies plus collaboratives, à la manière dont on fait de la recherche en petits groupes. La recherche scientifique a toujours été un exemple de collaboration dépassant les intérêts nationaux, pensons au Cern (1954) de Genève ou au Bureau International des Poids et Mesures (1875), première institution internationale et modèle pour la création de la Société des Nations (1920). Ce mode de travail itératif de prospective est long, mais il est nécessaire pour explorer le champ des possibles d’une même problématique. Une des questions qui se pose à moi aujourd’hui est de savoir si, face à notre désir de retourner collectivement dans l’Espace, il ne faudrait pas faire évoluer nos modèles politiques et nos façons de créer du commun. Quels rêves abandonner individuellement et comment transformer des élans individuels en une aventure humaine collective ?

 

La vulgarisation scientifique est-elle politique ?

Jean-Philippe Uzan : C’est une question difficile parce que le savoir scientifique est neutre, mais que la façon dont on le transmet n’est jamais neutre. En ce sens, la manière dont on vulgarise est politique. Les questions que l’on sème sont politiques. La vulgarisation touche également à l’éducation. Quels outils et quels rêves allons-nous transmettre aux générations futures ? Quant à l’imaginaire spatial, les jeunes générations doivent-elles avoir les mêmes images que leurs aïeux de 50 ou 60 ans ? Je suis radicalement convaincu que ma génération doit se mettre au service des générations futures. Quand on enseigne, on donne ; mais on peut également formater, limitant de fait les façons d’aborder certains problèmes. Il faut donc se confronter à d’autres points de vue : celui des étudiants, mais aussi celui d’autres professions comme des artistes ou des philosophes. Il faut aussi garder la curiosité vivante et la joie de comprendre. Dans mon enseignement, je souhaite aussi créer des espaces de liberté pour que nous puissions débattre de la nature du savoir et de son utilisation et surtout le contempler en dépassant les contraintes disciplinaires. Cela passe en particulier par l’utilisation de logiciels libres, d’une science ouverte et de mise à disposition du savoir comme un bien commun.

 

 Vous mentionnez dans votre biographie : « je préfère l’indiscipline à l’interdiscipline », pouvez-vous revenir sur ce trait d’humour ?

Jean-Philippe Uzan : C’est parti d’une plaisanterie, comme souvent ! Il y a quelque chose qui m’est insupportable, c’est la réduction d’un être à une fonction, celle de scientifique dans mon cas particulier. Je suis aussi un père, je joue de la musique, j’écris, je dessine… Nous avons tous plusieurs dimensions. Dans les années 2000, il y avait de nombreuses incitations à développer l’interdisciplinarité, comme une nécessité pour attaquer des problèmes à la marge, qui ne rentraient dans aucune case précise. A la fin du XIXème siècle, le monde universitaire s’est lentement fossilisé dans une représentation du savoir académique découpé en disciplines. Chaque discipline a sa propre communauté, son vocabulaire, ses questions, ses protocoles et financements. Cela a permis de faire de grandes avancées. Toutefois, certaines problématiques qui sont plus complexes, comme le réchauffement climatique, ne peuvent être traitées seulement comme une question de physique, de chimie, de biologie, de sociologie ou d’histoire. Il faut convoquer toutes ces disciplines à la fois, parce qu’elles contribuent toutes à la résolution de ce problème.

Jusqu’au XVIIème siècle, les penseurs embrassaient l’ensemble du savoir sans complexe. Aujourd’hui, on est docteur en physique ou en chimie et on se limite souvent dans l’exploration d’autres champs disciplinaires pour répondre à des questions à la marge. En ce sens, j’ai été très inspiré par le Manifeste cyborg de Donna Haraway[vi] et par la pensée féministe. L’indiscipline c’est penser au-delà des disciplines ; penser sans se mettre de barrières intellectuelles, avoir la liberté d’explorer, d’aborder les problèmes sans se restreindre et sans tomber pour autant dans le relativisme. La science n’est pas un dogme et ses théories ne sont pas éternelles. En tant que scientifiques, nous devons maitriser les théories actuelles à la perfection, mais aussi inspirer et donner l’envie de sortir du cadre et de créer. Sans cela, le regard s’uniformise.

 

Un mot de la fin ?  

Jean-Philippe Uzan : Je crois que le commandant Cousteau disait « On aime ce qui nous a émerveillé, et on protège ce que l’on aime ». Dans les laboratoires, on fait des découvertes, mais ce n’est pas là où l’on change vraiment le monde. Pour que ces découvertes changent en effet le monde, il faut qu’elles diffusent et fassent culture, qu’on se les approprie sans nécessairement les comprendre ; il faut que les découvertes séduisent. C’est pour cela que cette résidence est si importante pour moi, parce que je crois que notre devoir n’est pas seulement d’informer et d’expliquer, mais aussi de réenchanter. Il faut que les gens soient séduits par notre planète et qu’ils aiment cette nature, parce que le jour où ils les aimeront vraiment ils les protègeront. D’où l’importance d’inviter l’art et de l’hybrider avec la science pour créer de l’envie et de la joie. Même si les échéances face à nous sont extrêmement difficiles et parfois angoissantes, on ne doit pas rester passif ou abandonner. Le geste artistique nous définit en tant qu’être humain et c’est pour cela que je voulais dépasser le cadre strictement scientifique, parce qu’à lui seul il ne nous permet pas d’aller toucher toutes les personnes qu’il faut que l’on sensibilise.

 

*** 

L’appel à candidatures pour la saison 2024 de la Villa Albertine est ouvert jusqu’au 1er février 2023. Pour en savoir plus, rendez-vous sur le site de la Villa Albertine !

 

[i] CHRISTIANSON Gale E. Kepler’s Somnium: Science Fiction and the Renaissance Scientist, Science Fiction Studies 

[ii] MONTESQUIEU, Les Lettres persanes, (1721) 

[iii] WELLS H.G., The Time Machine (1895) 

[iv] DESCOLA Phillipe, Par-delà nature et culture, Gallimard 

[v] Pour en savoir plus sur Freeman Dyson

[vi] HARAWAY Donna, Manifeste Cyborg : Science, technologie et féminisme socialiste à la fin du XXe siècle, Mouvements, 2006 N°45-46 

 

 

Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook

Newsletter quotidienne Forbes

Recevez chaque matin l’essentiel de l’actualité business et entrepreneuriat.

Abonnez-vous au magazine papier

et découvrez chaque trimestre :

1 an, 4 numéros : 30 € TTC au lieu de 36 € TTC