L’entrepreneur en cryptomonnaies Justin Sun a acquis cette semaine l’œuvre Comedian de Maurizio Cattelan lors d’une vente aux enchères d’art contemporain organisée par Sotheby’s à New York. Décryptage des motivations derrière cet achat inattendu.
Une simple banane jaune fixée au mur avec du ruban adhésif a été adjugée pour 6,2 millions de dollars lors d’une vente aux enchères chez Sotheby’s mercredi. Si cette information vous laisse perplexe, c’est que vous saisissez l’essence même de l’œuvre. C’est précisément ce qu’a cherché à provoquer Maurizio Cattelan, l’artiste et provocateur derrière Comedian. Depuis longtemps, Cattelan s’est imposé comme un maître dans l’art de défier les conventions du monde de l’art. Qu’il s’agisse de ses toilettes en or (America) ou de ses animaux taxidermiques suspendus, son œuvre met autant l’accent sur la réaction qu’elle suscite que sur l’objet lui-même.
La véritable vedette de cette œuvre n’est pas la banane elle-même, mais vous et votre réaction. Car soyons honnêtes, depuis sa première présentation à Art Basel Miami Beach en 2019, Comedian a semé la frénésie dans le monde de l’art.
Enfant, j’observais ma mère négocier sur les marchés animés de Tunisie et du Maroc, où nous avons vécu. C’est là que j’ai compris une vérité simple : la valeur d’un objet se mesure à ce qu’une personne est prête à payer pour l’obtenir. Mais Comedian dépasse les simples lois de l’offre et de la demande. Sa véritable puissance réside dans sa capacité à nous confronter à la notion même de valeur, surtout dans le monde de l’art, où le sens et l’absurde cohabitent souvent sur le même mur.
Qu’est-ce qui distingue cette banane de celle qui noircit sur votre comptoir ? L’intention qui la porte. Une banane se transforme en œuvre d’art lorsqu’elle est fixée au mur dans des galeries prestigieuses comme Perrotin ou White Cube, sa valeur reposant non sur sa matière, mais sur le concept qu’elle incarne. Les acheteurs n’acquièrent pas un simple objet, mais une idée, ainsi que les droits de reproduire Comedian de Maurizio Cattelan en tant qu’œuvre authentique.
Cattelan a un jour affirmé : « Comedian n’était pas une blague ; c’était une réflexion sincère sur ce que nous valorisons. » Avec cette œuvre, il nous pousse à interroger notre propre conception de la valeur et du sens, en élevant de simples matériaux au rang d’art. Certes, c’est absurde, mais c’est aussi profondément significatif : une satire brillante qui pose une question essentielle — qu’est-ce qui fait qu’une chose devient de l’art ?
Cette question s’inscrit au cœur de la théorie subjective de la valeur, un principe économique élaboré à la fin du XIXe siècle et largement débattu depuis. Défendu par des pionniers comme Carl Menger, William Stanley Jevons et Léon Walras, ce principe affirme que la valeur d’un objet ne dépend ni du travail, ni du temps, ni des matériaux nécessaires à sa création, mais plutôt du contexte et de la perception. Une bouteille d’eau, vendue pour un dollar au magasin du coin, devient inestimable lorsqu’on se retrouve assoiffé au milieu du désert.
Comedian, vendu pour 120 000 dollars en 2019 et désormais acquis par l’entrepreneur en cryptomonnaies Justin Sun, illustre parfaitement la théorie subjective de la valeur, mettant en lumière le caractère souvent arbitraire de l’évaluation des œuvres d’art. La véritable valeur de Comedian réside dans le sens et les débats qu’il suscite — une caractéristique qui, bien qu’emblématique, n’est pas nouvelle dans l’histoire de l’art.
En 1917, Marcel Duchamp a transformé un simple urinoir en œuvre d’art avec Fountain, bousculant les frontières du monde artistique de son époque. De même, en 1961, Piero Manzoni a créé Artist’s Shit, une œuvre provocatrice composée de 90 boîtes censées contenir chacune 30 grammes d’excréments, questionnant les conventions artistiques. Plus récemment, Damien Hirst, avec son requin conservé dans du formol, et Banksy, avec sa peinture autodétruite, ont exploré les limites entre art et spectacle. Tout comme ces œuvres iconoclastes, Comedian ne se contente pas d’être scotché à un mur : il tourne en dérision les murs eux-mêmes.
En 1917, Marcel Duchamp a transformé un urinoir en porcelaine en œuvre d’art avec Fountain, défiant ainsi les limites traditionnelles du monde de l’art de l’époque. Artist’s Shit, l’œuvre anti-art de 1961 de l’artiste italien Piero Manzoni, cherchait à faire la même chose ; l’œuvre consistait en 90 boîtes de conserve, chacune étant apparemment remplie de 30 grammes d’excréments. Le requin dans le formol de Damien Hirst et la peinture autodétruite de Banksy ont tous deux testé les limites de l’art et du spectacle. À l’instar de ces œuvres, Comedian ne reste pas figé sur un mur : il en critique l’essence même avec ironie.
À l’image de ses prédécesseurs et contemporains qui ont marqué l’histoire de l’art par leur esprit de dissidence, la véritable force de Comedian ne réside pas dans ses matériaux insignifiants, mais dans les réactions qu’il provoque. Maurizio Cattelan en était pleinement conscient lorsqu’il a affirmé : « Je prends toujours le risque du ridicule, car si l’œuvre ne suscite aucune réaction, elle ne fonctionne pas. » Le succès de cette création repose entièrement sur sa réception : les soupirs, les rires, les débats qu’elle engendre.
Des œuvres comme Comedian agissent comme des miroirs des valeurs de notre société, oscillant entre le sérieux et le ridicule. Le monde de l’art, tout comme cette œuvre, évolue dans un équilibre précaire entre élitisme et absurdité, sens et non-sens. Alors, apprécions-nous Comedian pour ce qu’il dit de l’art ou pour ce qu’il dit de nous-mêmes ? Peut-être que, comme l’a affirmé Andy Warhol, « l’art, c’est tout ce que l’on peut se permettre ». Et si, finalement, nous avions nous-mêmes validé cette transgression des limites par ces artistes ?
En utilisant un simple fruit et du ruban adhésif comme médium, Comedian nous invite à interroger la fragilité des systèmes de valeur qui structurent le marché de l’art. Est-ce une satire du monde de l’art, une critique du public, ou peut-être les deux à la fois ?
Une contribution de Natalie Stoclet pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
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